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19/09/2024 | LUXEMBOURG | N°50951

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 19 septembre 2024, 50951


Tribunal administratif N° 50951 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50951 2e chambre Inscrit le 19 août 2024 Audience publique du 19 septembre 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50951 du rôle et déposée le 19 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. HELLAL, avo

cat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsie...

Tribunal administratif N° 50951 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50951 2e chambre Inscrit le 19 août 2024 Audience publique du 19 septembre 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50951 du rôle et déposée le 19 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. HELLAL, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Tunisie), de nationalité tunisienne, ayant été assigné à résidence à …, sise à L-…, élisant domicile en l’étude de son litismandataire, préqualifié, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 2 août 2024 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 2 septembre 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nour E. HELLAL et Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 16 septembre 2024.

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Le 8 novembre 2018, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une première demande de protection internationale au Luxembourg au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judicaire, section …, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg. La recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur … avait précédemment introduit de multiples demandes de protection internationale, à savoir en Italie, en Allemagne ainsi qu’aux Pays-Bas.

La demande de reprise en charge de l’intéressé adressée par les autorités 1luxembourgeoises aux autorités italiennes sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », fut tacitement acceptée par lesdites autorités en date du 7 décembre 2018 en vertu de l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

Par décision du 10 avril 2019, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, sur base de la considération que les autorités italiennes avaient accepté tacitement sa reprise en charge en date du 7 décembre 2018, informa Monsieur … de sa décision de le transférer vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Il ressort ensuite d’un rapport de la police grand-ducale daté du 3 mai 2019 et référencé sous le numéro …, que comme l’intéressé avait disparu de … depuis le 17 avril 2019, son transfert vers l’Italie ne put pas être exécuté.

Par décision du 29 décembre 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile décida de clôturer la demande de protection internationale de Monsieur … et prononça dans le chef de celui-ci un ordre de quitter le territoire dans un délai de 30 jours à compter du jour où la décision en question serait devenue définitive.

Il se dégage ensuite du dossier administratif qu’en date du 8 novembre 2023, Monsieur … introduisit une nouvelle demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg dans le cadre de laquelle il fut entendu le même jour par un agent du service de police judicaire, section …, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.

La recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla qu’après avoir quitté le Luxembourg, l’intéressé avait introduit deux nouvelles demandes de protection internationale aux Pays-Bas, à savoir les 14 mai 2019 et 20 juillet 2023.

Il ressort encore du dossier administratif que Monsieur … fit l’objet d’examens médicaux en date du 10 novembre 2023 lesquels ne révélèrent aucune anomalie relative à son pied droit.

En date du 13 novembre 2023, l’intéressé fut entendu par un agent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III.

Par courrier électronique du 23 novembre 2023, envoyé via la plateforme Dublinet, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités allemandes en vue de la reprise en charge de l’intéressé sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités le 27 novembre 2023 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

2Il se dégage ensuite de deux rapports dressés les 30 mars et 12 avril 2024 par la police grand-ducale, référencés sous les numéros … et …, qu’à ces deux dates, Monsieur … fut appréhendé par les forces de l’ordre luxembourgeoises pour vol respectivement pour tapage nocturne. A ces mêmes occasions, il s’avéra qu’il n’était pas en mesure de présenter des documents d’identité valables.

En date du 12 avril 2024, le ministre des Affaires intérieures, entretemps en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », chargea la police grand-ducale de procéder au signalement national de l’intéressé en vue de la notification d’une mesure de placement en rétention en son chef.

Par arrêté du 31 mai 2024, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre assigna celui-

ci à résidence à … jusqu’au 7 août 2024.

Par courrier du 31 mai 2024, les services du ministre demandèrent à la police grand-

ducale de procéder à l’annulation du signalement national du 12 avril 2024 dans le chef de l’intéressé.

Par courriel électronique du 4 juin 2024, envoyé via la plateforme Dublinet, les autorités allemandes informèrent les autorités luxembourgeoises du transfert de responsabilité vers ces dernières à compter du 27 mai 2024 et ce, en vertu d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») du 12 janvier 2023 référencé sous les numéros C-323/21, C-324/21, C-

325/21 du 12 janvier 2023.

Par courrier électronique du 5 juin 2024, envoyé via la plateforme Dublinet, les autorités luxembourgeoises envoyèrent aux autorités allemandes la preuve selon laquelle l’intéressé avait disparu en les informant que la responsabilité de l’Etat allemand était toujours acquise et que la date limite de responsabilité avait été prolongée jusqu’au 27 mai 2025.

En date du 11 juin 2024, les autorités luxembourgeoises renvoyèrent leur demande de reprise en charge aux autorités allemandes, demande à laquelle les autorités allemandes répondirent le même jour en y faisant droit.

Il se dégage ensuite du dossier administratif que Monsieur … disparut le 11 juin 2024 de … pour y réapparaître le 13 juin 2024.

Par décision du 2 août 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale au Luxembourg en date du 8 novembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1) d) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers 3l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 8 novembre 2023 et le rapport d'entretien DIII du 13 novembre 2023 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale du 8 novembre 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 8 novembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit plusieurs demandes de protection internationale sur le territoire des Etats membres, en Allemagne en date du 18 octobre 2017, aux Pays-Bas en date du 9 mars 2018, au Luxembourg en date du 8 novembre 2018 et à nouveau aux Pays-Bas en date des 14 mai 2019 et 20 juillet 2023.

Il ressort aussi de cette même consultation que vous avez fait l'objet d'une réadmission en Allemagne en date du 14 juillet 2023.

Lors de votre première demande de protection internationale au Luxembourg en date du 8 novembre 2018, la responsabilité de l'Italie pour l'examen de cette demande fut constatée, mais le transfert vers l'Italie n'a pas pu être exécuté parce que vous aviez disparu de votre structure d'hébergement depuis le 17 avril 2019.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable de votre deuxième demande de protection internationale introduite au Luxembourg, un entretien Dublin III a été mené en date du 13 novembre 2023.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 23 novembre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes le 27 novembre 2023, sur base de l'article 18(1)d du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

4Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 8 novembre 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit plusieurs demandes de protection internationale sur le territoire des Etats membres, en Allemagne en date du 18 octobre 2017, aux Pays-Bas en date du 9 mars 2018, au Luxembourg en date du 8 novembre 2018 et à nouveau aux Pays-Bas en date des 14 mai 2019 et 20 juillet 2023.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Luxembourg vers mai 2019 pour vous rendre aux Pays-Bas, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 15 mai 2019.

Lors de votre entretien DIII, vous avez déclaré être resté sur le territoire néerlandais de mai 2019 jusqu'à votre transfert dans le cadre d'une procédure Dublin vers l'Allemagne le 14 juillet 2023. En effet, il ressort de la consultation de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez fait l'objet d'une réadmission en Allemagne en date du 14 juillet 2023.

Cependant, vous déclarez que vous seriez resté moins d'un jour sur le territoire allemand après votre transfert et que vous vous seriez alors à nouveau rendu aux Pays-Bas, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 15 juillet 2023. Le 8 novembre 2023, vous auriez finalement quitté les Pays-Bas pour vous rendre au Luxembourg.

Vous seriez arrivé au Luxembourg en train le 7 novembre 2023.

Lors de ce même entretien DIII, vous avez déclaré que vous n'allez pas très bien et que vous auriez des médicaments à prendre dans le cadre d'un traitement médical. Vous avez remis une prescription électronique, selon laquelle votre médecin vous a prescrit une boite de Temesta 2.5 mg.

Vous remettez également un rapport médical d'une radiographie du pied droit du 15 novembre 2023, signalant comme résultat aucune anomalie, de sorte qu'il y a lieu de 5considérer que vous n'avez fourni aucun élément empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l'Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées. […] ».

Il ressort enfin du relevé journalier du Centre pénitentiaire d’Uerschterhaff du 5 août 2024 que l’intéressé fit l’objet d’une mesure de détention préventive pour vol qualifié suite à un mandat d’amener.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 19 août 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 2 août 2024, alors que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015, introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, prévoit dorénavant un recours en réformation, suspensif de plein droit, contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse.

6Il convient à cet égard de souligner que l’objet de la demande, consistant dans le résultat que le plaideur entend obtenir, est celui circonscrit dans le dispositif de la requête introductive d’instance, étant donné que les termes juridiques employés par un professionnel de la postulation sont à appliquer à la lettre, ce plus précisément concernant la nature du recours introduit, ainsi que son objet, tel que cerné à travers la requête introductive d’instance, le juge n’étant pas habilité à faire droit à des demandes qui n’y sont pas formulées sous peine de méconnaître l’interdiction de statuer ultra petita. En effet, comme l’indique avec pertinence sur ce point la Cour européenne des droits de l’Homme1, « On peut légitimement attendre d’un professionnel du droit qu’il soit particulièrement rigoureux dans la rédaction d’un recours, et en particulier dans le choix des mots qu’il emploie ».

L’introduction d’un recours en annulation dans une matière prévoyant un recours au fond n’est cependant pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours, alors qu’il est de jurisprudence constante que si, dans une matière dans laquelle la loi a institué un recours en réformation, le demandeur conclut à la seule annulation de la décision attaquée, le recours est néanmoins recevable dans la mesure où le demandeur se borne à invoquer des moyens de légalité et à condition d’observer les règles de procédure spéciales pouvant être prévues et les délais dans lesquels le recours doit être introduit2.

Le recours en annulation est partant recevable, ledit recours ayant été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur, tout en admettant avoir déposé une demande de protection internationale au Luxembourg, explique vivre en couple avec la dénommée … qui aurait un droit de séjour au Luxembourg et qui serait enceinte de leur enfant commun, circonstances de fait qui ne sembleraient pas avoir été prises en compte lors de la prise de la décision ministérielle litigieuse.

En droit, le demandeur invoque tout d’abord une violation de l’article 4 du règlement Dublin III en ce qu’il ne serait pas démontré qu’il s’est vu remettre, dans une langue qu’il comprend et par écrit, des brochures l’informant de la mise en œuvre dudit règlement et ce, conformément aux exigences découlant de celui-ci.

Ensuite, il invoque la violation de l’article 8, paragraphe (1) de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »), en faisant valoir qu’il serait trop restrictif de limiter la vie privée à un « cercle intime » dans lequel chacun pourrait mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement « le monde extérieur à ce cercle ».

Il insiste sur le fait que l’article 8 de la CEDH protègerait le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflèterait un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article en question. Comme le droit ainsi protégé, en ce qu’il engloberait celui « pour tout individu d’aller vers les autres afin de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur », devrait s’analyser en un droit à une « vie privée sociale », il pourrait, dans certaines circonstances, s’étendre même aux activités professionnelles.

1 CourEDH, 15 janvier 2009, Quillard c/ France, req. n° 24488/0.

2 Trib. adm., 3 mars 1997, n° 9693 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 2, et les autres références y citées.

7Le demandeur explique se prévaloir « de façon sincère, de son projet de mariage, avec la contribution active de sa compagne » qui attesterait de la véracité de leur union. Il précise résider sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, tout en insistant sur le fait que même si, en sa qualité de demandeur de protection internationale, il y vivrait dans une situation extrêmement précaire, il n’en resterait pas moins qu’il y vivrait en couple avec la dénommée … qui disposerait d’un titre de séjour luxembourgeois.

Au vu de ces considérations, il devrait être admis qu’il existerait bien une vie privée et familiale entre lui et sa compagne qui devrait bénéficier de la protection prévue à l’article 8, paragraphe (1) de la CEDH. Ce constat s’imposerait d’autant plus que le demandeur et sa compagne auraient entamé les démarches nécessaires en vue de se marier.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour reprendre en charge le demandeur, prévoit que : « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Il suit de cette disposition que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de reprendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où le ressortissant de pays tiers ou l’apatride concerné a vu rejeter sa demande de protection internationale et a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas traiter sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait l’Allemagne dont les autorités ont accepté sa reprise en charge le 11 juin 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

8 Il convient ensuite de relever que le demandeur soutient, en substance, que la décision ministérielle litigieuse serait intervenue en violation de l’article 4 du règlement Dublin III, respectivement que son transfert en Allemagne serait contraire à l’article 8 de la CEDH.

En ce qui concerne, tout d’abord, le moyen du demandeur tiré d’une violation de l’article 4 du règlement Dublin III, en ce qu’il ne serait pas démontré qu’il aurait reçu « des brochures l’informant de la mise en œuvre du règlement Dublin III », le tribunal relève que ledit article, intitulé « Droit à l’information », prévoit que « 1. Dès qu’une demande de protection internationale est introduite au sens de l’article 20, paragraphe 2, dans un Etat membre, ses autorités compétentes informent le demandeur de l’application du présent règlement, et notamment :

a) des objectifs du présent règlement et des conséquences de la présentation d’une autre demande dans un Etat membre différent […] ;

b) des critères de détermination de l’Etat membre responsable, de la hiérarchie de ces critères au cours des différentes étapes de la procédure et de leur durée, […] ;

c) de l’entretien individuel en vertu de l’article 5 et de la possibilité de fournir des informations sur la présence de membres de la famille, de proches ou de tout autre parent dans les Etats membres, […] ;

d) de la possibilité de contester une décision de transfert et, le cas échéant, de demander une suspension du transfert ;

e) du fait que les autorités compétentes des Etats membres peuvent échanger des données le concernant aux seules fins d’exécuter leurs obligations découlant du présent règlement ;

f) de l’existence du droit d’accès aux données le concernant et du droit de demander que ces données soient rectifiées […], ainsi que des procédures à suivre pour exercer ces droits […].

2. Les informations visées au paragraphe 1 sont données par écrit, dans une langue que le demandeur comprend ou dont on peut raisonnablement supposer qu’il la comprend.

Les Etats membres utilisent la brochure commune rédigée à cet effet en vertu du paragraphe 3.

Si c’est nécessaire à la bonne compréhension du demandeur, les informations lui sont également communiquées oralement, par exemple lors de l’entretien individuel visé à l’article 5. […] ».

En l’espèce, il se dégage du dossier administratif que lors de l’introduction de sa deuxième demande de protection internationale en date du 8 novembre 2023, le demandeur a indiqué que sa langue maternelle était l’arabe. Ensuite, il ressort sans équivoque d’un document daté au 8 novembre 2023, signé par le demandeur, qu’à cette même date, l’intéressé « […] a reçu en mains propres et a pris connaissance […] » d’une « Brochure d’informations pour demandeurs de protection internationale en langue arabe », ainsi que d’une « Brochure d’informations sur le règlement Dublin pour les demandeurs d’une protection internationale « Partie A » en langue arabe », tandis qu’il se dégage d’un document daté au 13 novembre 2023, également signé par le demandeur, qu’à cette même date, l’intéressé « […] a reçu en mains propres et a pris connaissance […] » d’une « Brochure d’informations Dublin partie B en langue arabe ».

9Dans la mesure où, par ailleurs, le demandeur a confirmé lui-même lors de son entretien Dublin III en date du 13 novembre 2023, sur question afférente de l’agent chargé de l’entretien, qu’il avait non seulement reçu, mais aussi compris la brochure d’information lui remise3, le moyen tenant à une violation de l’article 4 du règlement Dublin III est à rejeter pour manquer de fondement.

Concernant ensuite le moyen ayant trait à une violation, par la décision ministérielle litigieuse, de l’article 8 de la CEDH, suivant lequel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. […] », en raison du fait qu’un transfert vers l’Allemagne serait constitutif d’une violation de son droit à une vie privée et familiale avec sa compagne, la dénommée …, qui attendrait un enfant de lui, le tribunal se doit de relever que si l’article 8 de la CEDH garantit certes non seulement le respect de la vie familiale préexistante avant l’entrée sur le territoire luxembourgeois de deux personnes formant un couple, mais également la vie familiale créée au Luxembourg, il n’en reste pas moins que dans ce dernier cas de figure, il faut que la vie familiale ainsi créée ait un caractère effectif et ait perduré pendant une période prolongée au cours de laquelle les deux personnes ont vécu une relation réelle et suffisamment étroite permettant de conclure à une vie familiale effective devant bénéficier de la protection prévue à l’article 8, paragraphe (1) de la CEDH4.

En l’espèce, si le demandeur fait état d’un projet de mariage avec sa prétendue compagne qui serait enceinte de lui, il convient toutefois tout d’abord de constater que dans la mesure où c’est pour la première fois dans le cadre du recours sous analyse qu’il fait état de sa prétendue relation de couple avec Madame …, aucun reproche ne saurait être fait au ministre pour ne pas en avoir tenu compte au moment de la prise de la décision actuellement litigieuse.

Il y a ensuite lieu de relever que ni la réalité de cette relation ni l’existence d’une vie familiale stable et effective au Luxembourg ne se dégagent d’un quelconque élément concret et suffisamment tangible du dossier. La simple déclaration, sans autres précisions, de Madame … suivant laquelle elle serait en ménage avec le demandeur, respectivement qu’elle mènerait une vie familiale et privée avec lui et qu’elle serait enceinte de leur premier enfant n’est en tout état de cause pas suffisante. Ce constat s’impose d’autant plus qu’outre le fait que le demandeur admet lui-même dans le cadre du présent recours, sans donner plus de précisions à ce sujet, que la relation en question serait « de date récente », l’existence d’une vie de couple n’est, par ailleurs, aucunement documentée.

Il s’ensuit que le demandeur reste en défaut d’établir à suffisance de droit que sa relation avec la dénommée … serait de nature à devoir être protégée par l’article 8 de la CEDH, de sorte qu’il laisse de démontrer qu’au regard notamment de sa situation individuelle, le ministre aurait violé l’article 8 de la CEDH, étant, par ailleurs, relevé que dans la mesure où l’article 8 de la CEDH ne confère pas directement aux étrangers un droit de séjour dans un pays précis, le demandeur n’établit pas qu’il ne pourrait pas poursuivre sa relation, respectivement se marier avec la dénommée … en Allemagne.

Compte tenu des développements faits ci-avant, le moyen tiré d’une violation de l’article 8 de la CEDH est à rejeter.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.

3 Page 2 du rapport d’entretien Dublin III.

4 Trib. adm., 29 mai 2017, n° 37883 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n°491 et les autres références y citées.

10Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, premier juge, et lu à l’audience publique du 19 septembre 2024 par le vice-président en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 septembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 50951
Date de la décision : 19/09/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 05/10/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-09-19;50951 ?

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