Tribunal administratif N° 50985 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50985 5e chambre Inscrit le 26 août 2024 Audience publique du 20 septembre 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50985 du rôle et déposée le 26 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Erythrée) et être de nationalité érythréenne, ayant été assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer et ayant élu domicile en l’étude de son litismandataire, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « Ministère de l’Immigration et de l’Asile », datée du 9 août 2024 de le transférer vers la Pologne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 5 septembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN en sa plaidoirie à l’audience publique du 18 septembre 2024, Maître Michel KARP ne s’étant ni présenté, ni excusé.
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Le 18 juillet 2024, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Une comparaison des empreintes digitales de Monsieur … avec la base de données EURODAC effectuée le même jour révéla qu’il avait précédemment introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 15 juin 2024.
Le 22 juillet 2024, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertudu règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 26 juillet 2024, l’autorité ministérielle luxembourgeoise adressa aux autorités polonaises une demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.
En date du 31 juillet 2024, les autorités polonaises acceptèrent la demande de reprise en charge de Monsieur … en vertu de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III.
Par arrêté du 7 août 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, Monsieur … fit l’objet d’une assignation à résidence à la SHUK.
Par décision datée au 9 août 2024, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le 12 août 2024, le ministre des Affaires intérieures, désigné ci-après par « le ministre », informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Pologne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 18 juillet 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1) c) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 18 juillet 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 22 juillet 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 18 juillet 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 15 juin 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 22 juillet 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du 2 règlement DIII a été adressée aux autorités polonaises en date du 26 juillet 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités polonaises en date du 31 juillet 2024, conformément à l'article 18(1)c du règlement DIII.
2.
Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'Immigration rend une décision de transfert après que l'État requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point c) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l'apatride qui a retiré sa demande en cours d'examen et qui a présenté une demande dans un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3.
Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 18 juillet 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 15 juin 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Érythrée en août 2018 en direction du Soudan du Sud. Après environ cinq ans au Soudan du Sud, vous vous seriez rendu en Ouganda où vous auriez séjourné chez votre soeur. Vous auriez acheté un passeport érythréen falsifié contenant un visa pour la Russie. Vous auriez pris l'avion de … pour vous rendre en Russie.
Vous auriez séjourné à … dans un hôtel pendant trois jours avant que les passeurs seraient venus vous chercher pour vous emmener de façon clandestine en Biélorussie. Vous auriez séjourné à … pendant sept mois avant de quitter la Biélorussie en direction de la Pologne. Vous auriez réussi à traverser la frontière à pied, mais vous auriez été contrôlé par la police polonaise lorsque vous vous seriez dirigé vers la ville …. Selon vos déclarations, vous auriez été forcé de donner vos empreintes digitales. Vous auriez passé environ dix jours en Pologne 3 avant de partir pour l'Allemagne et de séjourner environ vingt jours chez un ami à … Vous auriez quitté l'Allemagne en train pour vous rendre au Luxembourg où, selon vos déclarations, vous seriez arrivé le 13 juillet 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 22 juillet 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la Pologne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Pologne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Pologne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Pologne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Pologne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires polonaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Pologne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
4 Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Pologne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Pologne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Pologne en informant les autorités polonaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités polonaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 26 août 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 9 août 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre la décision ministérielle litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre celle-ci, lequel recours est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose d’abord les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée.
En droit, il conclut tout d’abord à une violation de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par le règlement grand-
ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désigné par « laConvention de Genève », en ce que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-
refoulement.
A cet égard, il souligne que la Pologne aurait adopté une loi en octobre 2021 par laquelle les gardes-frontières auraient le pouvoir de rejeter les demandes de protection internationale sans examen préalable et d’expulser des personnes du territoire sans mettre à leur disposition des moyens efficaces de contester une décision négative.
Plus particulièrement, il se prévaut d’une déclaration publique d’Amnesty International du 11 avril 2022, intitulé « Pologne. Sur d’autres frontières, la cruauté l’emporte sur la compassion », faisant état notamment d’un jugement du tribunal de district de … ayant statué que les renvois forcés vers le Belarus de trois demandeurs de protection internationale de nationalité afghane par les gardes-frontières polonais étaient illégaux et injustifiés.
Il ajoute qu’il se dégagerait de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », et de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », que la Cour constitutionnelle et la Cour suprême polonaises n’auraient pas respecté les critères indispensables au regard du droit à un procès équitable. La Commission européenne aurait par ailleurs engagé en décembre 2021 une procédure d’infraction contre la Pologne suite à un arrêt rendu en octobre 2021 par la Cour constitutionnelle polonaise qui aurait retenu que l’article 6 de la CEDH serait incompatible avec la Constitution polonaise.
Il met encore en exergue qu’en octobre 2021, la CJUE aurait condamné la Pologne à payer une astreinte quotidienne d’un million d’euros pour le non-respect d’un précédent arrêt de la CJUE, visant à garantir l’indépendance des juges polonais et ayant ordonné, le 14 juillet de la même année, la cessation immédiate des activités de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise perçue par les juges de la CJUE comme un instrument de contrôle politique.
Suite à une requête du Premier ministre polonais du début du mois d’octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais aurait par ailleurs rendu une décision selon laquelle certains articles des traités européens seraient incompatibles avec la Constitution nationale polonaise, rejetant ainsi la nature contraignante du droit européen, la primauté du droit de l’UE sur le droit national et le respect des décisions de la CJUE.
Quant à la présomption de respect des obligations tirées du droit international public, en particulier du principe de non-refoulement et du principe interdisant les traitements inhumains et dégradants, le demandeur fait valoir que dans sa fiche d’information de février 2022 sur la Pologne, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR », préciserait qu’il militerait contre les refoulements des demandeurs d’asile par la Pologne et demanderait à la Pologne de garantir l’accès des demandeurs d’asile à son territoire et aux procédures d’asile. L’UNHCR s’inquièterait aussi de la nouvelle loi polonaise sur la protection des étrangers qui limiterait encore l’accès des demandeurs d’asile à son territoire, en particulier pour les arrivées irrégulières. Le demandeur met encore en exergue que l’UNHCR préciserait que suite à sa visite du 12 au 25 juillet 2022 aux zones frontalières de la Pologne et de la Biélorussie, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits humains des migrants aurait appelé le jeudi 28 juillet 2022, la Pologne et la Biélorussie à mettre fin aux refoulements des réfugiés souhaitant traverser la frontière.
Le demandeur reproche ensuite au ministre qu’il aurait pris sa décision sans prendre enconsidération les arrêts et les ordonnances de la CJUE, les arrêts de la CourEDH, ainsi que les demandes de mesures provisoires de la Commission européenne ou encore les différentes réclamations et incitations de l’UNHCR qui condamneraient le non-respect par la Pologne de ses obligations de droit international public et de droit de l’Union européenne.
Il précise encore que la Pologne aurait durci sa politique migratoire en votant en juillet 2024 une loi autorisant les gardes-frontières, les soldats et les policiers à utiliser leurs armes contre les migrants qui tenteraient de franchir la frontière avec la Biélorussie.
Le demandeur donne également à considérer que le ministre aurait décidé de les transférer vers la Pologne sans s’assurer qu’il serait logé dans des conditions acceptables, voire que sa demande de protection internationale serait traitée dans le respect du droit de l’Union européenne, tout en précisant que les autorités polonaises ne respecteraient même pas l’indépendance de leurs propres juges.
Il invoque ensuite une violation de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et « des droits » inscrits dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après désignée par « la CEDH », au motif que les autorités polonaises procèderaient à son éloignement vers la Biélorussie ou le renverrait vers son pays d’origine.
Finalement, le demandeur, tout en admettant que les autorités luxembourgeoises ne sont pas compétentes en premier ressort du traitement de la demande, fait valoir que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Il conclut partant à la réformation de la décision du 9 août 2024 en ce sens que le Grand-
Duché de Luxembourg devrait être déclaré compétent pour le traitement de sa demande de protection internationale. Subsidiairement, il demande à voir appliquer la clause de souveraineté.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Appréciation du tribunal En ce qui concerne la procédure de détermination de l’Etat membre responsable du traitement d’une demande de protection internationale, il y a tout d’abord lieu de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner lademande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités polonaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que Monsieur … a déposé une demande de protection internationale en Pologne en date du 15 juin 2024 et que les autorités polonaises ont accepté de le reprendre en charge le 31 juillet 2024 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la Pologne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Pour autant qu’à travers ses développements, le demandeur ait entendu contester la compétence de principe de l’Etat polonais, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois en faisant valoir qu’il n’aurait pas déposé de demande de protection internationale en Pologne où il aurait seulement été obligé de donner ses empreintes digitales1, force est de constater qu’il ressort des éléments du dossier administratif, et plus précisément de l’extrait de la base de données EURODAC que, contrairement à ses affirmations, le demandeur a bien déposé une demande de protection internationale en Pologne en date du 15 juin 2024, ce qui a d’ailleurs amené les autorités luxembourgeoises à demander sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III. Il suit de ce qui précède que le moyen du demandeur tenant à affirmer qu’il se serait limité à donner ses empreintes digitales en Pologne sans y déposer de demande de protection internationale est à rejeter.
Force est ensuite de constater que le demandeur avance en substance la situation générale en Pologne et que son transfert serait contraire au principe de non-refoulement inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève - article non expressément invoqué par le demandeur -, à l’article 4 de la Charte, ainsi qu’à l’article 17 du règlement Dublin III.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, non expressément invoqué par le demandeur, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat 1 Page 5 du rapport d’entretien en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 22 juillet 2024: « Est-ce que vous avez introduit une demande de protection internationale […] [en Pologne]? Non. Pour quelles raisons n'y avez-vous pas déposé de demande de protection internationale ? Agent: Bitte erklären Sie mir den Asylantrag vom 15/06/2024 in …, Polen: Ich wollte keinen Fingerabdruck abgegeben aber die polnische Polizei hat mir meine Fingerabrücke mit Gewalt abgenommen. Nach dem Fingerabrücken habe Sie mich in einem Camp gebracht. Aber als wir bei der Polizei waren hatten wir einen Dolmetscher per Telefon. ».membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne tout d’abord la situation générale en Pologne ainsi que la situation personnelle du demandeur, et pour autant que le demandeur a entendu conclure à une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.
Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
A cet égard, le tribunal relève que la Pologne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le 2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême 3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n°34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, il incombe au demandeur de fournir des éléments concrets permettant de retenir que la situation en Pologne, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Force est tout d’abord au tribunal de relever que tous les développements du demandeur concernant l’indépendance des juges polonais manquent de pertinence quant au litige sous examen, de sorte qu’ils sont à rejeter, dans la mesure où lesdits développements n’ont trait qu’aux mesures prises par le gouvernement polonais à l’égard de certains de ses juges nationaux sans viser ni directement ni indirectement le contentieux lié aux demandes de protection internationale introduites en Pologne.
Il en va de même de l’arrêt la Cour constitutionnelle polonaise du 24 novembre 2021, dans lequel cette dernière a conclu à une incompatibilité partielle de l’article 6 de la CEDH avec la Constitution de la Pologne, qui ne permet pas, à lui seul, de retenir que le système judiciaire polonais dans son ensemble serait défaillant à tel point que les demandeurs de protection internationale ne pourraient en tout état de cause pas bénéficier en Pologne d’un recours effectif contre des décisions ou des mesures affectant négativement leur situation.
Le tribunal relève ensuite que pour sous-tendre son affirmation selon laquelle il existerait en Pologne des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale entraînant pour elle un risque réel et avéré de subir des traitements contraires aux articles 3 CEDH et 4 de la Charte, le demandeur s’appuie notamment sur un rapport rendu par l’organisation non gouvernementale « Amnesty international » d’avril 2022, intitulé « Pologne. Sur d’autres frontières, la cruauté l’emporte sur la compassion », sur une fiche d’information de février 2022 sur la Pologne, publiée par l’UNHCR, intitulée « Poland Fact Sheet », sur un article de presse publié sur le site Internet « Anadolu Agency » le 28 juillet 2022, intitulé : « Un expert de l’ONU appelle la Pologne et la Biélorussie à mettre fin aux refoulements des demandeurs d’asile », sur un article de presse publié sur le site Internet « ouestfrance » le 15 juillet 2024, intitulé : « Pologne: à la frontière avec la Biélorussie, les règles d’ouverture du feu assouplies » et un article publié sur le site internet Infomigrants en date du 29 avril 2024, intitulé : « "Pour venir ici, il ne faut pas tenir à la vie" : la frontière polono-biélorusse, un "cauchemar" pour les migrants ».
S’il ressort certes des documents invoqués par le demandeur à l’appui de son recours que les autorités polonaises connaissent de sérieux problèmes quant à leur politique d’asile actuelle, dans la mesure où il est fait référence à la situation de certains demandeurs de protection internationale qui n’ont pas eu accès à la procédure d’asile, respectivement qui rencontrent des difficultés aux frontières polonaises en y faisant notamment l’objet de « pushbacks », ainsi qu’au fait que les autorités polonaises seraient autorisées depuis le vote d’une nouvelle loi en juillet 2024 « à tirer à balles réelles sur les migrants qui tentent de prendre d'assaut la frontière avec la Biélorussie […] en état de légitime défense ou « de manière préventive » lorsque la « vie, la santé et la liberté » des membres des forces de l'ordre sont menacées lors d'une « attaque illégale contre l'inviolabilité de la frontière de l'État », force est toutefois de constater - outre le fait que la majorité des rapports date de 2022, de sorte à se baser sur des informations qui ne reflètent plus nécessairement la situation telle qu’elle existe 11 Ibid., pt. 93.actuellement en Pologne -, d’une part, que le demandeur a pu introduire une demande de protection internationale en Pologne et qu’il a décidé de partir sans attendre l’issue réservée à sa demande et, d’autre part, que les actes y décrits concernent essentiellement des migrants ayant traversé la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, incidents dont il n’a toutefois lui-
même pas eu à connaître et dont il reste en défaut de démontrer qu’il risque d’y être confronté en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’il fera l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de sa reprise en charge par les autorités polonaises.
Le tribunal se doit encore de relever que si, certes, certaines des pratiques des autorités polonaises dénoncées dans lesdits documents invoqués sont condamnables, il n’en reste pas moins qu’au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, les documents en question ne sont pas suffisants pour permettre de retenir de manière générale l’existence, à l’heure actuelle, de défaillances systémiques en Pologne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par les articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH.
Il a par ailleurs été jugé par la CJUE12, que le fait que l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un ressortissant de pays tiers a procédé, à l’égard de ressortissants cherchant à présenter une demande de protection internationale à sa frontière, à des renvois sommaires ainsi qu’à des rétentions à ses postes-frontières ne fait pas obstacle par lui-même au transfert de ce ressortissant vers cet État membre.
Par ailleurs, le tribunal constate que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Pologne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Pologne de ressortissants érythréens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile polonaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3, paragraphe 2, alinéa 2 du règlement Dublin III et de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeur d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements 12 CJUE, 29 février 2024, C-392/22, X contre Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid.
européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.15 En l’espèce, il y a lieu de relever que le demandeur n’apporte pas d’éléments de nature à établir qu’il risquerait personnellement des mauvais traitements en cas de transfert en Pologne, de même qu’il n’apporte pas la preuve que, personnellement, ses droits n’y seront pas garantis, ni qu’il n’aurait aucune possibilité de les faire valoir, étant relevé que l’affirmation contenue dans le rapport relatif à son entretien Dublin III et selon laquelle « Weil ich das Land illegal verlassen habe, könnte ich verhaftet werden und weil es dort keine essen gibt, könnte ich verhungern »16, reste à l’état de pure allégation pour ne pas être sous-tendue ni étayée par un quelque élément probant.
Le demandeur n’a pas non plus avancé ni lors de l’entretien Dublin III ni dans le recours sous analyse des éléments suffisamment concrets et plausibles tenant à sa situation personnelle de nature à démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités polonaises avant de le transférer. Au contraire, il ressort du dossier administratif, et plus particulièrement du rapport d’entretien du 22 juillet 2024, que Monsieur … a indiqué avoir été logé dans un centre pour réfugiés durant son séjour en Pologne.
Il y a encore lieu de relever que le demandeur s’est limité à verser à l’appui de son recours un rapport d’imagerie médicale et deux ordonnances médicales, sans autres explications, mettant ainsi le tribunal dans l’impossibilité d’apprécier l’état de santé de l’intéressé, étant précisé que questionné sur son état de santé lors de l’entretien Dublin III mené le 22 juillet 2024, le demandeur a répondu être « momentan erkältet,, aber sonst bin ich in 13 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
16 Page 5 du rapport d’entretien en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 22 juillet 2024.guter Gesundheit.17».
A cela s’ajoute qu’il ne se dégage pas non plus des éléments soumis au tribunal que les autorités polonaises refuseraient de traiter la demande de protection internationale de Monsieur …, lesdites autorités ayant, au contraire, expressément accepté la reprise en charge du demandeur sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III. Il ne se dégage pas davantage des éléments de la cause que les autorités polonaises compétentes risqueraient de violer le droit du demandeur à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles risqueraient de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par lui dans son pays d’origine, le demandeur n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile n’y serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile polonais est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système d’accueil et d’aide polonais n’était pas conforme aux normes européennes.
En ce qui concerne le non-respect, par la Pologne, du principe de non-refoulement dont se prévaut encore le demandeur, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202318, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat membre, en l’occurrence la Pologne, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités polonaises. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à 17 Page 2 du rapport d’entretien en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III du 22 juillet 2024.
18 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays. Ce constat n’est pas ébranlé par les publications versées en cause. En effet, si celles-ci font état de cas de renvois de demandeurs de protection internationale à la frontière polonaise vers la Biélorussie, il n’en reste pas moins que, tel que relevé ci-avant, ces publications concernent essentiellement la situation de migrants franchissant la frontière terrestre entre la Pologne et la Biélorussie et non pas celle de personnes transférées en Pologne dans le cadre du règlement Dublin III, étant encore relevé que, pour ce qui est du demandeur, les autorités polonaises ont expressément accepté de le reprendre en charge.
De plus, si par impossible les autorités polonaises devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant, comme soutenu, en violation des articles précités, à supposer que l’intéressé soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour en Erythrée, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - le demandeur devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises compétentes en usant des voies de droit adéquates - de saisir la CEDH et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités polonaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Il ne se dégage dès lors pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le transfert du demandeur vers la Pologne l’exposerait à un risque réel et sérieux de faire l’objet d’un refoulement en violation de l’article 33 de la Convention de Genève.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que, compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé, en cas de transfert en Pologne, et nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques, à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement de faire l’objet d’un refoulement en violation de l’article 33 de la Convention de Genève. Ainsi, l’argumentation afférente est à rejeter dans son ensemble.
En ce qui concerne finalement la violation alléguée de l’article 17 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres19, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201720.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 19 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
20 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge21, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration22.
Or, étant donné que le tribunal vient de rejeter l’argumentation du demandeur ayant trait, d’une part, à l’existence en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, et, d’autre part, à un risque de retour forcé dans son pays d’origine, en violation du principe de non-refoulement, respectivement des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, et que c’est sur base de la même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté, il n’apparaît pas que le ministre, en ne faisant pas usage de la faculté lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, a commis une quelconque erreur susceptible d’être sanctionnée par l’annulation de sa décision, en ce qu’il aurait fait un mauvais usage d’un pouvoir discrétionnaire qui lui est offert au regard notamment de la situation individuelle du demandeur, celui-ci n’ayant plus particulièrement pas fait état d’un élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement Dublin III et qui aurait dû amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables du traitement de la demande de protection internationale de l’intéressé.
Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond le dit non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 20 septembre 2024 par :
21 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
22 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.Françoise EBERHARD, premier vice-président, Carine REINESCH, premier juge, Benoît HUPPERICH, premier juge, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Françoise EBERHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 20 septembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 17