Tribunal administratif N° 47571 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47571 4e chambre Inscrit le 16 juin 2022 Audience publique du 4 octobre 2024 Recours formé par Madame … et consort, …, contre trois décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 47571 du rôle et déposée le 16 juin 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Faisal QURAISHI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Soudan), agissant en son nom propre et au nom et pour le compte de sa fille mineure, …, née le … à … (Ethiopie), toutes les deux de nationalité érythréenne, demeurant ensemble à L-…, et de Monsieur …, déclarant être né en … et être de nationalité érythréenne, se trouvant actuellement au …, ainsi qu’au nom des enfants mineurs de Madame …, …, … et …, nés respectivement, selon le calendrier éthiopien, les …, … et …, à …, en Ethiopie, se trouvant tous actuellement dans un camp UNHCR au Soudan, tendant à la réformation, sinon à l’annulation 1) d’une décision du Ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 décembre 2021 portant rejet de la demande de regroupement familial en faveur de Monsieur … « et des 3 enfants des consorts … – …, …, … et … », 2) d’une « décision confirmative du Ministre de l’Immigration et de l’Asile du 15 mars 2022 sur recours gracieux du 6 mars 2022 », et 3) d’une décision confirmative du Ministre de l’Immigration et de l’Asile du 23 mars 2022 rendue sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 septembre 2022 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;
Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en sa plaidoirie à l’audience publique du 19 mars 2024.
En date du 7 mars 2019, Madame … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », en son nom ainsi qu’au nom et pour le compte de sa fille mineure, …, une demande de protection internationale sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
1Par décision du 14 mai 2019, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », accorda à Madame … et à sa fille le statut de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 13 mai 2026.
Par courrier de son litismandataire du 2 juillet 2021, Madame … fit introduire auprès du service compétent du ministère une demande de regroupement familial dans le chef de son compagnon, Monsieur …, dénommé ci-après « Monsieur … », et des enfants communs …, … et …, ainsi que dans le chef de sa cousine, Madame ….
Par courrier du 26 août 2021, le litismandataire de Madame … fit parvenir au ministre des pièces supplémentaires concernant la cousine de sa mandante et quant à Monsieur ….
Par décision du 13 décembre 2021, le ministre, d’une part, refusa de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de Monsieur … et dans celui de la cousine de Madame … et, d’autre part, sollicita la production de pièces supplémentaires concernant la demande de regroupement familial en faveur des enfants …, … et … …, cette décision étant formulée dans les termes suivants :
« (…) J'accuse bonne réception de vos courriers reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en dates du 6 juillet 2021 et du 27 août 2021.
I. Demande de regroupement familial en faveur de Monsieur … … Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, le bénéficiaire d'une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration. Or, Monsieur … et Madame … ne sont pas mariés et les conditions prévues par l'article précité ne sont par conséquent pas remplies.
Monsieur … ne remplit par ailleurs aucune condition qui lui permettrait de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L'autorisation de séjour lui est donc refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée.
La présente décision est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le Tribunal administratif. La requête doit être déposée par un avocat à la Cour dans un délai de 3 mois à partir de la notification de la présente décision.
II. Demande de regroupement familial en faveur des enfants de votre mandante Avant tout progrès en cause et sans préjudice du fait que toutes les conditions en vue de l'obtention d'une autorisation de séjour doivent être remplies au moment de la prise de 2décision, je vous prie de bien vouloir me faire parvenir les documents suivants qui n'étaient pas joints à la demande :
• La traduction des certificats de baptême des trois enfants indiquant leurs dates de naissance selon le calendrier grégorien ;
• Une copie de toutes les pages des passeports en cours de validité des trois enfants de votre mandante ;
• L'original ou une copie certifiée conforme d'un jugement de droit de garde octroyant la garde de ses enfants mineurs à votre mandante ou bien, en cas de garde partagée, une autorisation notariée du père des enfants par laquelle il donne son accord pour que ceux-ci puissent s'établir chez votre mandante au Luxembourg.
Si les documents ne sont pas rédigés dans les langues allemande, française ou anglaise, une traduction certifiée conforme par un traducteur assermenté doit être jointe.
Veuillez nous adresser les documents demandés en un seul envoi, conjointement avec la présente.
III. Demande de regroupement familial en faveur de la cousine de votre mandante Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, le regroupement familial de la cousine, n'est pas prévu à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration.
À titre subsidiaire, la cousine de votre mandante n'apporte pas de preuve qu'elle remplit les conditions exigées pour bénéficier d'une autorisation de séjour à d'autres fins dont les différentes catégories sont prévues par l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
Par conséquent, l'autorisation de séjour lui est refusée sur base des articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».
Par courrier du 31 janvier 2022, le litismandataire de Madame … fit parvenir au ministre des certificats de baptême non traduits des trois enfants visés par la demande de regroupement familial.
Par courrier du 11 février 2022, le ministre rappela son courrier du 13 décembre 2021 concernant les pièces supplémentaires demandées à Madame … relatives à ses enfants …, … et …, et notamment une traduction des certificats de baptême indiquant la date de naissance selon le calendrier grégorien desdits enfants, une copie de toutes les pages de leurs passeports en cours de validité, ainsi qu’un jugement conférant leur garde à la demanderesse, ou, à défaut, une autorisation notariée du père donnant son accord pour que leurs enfants communs puissent s’établir avec la demanderesse.
3Par courrier de son litismandataire du 8 mars 2022, Madame … informa le ministre de l’impossibilité dans son chef de lui faire parvenir les pièces sollicitées, tout en demandant l’octroi du regroupement familial nonobstant l’absence desdites pièces.
En date du même jour, Madame … fit encore introduire, par le biais de son litismandataire, un recours gracieux à l’encontre de la décision, précitée, du 13 décembre 2021, refusant le regroupement familial dans le chef de Monsieur ….
Par décision du 15 mars 2022, le ministre refusa l’octroi du regroupement familial en faveur des enfants …, … et …, cette décision étant libellée comme suit :
« (…) J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 8 mars 2022.
Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, en application de l'article 70, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 modifiée sur la libre circulation et l'immigration, l'entrée et le séjour sont autorisés aux enfants célibataires de moins de dix-huit ans du regroupant à condition d'en avoir le droit de garde et la charge.
Or, vu que votre mandante n'a pas le droit de garde de ses enfants, les conditions susmentionnées ne sont pas remplies.
À titre subsidiaire, les enfants …, … et … n'apportent pas de preuve qu'ils remplissent les conditions afin de pouvoir bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
Par conséquent et en application des articles 75, point 1. et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée, l'autorisation de séjour leur est refusée. (…) ».
Par courrier du 15.03.22, le litismandataire de la demanderesse fit parvenir au ministre une attestation manuscrite émanant de Monsieur … marquant son accord avec l’installation des enfants …, … et … avec leur mère au Luxembourg.
Par décision du 23 mars 2022, le ministre confirma encore son refus de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de Monsieur …, tout en l’informant qu’il serait disposé à considérer l’octroi, en faveur de l’intéressé, d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78, paragraphes (1) et (2) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, désignée ci-après par « la loi du 29 août 2008 », à condition pour la demanderesse de fournir les pièces justificatives requises pour l’octroi de cette autorisation de séjour, à savoir un engagement de prise en charge souscrit en faveur de Monsieur …, accompagné des trois dernière fiches de rémunération, la preuve d’un logement approprié et l’accord du propriétaire portant sur l’hébergement de Monsieur … dans ce logement, ainsi que l’original ou une copie certifiée conforme d’un extrait récent du casier judiciaire de ce dernier. Par ailleurs, le ministre informa la demanderesse, par le biais du même 4courrier, qu’il était disposé à accorder le regroupement familial en faveur de trois enfants …, … et …, à condition pour la demanderesse de lui faire parvenir l’original ou une copie certifiée conforme d’une décision de justice confiant leur garde à leur mère, ainsi que les documents officiels comportant leurs noms et leurs dates de naissance exactes. Cette décision est libellée comme suit :
« (…) J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 10 mars 2022.
En me référant à votre courrier du 10 mars 2022 ainsi qu'à mes décisions du 13 décembre 2021 et du 15 mars 2022 et avant tout _progrès en cause, je tiens à vous informer que je suis disposé à accorder le regroupement familial aux enfants de votre mandante sous condition qu'elle me fasse parvenir l'original ou une copie certifiée conforme d'un jugement de droit de garde octroyant la garde de ses enfants mineurs à votre mandante ainsi que des documents officiels comprenant toutes les noms et dates de naissance exacts des enfants de votre mandante.
Par ailleurs, je tiens à vous informer que ma décision du 13 décembre 2021 concernant le refus du regroupement familial en faveur de Monsieur … … reste maintenue dans son intégralité à défaut d'éléments pertinents nouveaux.
Néanmoins, je suis disposé à considérer l'octroi d'une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l'article 78, paragraphe (1) et (2) de la loi du 29 août 2008 précitée dans le chef de l'époux de votre mandante à condition de me faire parvenir les documents suivants dès qu'il est sorti de la prison :
• un engagement de prise en charge en bonne et due forme souscrit en faveur de Monsieur … … ainsi que les trois dernières fiches du garant ;
• une preuve que votre mandante dispose d'un logement approprié au Luxembourg ainsi que l'accord écrit du propriétaire, accompagné d'une pièce d'identité, à y loger une personne supplémentaire ;
• l’original ou une copie certifiée conforme d'un extrait récent du casier judiciaire dans le chef de l'époux de votre mandante. (…) ».
Par requête déposée au tribunal administratif en date du 16 juin 2022, inscrite sous le numéro 47571 du rôle, Madame … et Monsieur …, accompagnés de leurs enfants mineurs , …, … et …, ont fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation des décisions ministérielles, précitées, des 13 décembre 2021, 15 et 23 mars 2022 refusant le regroupement familial au bénéfice de Monsieur … et des enfants …, … et ….
Dans la mesure où ni la loi du 29 août 2008, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de regroupement familial, seul un recours en annulation a pu être introduit en la présente matière, de sorte que le tribunal est incompétent pour connaître du recours en réformation introduit à titre principal.
Le recours en annulation introduit à titre subsidiaire, est, quant à lui, recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
5 A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs, rappellent les faits et rétroactes gisant à la base des décisions déférées, tels que passés en revue ci-avant.
En droit, quant à la légalité interne, ils soulèvent, en premier lieu, un défaut de motivation, sinon une motivation erronée, en soutenant que le ministre aurait, à tort, soumis leur demande de regroupement familial aux conditions des articles 38 et 69, paragraphe (2) et 70 de la loi du 29 août 2008, en limitant son analyse à la situation légale du couple … –…, respectivement à celle des enfants communs, sans examiner leur demande à la lumière de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, désignée ci-après par « la CEDH », et sans tenir compte de leur relation familiale, au vu notamment de la circonstance que Madame … et Monsieur … auraient vécu ensemble et que leur union auraient donné naissance à quatre enfants communs, faits qui seraient de nature à prouver l’intensité des liens d’affection et l’existence d’une unité familiale « entre les époux du fait de leur concubinage et entre les parents avec les enfants en raison du lien de filiation ». Ils reprochent ainsi au ministre de n’avoir tenu compte ni de la particularité de leur situation, ni de l’intensité des liens familiaux, ni de l’entrave à la vie familiale que représenteraient les décisions litigieuses, ni, de l’impossibilité pour les intéressés de mener une vie familiale dans leur pays d’origine, ni, enfin, de leur « situation politique et administrative », à savoir une situation les empêchant de fournir davantage de pièces justificatives, mais d’avoir, en revanche, uniquement pris en compte la situation légale du couple … –…, respectivement de leurs quatre enfants communs, sans avoir eu égard aux relations entre les « parents-concubins ou leurs enfants mineurs », attitude qui serait, par ailleurs, contraire à l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce. Les demandeurs argumentent encore que l’absence tant du statut marital que de ressources financières, voire la nature de ces ressources, respectivement l’insuffisance des documents de voyage ne sauraient justifier un refus de regroupement familial sans violer le principe de proportionnalité, considération d’autant plus pertinente, en l’espèce, qu’une vie familiale des intéressés ne serait pas possible en dehors du Luxembourg, pays d’installation de Madame … et de sa fille mineure …, le regroupement familial étant un droit essentiel du refugié lui permettant de reprendre le cours normal de sa vie.
Dans le même ordre d’idées et en reprochant au ministre des répercussions d’une exceptionnelle gravité tant sur « les époux … – … » que sur les enfants …, …, … et … engendrées par la rupture forcée de leur vie familiale, les demandeurs s’emparent d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH », du 13 juin 1979, MARCKS contre la Belgique, ayant consacré, d’une part, une obligation négative pesant sur les Etats signataires de ne pas s’immiscer dans l’exercice du droit à la vie familiale, et, d’autre part, une obligation positive de tout mettre en œuvre pour permettre à l’étranger de mener une vie familiale et de développer des relations effectives, obligations devant être interprétées à la lumière de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, un autre arrêt de la CourEDH du 28 juin 2007, ayant, de surcroît, permis de dégager l’obligation du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Les demandeurs concluent dès lors à une ingérence disproportionnée dans leur droit au respect de leur vie familiale, protégé par l’article 8 de la CEDH, de sorte que les décisions ministérielles devraient encourir l’annulation.
6Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, le tribunal rappelle que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, il a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés1.
Le tribunal rappelle, encore, qu’il n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par les demandeurs, mais qu’il détient la faculté de toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
S’agissant, d’abord, de la légalité externe des décisions déférées, et plus particulièrement du moyen tiré d’un défaut, sinon d’une insuffisance de motivation, le tribunal relève que l’article 75 de la loi du 29 août 2008, sur le fondement duquel les décisions ministérielles déférées ont notamment été prises, renvoie, en son alinéa 2, aux règles procédurales contenues dans la section 2 du chapitre 4 de la loi du 29 août 2008 et par ce biais à l’article 109 de la même loi – non invoqué par les demandeurs – qui dispose que « (1) Les décisions de refus visées respectivement aux articles 25 et 27 et aux articles 100, 101 et 102 sont prises par le ministre et dûment motivées. La décision motivée par des raisons de santé publique est prise sur proposition du ministre ayant la Santé dans ses attributions. (2) Les motifs précis et complets d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique qui sont à la base d’une décision, sont portés à la connaissance de la personne concernée, à moins que 6 des motifs relevant de la sûreté de l’Etat ne s’y opposent. ».
En l’espèce, le tribunal constate que les décisions déférées sont motivées tant en fait qu’en droit, étant donné que le ministre a indiqué, dispositions normatives à l’appui, les raisons qui l’ont amené à refuser de faire droit aux demandes de regroupement familial lui soumises, à savoir le fait que Monsieur … ne serait pas marié à Madame …, ne remplissant dès lors pas les conditions prévues à l’article 70 de la loi du 29 août 2008, ni d’ailleurs celles de l’articler 38 de la même loi, et le défaut de présentation de documents officiels relatifs aux enfants communes en violation du prédit article 70.
Cette motivation, qui a été complétée en cours d’instance contentieuse par le délégué du gouvernement, lequel a pris position de manière détaillée quant aux arguments des demandeurs, en ce compris leur moyen tiré de la violation de l’article 8 de la CEDH, est suffisamment précise pour permettre à ces derniers d’assurer la défense de leurs intérêts en connaissance de cause, de sorte qu’elle doit être considérée comme répondant aux exigences de l’article 109, précité, de la loi du 29 août 2008. Les contestations afférentes des demandeurs encourent, dès lors, le rejet, étant précisé, dans ce contexte, que la question de savoir si la motivation ainsi fournie par la partie étatique est de nature à justifier la prise des décisions déférée relève du fond du litige et sera abordée ci-après.
1 Cour adm., 4 mars 1997, n° 9517C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 39 et les autres références y citées.
7Partant, le moyen tendant à l’annulation de la décision litigieuse pour défaut de motivation est à rejeter pour être non fondé.
Quant à la légalité interne des décisions litigieuses, le tribunal relève, d’abord, qu’au-
delà de l’affirmation, non autrement étayée, dans leur requête introductive d’instance, selon laquelle ce serait à tort que le ministre aurait refusé à Monsieur … la délivrance d’une autorisation de séjour sur base de l’article 38 de la loi du 29 août 2008, « sinon toute autre base légale », les demandeurs sont restés en défaut de formuler un quelconque moyen en droit établissant que ce dernier remplirait une autre condition pour bénéficier d’une autorisation de séjour en application dudit article 38, de sorte que le tribunal n’est pas saisi de ce volet de la décision.
Le tribunal constate, ensuite, que par le biais des décisions déférées, le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef des enfants …, … et … et dans celui de leur père, Monsieur …, au motif que les conditions respectives imposées par l’article 70, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 ne seraient pas remplies en l’espèce.
Il échet de rappeler que le regroupement familial, tel qu’il est défini à l’article 68, point c) de la loi du 29 août 2008, a pour objectif de « maintenir l’unité familiale » entre le regroupant, en l’occurrence bénéficiaire d’une protection internationale, et les membres de sa famille.
Il convient ensuite de rappeler qu’aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008, tel que modifié par la loi du 16 juin 2021, « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale. ».
8Quant aux membres de familles susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, ils sont définis à l’article 70 de la loi du 29 août 2008, lequel dispose ce qui suit : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants :
a) le conjoint du regroupant ;
b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;
c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.
(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.
(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.
(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.
(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;
c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. ».
Ainsi, les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008, précités, règlent les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci. L’article 69 concerne les 9conditions cumulatives à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, tandis que l’article 70 définit les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membre de famille, susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.
Il ressort, par ailleurs, de l’article 69, précité, que le bénéficiaire d’une protection internationale, lequel souhaite recourir au regroupement familial en faveur d’un membre de sa famille, tel que défini à l’article 70 de la même loi, jouit de conditions moins restrictives s’il sollicite ledit regroupement dans les six mois de l’obtention de son statut. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69, précité, à savoir celles de rapporter la preuve qu’il dispose (i) de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, (ii) d’un logement approprié pour recevoir le membre de sa famille et (iii) de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
Dans la mesure où il n’est pas contesté en cause que la demande de regroupement familial émanant de Madame … a été introduite dans les six mois de l’obtention de son statut de protection internationale, il échet de constater que cette dernière est dispensée de l’obligation de remplir les conditions imposées par l’article 69, paragraphe (1), précité, de la loi du 29 août 2008 pour demander le regroupement familial avec les membres de sa famille.
Le tribunal constate, par ailleurs, quant au regroupement familial sollicité en faveur des enfants …, … et …, que les liens de filiation entre les prédits enfants et Madame … ne sont pas contestés par le ministre, de sorte qu’ils sont à considérer comme avérés. En revanche, s’agissant du regroupement familial sollicité en faveur de leur père, le ministère conteste l’existence d’un lien de mariage entre ce dernier et la demanderesse et, dès lors, la qualité de membre de famille au sens de l’article 70, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 dans le chef de Monsieur …, susceptible de le faire bénéficier du regroupement familial avec Madame … sur base de l’article 69 de la même loi.
1) Quant au refus de la demande de regroupement familial au bénéfice de Monsieur … Il échet de rappeler qu’aux termes de l’article 70, paragraphe (1), points a) et b) de la loi du 29 août 2008, seul le conjoint ou le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats bénéficie du droit au regroupement familial avec un regroupant installé au Luxembourg.
Il ressort du rapport d’entretien de Madame … établi dans le cadre de sa demande de protection internationale qu’elle a déclaré être célibataire2, respectivement ne pas avoir d’époux ni de partenaire3, ces déclarations corroborant celles retranscrites dans le rapport établi en date du 7 mars 20194 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement 2 Rapport d’entretien de Madame … portant sur l’audition du 10 octobre 2019, p. 2.
3 Ibidem, p. 3.
4 Voir le rapport d’entretien Dublin III de Madame … du 7 mars 2019, p. 2.
10Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-
après désigné par « le règlement Dublin III ». Par ailleurs, dans le courrier du litismandataire de Madame … du 2 juillet 2021 sollicitant le regroupement familial, Monsieur … est désigné comme son « compagnon ».
A défaut, ainsi, pour les demandeurs d’avoir rapporté la preuve d’un lien de mariage ou de partenariat officiel entre Madame … et Monsieur …, ils ne sauraient prétendre à un droit au regroupement familial sur base des articles 69 et 70, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a pu refuser la demande afférente.
Le tribunal est cependant amené à préciser que si la concubine ou le concubin d’un ressortissant de pays tiers, disposant d’une protection internationale au Luxembourg, n’est certes pas visés par l’article 70 précité de la loi du 29 août 2008, en vue de pouvoir bénéficier d’un droit au regroupement familial, le refus d’un tel regroupement est toutefois susceptible de heurter, le cas échéant, les dispositions des articles 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 8 de la CEDH, dont les termes respectifs sont les suivants : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », et « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
A cet égard, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative – telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH – est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne. Par voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale5/6.
Partant, si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH7.
5 Trib. adm., 25 juin 1997, nos 9799 et 9800 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 décembre 1997, nos 9805C et 10191C, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 80 et les autres références y citées 6 Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.
7 Voir par exemple en ce sens CourEDH, 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-bas, n° 1948/04, § 135 ; Trib.
adm., 24 février 1997, n° 9500 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 476 et les autres références y citées.
11Etant relevé que les Etats parties à la CEDH ont l’obligation, en vertu de son article 1er, de reconnaître les droits y consacrés à toute personne relevant de leurs juridictions, force est au tribunal de rappeler que l’étranger a un droit à la protection de sa vie privée et familiale en application de l’article 8 de la CEDH, d’essence supérieure aux dispositions légales et réglementaires faisant partie de l’ordre juridique luxembourgeois.8 Incidemment, il y a lieu de souligner que « l’importance fondamentale »9 de l’article 8 de la CEDH en matière de regroupement familial est par ailleurs consacrée en droit de l’Union européenne et notamment par la directive 2003/86/CE, prémentionnée, transposée par la loi du 29 août 2008, et dont le préambule dispose, en son deuxième alinéa, que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. ».
Il échet de conclure de ce qui précède qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne, au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international doit prévaloir sur les dispositions législatives nationales éventuellement contraires. En ce sens également, une lacune de la loi nationale ne saurait valablement être invoquée pour justifier de déroger à une convention internationale.
A cet égard, il convient de relever qu’en matière d’immigration, le droit au regroupement familial consacré par l’article 8 de la CEDH est reconnu s’il existe des attaches suffisamment fortes avec l’Etat dans lequel le noyau familial entend s’installer, consistant soit en des obstacles rendant difficile de quitter ledit Etat d’accueil ou s’il existe des obstacles rendant difficile de rester ou de s’installer dans l’Etat d’origine.
Cependant, même s’il est vrai que le champ d’application de l’article 8 de la CEDH est plus large que celui de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 et qu’il est en principe susceptible de constituer une base autonome pour consacrer un droit de séjour10, ledit article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non national d’une famille dans le pays. En effet, l’article 8 de la CEDH ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale et il faut des raisons convaincantes pour qu’un droit de séjour puisse être fondé sur cette disposition.
Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont font état Madame … et Monsieur … pour conclure dans leur chef au droit à la protection de celle-ci au 8 Voir en ce sens Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.
9 Voir « Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial », COM/99/0638 final -
CNS 99/0258, 1er décembre 1999, point 3.5.
10 Voir en ce sens Cour adm., 2 avril 2020, n° 44016C du rôle, Pas. Adm. 2023, V° Etrangers, n° 504 et les autres références y citées.
12titre de l’article 8 de la CEDH rentre effectivement dans les prévisions de cette disposition de droit international qui est de nature à tenir en échec la législation nationale.
En l’espèce, Madame … entend démontrer l’existence d’une unité familiale entre elle et Monsieur … par le fait du concubinage ayant existé entre eux dans le passé et ayant donné lieu à la naissance de quatre enfants communs11.
A cet égard, il échet de relever que si la notion de vie familiale au sens de la CEDH ne présuppose pas nécessairement l'existence d'un mariage pour qu'il y ait une vie familiale, étant donné qu’aucun traitement différencié n’est concevable entre famille « légitime » et famille « naturelle » en ce qui concerne le droit fondamental de cohabiter dont bénéficient indubitablement tant les relations et familles nées du mariage que celles issues d’un « simple » concubinage12, de sorte à couvrir, le cas échéant, également la situation familiale des concubins, il y a cependant lieu de vérifier d’abord si Madame … peut se prévaloir d’une vie familiale effective avec Monsieur …, caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites, ainsi que de vérifier, dans l’affirmative, si la décision de refus de délivrance d’une autorisation de séjour a porté une atteinte injustifiée à cette vie familiale devant, le cas échéant, emporter son annulation pour cause de violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme13, étant précisé que si la notion de famille au sens de la CEDH peut englober d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque notamment les parties cohabitent en dehors du mariage, toujours faut-il qu’il y ait une vie familiale préexistante14.
L’effectivité d’une vie familiale est un des critères déterminants afin de retenir l’existence de cette vie au sens de l’article 8 de la CEDH, qui désigne une relation effectivement vécue et s’attache moins aux catégories juridiques qu’au tissu effectif existant15, étant précisé que la question de l’existence d’une vie familiale est essentiellement une question de fait qui dépend de l’existence réelle, dans la pratique, de liens personnels étroits16. Ainsi, si la notion de vie familiale au sens de la CEDH ne nécessite pas l'existence d'un mariage, une certaine stabilité des liens extraconjugaux est cependant exigée17.
Or, il résulte des déclarations de Madame … actées lors de son entretien mené dans le cadre de sa demande de protection internationale que cette vie familiale entre elle et le père de ses enfants était inexistante au moment de son départ de l’Ethiopie, alors qu’elle y a indiqué, en plus d’avoir déclaré être célibataire18, ne pas avoir d’époux ni de compagnon19, qu’elle habitait en Ethiopie, à sa dernière adresse, avant de la quitter en 2014 pour fuir vers l’Europe20, ensemble avec sa mère et sa fratrie21, et ce depuis son retour du Soudan ensemble avec les membres de sa famille, suite au départ du père de cette dernière vers l’Arabie Saoudite22.
11 Voir requête introductive d’instance, p. 3.
12 Trib. adm. 24 janvier 2005, n° 18063 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu 13 Trib. adm., 13 décembre 2016, n° 21446 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
14 Cour adm., 4 mai 2010, n° 26548C du rôle, Pas. Adm. 2023, V° Etrangers, n° 506.
15 Trib. adm., 9 mai 2018, n° 39758 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 486 et les autres références y citées.
16 Trib. adm., 7 juin 2010, n° 26270 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 505 et les autres références y citées.
17 Trib. adm., 25 mars 2013, n° 32203 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 507, 2e volet.
18 Rapport d’entretien de Madame … du 10 octobre 2019, p. 2.
19 Ibidem, p. 3.
20 Ibidem, p. 2 et 6.
21 Ibidem, p. 2.
22 Ibidem, p. 6.
13 Force est, encore, de constater que l’existence d’une quelconque vie familiale entre Monsieur … et Madame … ne résulte d’aucun élément du récit de cette dernière, alors qu’il est muet à ce sujet, pour ne contenir qu’une seule réponse évasive de la concernée à une question posée par l’agent du ministère, à savoir celle « Did you flee with your children and boyfriend to Sudan ? »23 à laquelle elle a déclaré « No, I only had my daughter with me, everyone else stayed in Ethiopia »24, étant précisé qu’il n’est pas possible de retenir, à défaut de toute précision y relative, si le terme « boyfriend » visait Monsieur … ou un autre individu avec lequel Madame … aurait vécu à … aux alentours de l’année 201325.
Enfin, même à admettre l’existence d’une vie familiale entre Monsieur … et Madame …, laquelle ne résulte ni du rapport d’entretien de cette dernière, ni, d’ailleurs, des courriers adressés par son litismandataire au ministre en vue du regroupement familial de sa mandante avec Monsieur …, forcément avant le retour de cette dernière au foyer de sa mère et de sa fratrie, cette vie familiale a dû cesser du fait de cette séparation volontaire26, de sorte qu’il ne saurait être utilement reproché au ministre une ingérence disproportionnée quant à la protection de leur droit en vertu de l’article 8 de la CEDH.
Quant au reproche tenant à l’absence de prise en compte des difficultés rencontrées en matière de production des pièces justificatives, ce reproche ne saurait être accueilli par le tribunal, alors que, s’il est certes exact que la motivation d’une décision de refus d’une demande de regroupement familial ne devrait pas se baser sur le seul motif de l’absence de documents officiels, éventuellement difficiles à fournir pour un bénéficiaire d’une protection internationale, il n’en reste pas moins qu’il est de jurisprudence qu’une telle demande n’est justifiée qu’en présence de la preuve de l’existence des liens réels et étroits entre la personne à regrouper et le regroupant, étant rappelé que la charge de cette preuve incombe principalement au demandeur au regroupement27.
Il convient partant d’en conclure que Madame … et Monsieur … ne sauraient se prévaloir utilement de l’article 8 de la CEDH et que le ministre n’a pas commis d’erreur d’appréciation en refusant le regroupement familial dans leur chef.
2) Quant au refus de la demande de regroupement familial au bénéfice des enfants …, … et … Le tribunal entend relever, en amont, que nonobstant l’absence d’indication dans la requête introductive d’instance des dates de naissance des enfants …, … et … selon le calendrier grégorien, il n’est pas contesté par les partes au litige que le refus du regroupement familial dans le chef des prédits enfants a été examiné sous l’angle d’un regroupement familial sollicité en faveur des descendants célibataires de moins de dix-huit ans du regroupant, étant encore 23 Ibidem, p. 11.
24 Ibidem, p. 13.
25 Ibidem, p. 9.
26 Voir en ce sens, concernant la rupture des liens familiaux, Trib. Adm., 21 octobre 2004, n° 1789 du rôle, Pas.
adm. 2023, V° Etrangers, n° 540 et les autres références y citées.
27 Voir en ce sens, par analogie, la jurisprudence en matière de la preuve de la situation de dépendance économique de l’ascendant envers le regroupant, Trib. adm., 27 janvier 2020, n° 41955 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 350 et les autres références y citées.
14relevé que les demandeurs ont versé une pièce aux débats, en date du 13 février 2023, indiquant les dates de naissance des 4 août 2005, 26 septembre 2006 et 18 juin 2011 dans le chef des enfants en question, document qu’il y a lieu de prendre en considération bien qu’ayant été présentés postérieurement à la décision déférée, alors qu’il a trait à un élément factuel, en l’occurrence la date de naissance des prédits enfants, ayant existé au moment de la prise de ladite décision.
Dans cet ordre d’idées, il convient de se référer à l’article 70, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 aout 2008 lequel dispose que le regroupement familial est accordé aux « enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord ».
En l’espèce, le ministre a refusé le regroupement familial en faveur des enfants …, … et …, par décision du 15 mars 2022, au motif que Madame … n’était pas titulaire de leur garde.
Force est effectivement de constater que mise à part l’affirmation de Madame … au sujet de l’existence de la prédite garde, laquelle étant restée à l’état de pure allégation, il ne ressort pas du dossier administratif ni des pièces versées en cause, y compris la pièce versée au débat par cette dernière le 13 février 2023, selon laquelle Monsieur … accorde la garde de leurs enfants communs à Madame …, qu’elle avait, avant son départ de l’Ethiopie, respectivement avant la demande de regroupement familial, la garde des enfants …, … et …. Ce constat se voit confirmé par ses propres déclarations lors sa demande de protection internationale dont aucun élément ne permet d’établir que la demanderesse aurait disposé et aurait exercé, à un quelconque moment en Ethiopie ou au Soudan, un droit de garde sur les trois enfants …, … et ….
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut pour les demandeurs de rapporter des preuves circonstanciées, il ne saurait, en l’état actuel d’instruction du dossier, être reproché au ministre d’avoir retenu que Madame … n’a pas prouvé avoir la garde des enfants …, … et …, sans que cette conclusion soit remise en cause par la pièce datée au 9 janvier 2023 et remise le 13 février 2023 par les demandeurs, alors que cette pièce n’a pas été soumise au ministre avant la décision déférée, étant précisé que dans le cadre d’un recours en annulation, la légalité d’une décision administrative s’apprécie en considération de la situation de droit et de fait ayant prévalu au jour où elle a été prise, de sorte qu’une pièce postérieure à la décision déférée ne saurait, en principe, être prise en considération dans le cadre d’un tel recours.
La première des deux conditions cumulatives de l’article 70 de la loi du 29 août 2008, précité, ne se trouvant pas remplie, en l’espèce, il devient surabondant d’examiner le respect de la deuxième condition d’être à charge du regroupant. Ainsi le ministre a a priori pu à bon droit refuser le regroupement familial en faveur des enfants en question.
Cette conclusion n’est pas énervée par le moyen des demandeurs tiré de la violation de l’article 8 de la CEDH, étant donné qu’il ne ressort pas du dossier administratif qu’une vie familiale aurait existé entre les enfants …, … et … et Madame … à un quelconque moment en Ethiopie ou au Soudan, cette dernière s’étant en effet limitée à indiquer, tant lors de son 15entretien Dublin III que lors de l’instruction de sa demande de protection internationale, d’être mère de trois autres enfants, à part sa fille … l’ayant accompagné au Luxembourg, dont elle n’a su indiquer que les âges approximatifs, enfants vivant auprès de leur père, Monsieur …, et lesquels se trouvent dans un camp de réfugiés au Soudan.
S’agissant du moyen tiré de la violation de l’intérêt supérieur de l’enfant, il se dégage de la jurisprudence de la CourEDH qu’à chaque fois qu’un mineur est concerné, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale et que l’Etat refusant le regroupement familial doit ménager un juste équilibre entre les intérêts des demandeurs, d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, d’autre part28. Ainsi, dans le cadre de la demande de regroupement familial avec un mineur, il est nécessaire de prendre en compte l’âge de l’enfant concerné, sa situation dans son pays d’origine et son degré de dépendance vis-à-vis du regroupant, puis de vérifier la réalité de l’entrave à la vie familiale, notamment l’étendue des liens des personnes concernées avec le Luxembourg, s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’une de ces personnes et s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion, tout en considérant l’intérêt supérieur de l’enfant.
En l’espèce, force est de constater qu’étant donné que les demandeurs sont restés en défaut d’établir l’existence de liens réels et suffisamment étroits entre Madame … et les enfants mineurs …, … et …, caractérisant une vie familiale effective au sens de l’article 8 de la CEDH, de sorte qu’ils ne sauraient utilement se prévaloir de la protection prévue par cette disposition, le moyen relatif à une violation de l’intérêt supérieur des enfants …, … et …, tel qu’invoqué par les demandeurs, est également à rejeter.
Eu égard aux développements qui précèdent et en l’absence d’autres moyens, en ce compris des moyens à soulever d’office, le tribunal ne saurait, en l’état actuel du dossier, utilement mettre en cause ni la légalité ni le bien-fondé des décisions déférées.
Il s’ensuit que le recours sous analyse est à rejeter comme non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation ;
reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne les demandeurs aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 4 octobre 2024 par :
28 CourEDH, 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, §§ 44 et 49.
16Paul Nourssier, premier vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée.
en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 octobre 2024 Le greffier du tribunal administratif 17