Tribunal administratif N° 52076 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52076 2e chambre Inscrit le 11 décembre 2024 Audience publique du 2 janvier 2025 Recours formé par Madame (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52076 du rôle et déposée le 11 décembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Cora MAGLO, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A), née le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, actuellement assignée à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision ministre des Affaires intérieures du 27 novembre 2024 de la transférer vers la Belgique comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en sa plaidoirie à l’audience publique du 2 janvier 2025, Maître Carlo MAGLO s’étant excusée.
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Le 28 octobre 2024, Madame (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Madame (A) fut entendue par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée dans la base de données EURODAC le même jour révéla que Madame (A) avait déposé une demande de protection internationale en Belgique en date du 15 mars 2021.
Le 13 novembre 2024, Madame (A) fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 1établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 14 novembre 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités belges en vue de la reprise en charge de Madame (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 21 novembre 2024 sur base de la même disposition.
Par arrêté du 27 novembre 2024, notifié à l’intéressée le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », ordonna l’assignation à résidence de Madame (A) à la maison retour pour une durée de trois mois Par décision du 27 novembre 2024, notifiée à l’intéressée en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de la transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 28 octobre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers la Belgique qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 28 octobre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 13 novembre 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 28 octobre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 15 mars 2021.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 28 octobre 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du 2règlement DIII a été adressée aux autorités belges en date du 14 novembre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités belges en date du 21 novembre 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 15 mars 2021.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 23 septembre 2020 pour vous rendre en Côte d'Ivoire. Après environ trois mois, vous auriez obtenu un visa pour la France et auriez pris un vol vers … le 30 décembre 2020. Arrivée en France, vous auriez rencontré votre oncle, avec lequel vous auriez pris un train en direction de Bruxelles, où vous seriez arrivée le même jour.
À …, vous auriez résidé chez une femme pendant environ deux mois avant d'introduire une demande de protection internationale le 15 mars 2021. D'après vos dires, vous seriez ensuite partie vivre dans un camp de réfugiés pour femmes, où vous auriez séjourné environ trois années. Au terme de cette période, vous auriez reçu un refus concernant votre demande de protection internationale. Vous auriez introduit un recours contre cette décision, mais celui-
3ci aurait également été rejeté, et vous auriez reçu un ordre de quitter le territoire belge.
Suite à cela, vous auriez quitté le camp pour aller vivre chez des amis, avant de finalement décider de quitter la Belgique. Vous auriez pris un train en direction du Luxembourg, où vous seriez arrivée le 25 octobre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 13 novembre 2024, vous avez mentionné que vous souffririez psychologiquement et physiquement. Il y a cependant lieu de soulever que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Belgique. Vous ne faites valoir aucun indice que la Belgique ne vous offrirait pas le droit à un 4recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions belges, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Belgique, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités belges n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 11 décembre 2024, Madame (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 27 novembre 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
5A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse, après avoir repris certains des rétroactes exposés ci-avant, explique avoir quitté son pays d’origine le 23 septembre 2020 pour se rendre en Côte d’Ivoire. Trois mois plus tard, elle aurait pris un vol vers la France et le 30 décembre 2020, elle aurait emprunté un train pour se rendre en Belgique où elle aurait, en date du 15 mars 2021, introduit une demande de protection internationale. Au bout de trois ans de procédure, elle aurait reçu un ordre de quitter le territoire belge, raison pour laquelle elle se serait rendue au Luxembourg.
En droit, la demanderesse soutient qu’en vertu de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, chaque Etat membre pourrait décider d’examiner une demande de protection internationale lui présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou par un apatride, même si cet examen ne lui incomberait pas en vertu des critères fixés dans le prédit règlement et ce, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Elle affirme, dans ce contexte, qu’il existerait dans son chef des raisons humanitaires et exceptionnelles qui ne seraient pas couvertes par les dispositions du règlement Dublin III et qui devraient amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de sa demande de protection internationale et ce, à lumière de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, désignée ci-après par « la Convention d’Istanbul », qui aurait été ratifiée par le Luxembourg le 7 août 2018.
Après avoir cité l’article 60 de la prédite Convention, la demanderesse explique avoir failli être victime d’un mariage forcé, en précisant que le mariage précoce et forcé en Guinée serait une pratique courante « de renommée mondiale », alors que chaque année des dizaines d’articles seraient publiés afin de dénoncer ladite pratique. Elle affirme, à cet égrard, que les autorités guinéennes ne protègeraient pas les femmes contre les mariages précoces, tout en ajoutant que « 63 % des femmes mariées de 20 à 24 ans auraient été mariées avant l’âge de 18 ans ». Dans les régions rurales, ce taux monterait même à plus de 75 %.
Elle donne, dans ce contexte, à considérer qu’il n’y aurait aucun doute qu’en cas de retour dans son pays d’origine, elle serait soumise à un mariage forcé, alors qu’elle serait âgée de 21 ans, qu’elle se serait rebellée, qu’elle aurait fui sa famille et qu’elle ferait honte à cette dernière en raison du fait qu’elle ne serait toujours pas mariée.
La demanderesse explique ensuite que les violences faites aux femmes dans le cadre de la pratique de l’excision risqueraient de causer, dans le chef de celles-ci, des troubles mentaux, des infections chroniques, des douleurs lors des règles et des rapports sexuels, des complications potentiellement mortelles à l’accouchement, ainsi que des problèmes urinaires.
Elle soutient qu’en raison du risque d’être victime d’un mariage forcé dans son pays d’origine et du refus de l’Etat luxembourgeois de prendre en charge sa demande de protection internationale, son état de santé se serait détérioré, de sorte qu’elle serait actuellement internée au sein du Service Psychiatrique du …, ci-après désigné par « le … », les médecins lui ayant interdit de sortir « au risque qu’elle se fasse du mal ». Elle serait, dès lors, au bord de la folie et de la psychose du fait notamment de la peur de retourner en Guinée par crainte de subir des sévices corporels. Elle affirme, dans ce contexte, avoir été victime d’une excision dont elle subirait encore les conséquences aujourd’hui, avoir échappé à un mariage forcé et avoir traversé l’Afrique pour arriver en Europe dans le but de se protéger contre les persécutions corporelles subies et à subir. Tout en soutenant que les conséquences de son excision ne constitueraient pas un critère prévu par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, dénommée ci-après « la Convention de Genève », la demanderesse estime 6important de rappeler qu’elle serait une femme ayant déjà vécu des sévices corporels depuis un jeune âge et que le risque de subir un mariage forcé qui pèserait sur elle signifierait qu’elle serait à nouveau victime de tels sévices du fait de l’inaction de l’Etat luxembourgeois.
Elle fait, finalement, valoir que son transfert vers la Belgique, engendrerait également son transfert vers la Guinée, pays dans lequel son intégrité physique serait menacée, ce qui contreviendrait aux principes défendus par l’Etat luxembourgeois en raison de son adhésion à la Convention d’Istanbul.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Le tribunal relève qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel les autorités belges se sont fondées pour accepter la demande de reprise en charge de la demanderesse, dispose que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
En l’espèce, le tribunal constate que la décision de transférer Madame (A) vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur est la Belgique, où elle avait, de manière non contestée, infructueusement déposé une demande de protection internationale en date de du 15 mars 2021 et que les autorités belges avaient accepté de la reprendre en charge en date du 21 novembre 2024 C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
7 La demanderesse ne conteste, par ailleurs, pas la compétence de principe de la Belgique par application du règlement Dublin III, alors qu’elle soutient, en substance et de l’entendement du tribunal, que la décision ministérielle litigieuse serait contraire à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dénommée ci-après la « CEDH », en raison du fait qu’elle ne tiendrait pas compte de son état de santé, ainsi que du principe de non-refoulement tel qu’inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève, et que la décision litigieuse aurait été prise en violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Encore que la demanderesse n’allègue pas qu’il existerait en Belgique des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Charte »), il n’en reste pas moins que, suivant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »), laquelle a, dans ce contexte, suivi le raisonnement de la CourEDH 1, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte2 - corollaire de l’article 3 de la CEDH-, et il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant3.
Il ne se dégage cependant pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017 que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive (UE) n°2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves: « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États 1 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
2 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.
3 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.
8membres seront adéquats ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […]4 ».
Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […]5 ».
Cette jurisprudence vise dès lors l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée6.
En ce qui concerne l’état de santé de la demanderesse, il convient de constater que cette dernière s’est limitée à soumettre au tribunal un « CERTIFICAT D’HOSPITALISATION PREVISIONNEL » datant du 2 décembre 2024 et émanant du Docteur (B), attestant qu’elle a été hospitalisée depuis le 28 novembre 2024 et ce pour une durée indéterminée allant au moins jusqu’au 15 décembre 2024. Ledit certificat ne fournit cependant aucune information sur la cause de ladite hospitalisation ni sur l’état de santé de la demanderesse ni, enfin, sur un éventuel traitement médical à suivre par celle-ci. Par ailleurs, aucune pièce versée en cause ne permet de retenir une raison médicale d’une gravité particulière justifiant soit un report, soit une suspension du transfert ou encore que le transfert en lui-même pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur l’état de santé de Madame (A). Il ne ressort, par ailleurs, pas non plus dudit certificat d’hospitalisation, ni d’une autre pièce soumise à l’appréciation du tribunal, que les sorties seraient médicalement contre-indiquées, de sorte que l’affirmation de 4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 74 et 75.
5 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.
6 Trib. adm., 8 janvier 2020, n° 43800 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu, ayant repris ces principes.
9la demanderesse selon laquelle elle serait internée « avec interdiction par les médecins pour elle de sortir, au risque qu’elle se fasse du mal » reste à l’état de pure allégation.
Le tribunal se doit encore de constater que si le certificat d’hospitalisation du 2 décembre 2024, prémentionné, indique, tel que relevé ci-avant, que la demanderesse a été hospitalisée pour une durée indéterminée allant au moins jusqu’au 15 décembre 2024, il y a lieu de relever qu’outre le fait qu’il ressort du dossier administratif et du mémoire en réponse du délégué du gouvernement qu’aucune date pour le transfert de la demanderesse n’est actuellement prévue, la décision déférée prévoit que « Pour l'exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Belgique, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s'avère être nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin. ». Il s’ensuit qu’avant l’exécution de la décision de transfert, l’autorité ministérielle évaluera l’état de santé de la demanderesse et s’il devait s’avérer que son état de santé nécessite des soins particuliers au-delà du 15 décembre 2024, elle en informera, avec l’accord de la demanderesse, les autorités belges pour que celles-ci soient en mesure de lui apporter une assistance suffisante. Le tribunal se doit, dans ce contexte, de relever que Madame (A) reste, en tout état de cause, en défaut de verser une quelconque pièce, voire un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’elle ne pourrait pas bénéficier en Belgique des soins médicaux dont elle pourrait avoir besoin.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa, une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il n’est pas démontré que le transfert de la demanderesse serait contraire à l’article 3 de la CEDH en raison de son état de santé.
Concernant ensuite la crainte de la demanderesse d’être renvoyée en Guinée par les autorités belges, le tribunal constate tout d’abord, tel que relevé ci-avant, que celle-ci n’a pas soulevé l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’accueil en Belgique, mais invoque, de son entendement, une violation par la décision déférée du principe de non-
refoulement tel que consacré à l’article 33 de la Convention de Genève.
Il échet, à cet égard, de préciser que la décision attaquée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de la demanderesse, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites, 10étant rappelé, comme retenu ci-avant, que ledit Etat membre, en l’occurrence la Belgique, a reconnu être compétent pour reprendre la demanderesse en charge.
Toutefois, il ressort, notamment, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », que dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH - corollaire à l’article 4 de la Charte -, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant, en effet, pas irréfragable7. Dans ces conditions, l’article 3 de la CEDH implique en l’occurrence l’obligation de ne pas éloigner la personne en question vers ce pays8.
Afin d’apprécier s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la demanderesse encourt un risque réel de traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH, le tribunal relève que la CourEDH a jugé que pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, il y a lieu d’examiner les conséquences prévisibles de l’éloignement du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres au cas de la partie requérante9. A cet égard, il convient encore de préciser que la CourEDH10 a retenu à propos d’un transfert d’un demandeur de protection internationale originaire d’Afghanistan vers la Grèce, que « le refoulement indirect vers un pays intermédiaire, qui se trouve être également un Etat contractant, laisse intacte la responsabilité de l’Etat qui expulse, lequel est tenu, conformément à la jurisprudence bien établie, de ne pas expulser une personne lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que si on l’expulsait vers le pays de destination, elle y courrait un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. » et que par rapport à la situation au pays d’origine « […] la Cour n’a pas à se prononcer sur la violation de ces dispositions [articles 2 et 3 de la CEDH] si le requérant devait être expulsé. Il appartient en effet en premier lieu aux autorités grecques, responsables en matière d’asile, d’examiner elles-mêmes la demande du requérant ainsi que les documents produits par lui et d’évaluer les risques qu’il encourt en Afghanistan. La préoccupation essentielle de la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers son pays d’origine. ».
Dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la CourEDH11 a ainsi précisé qu’elle se gardait d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les Etats remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève. Sa préoccupation essentielle est ainsi de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui, la CourEDH ayant encore retenu que l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant12.
Toutefois, compte tenu de l’importance que la CourEDH attache à l’article 3 de la CEDH et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours demande 7 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
8 CourEDH, 4 décembre 2008, Y./Russie, n° 20113/07, point 75.
9 CourEDH 4 décembre 2008, Y./Russie, n° 20113/07, point 78 ; CourEDH 28 février 2008, Saadi/Italie, n° 37201/06 points 128-129 ; CourEDH 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres/Royaume-Uni, n° 13448/87, point 108 in fine.
10 CourEDH, 21 janvier 2011, MSS c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
11 CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09, point 286.
12 Ibidem, point 289.
11impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale, c’est-à-dire un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la CEDH. Si tel que relevé ci-avant, la préoccupation essentielle de la CourEDH est de savoir s’il existe dans le cas de l’espèce des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers son pays d’origine13, la CourEDH a encore souligné que lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux14.
Il résulte dès lors de cette jurisprudence que le transfert d’un demandeur de protection internationale par le Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, voire de ses suites, en application du règlement Dublin III, ne pourrait constituer une violation de l’article 3 de la CEDH qu’à la condition que l’intéressé démontre soit qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat, ce que la demanderesse n’a pas allégué en l’espèce, tel que retenu ci-avant, soit qu’il ne bénéficierait pas d’une protection contre le non-refoulement vers son pays d’origine dans l’Etat intermédiaire responsable de l’examen de sa demande d’asile, à savoir en l’espèce la Belgique.
Lorsque, tel que cela est allégué en l’espèce, le risque résulte d’un refoulement par ricochet vers le pays d’origine, il convient de vérifier l’existence d’une protection effective contre le non-refoulement vers le pays d’origine du demandeur dans l’Etat intermédiaire de transfert où il serait exposé à un risque de traitement inhumain ou dégradant.
Ainsi, les autorités luxembourgeoises avaient uniquement l’obligation de vérifier que la procédure d’asile du pays intermédiaire, en l’occurrence la Belgique, offre des garanties suffisantes permettant d’éviter que la demanderesse ne soit expulsée, directement ou indirectement, dans son pays d’origine sans une évaluation, sous l’angle de l’article 3 de la CEDH, des risques qu’elle prétend encourir. A cela s’ajoute que le ministre n’avait pas non plus à contrôler le bien-fondé du refus d’octroi, à Madame (A), d’un statut de protection internationale par les autorités belges, de sorte que les contestations afférentes de la demanderesse qui insiste sur ses craintes d’être victime d’un mariage forcé en Guinée sont à rejeter pour défaut de pertinence dans le cadre d’un recours contre une décision de transfert.
En l’espèce, force est de constater qu’il se dégage des explications de la demanderesse que celle-ci a bien vu sa demande de protection internationale examinée en Belgique, étant relevé à cet égard que les autorités belges ont explicitement accepté de la reprendre en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, disposition qui vise le cas d’un demandeur de protection internationale « dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre », la demanderesse ne prétendant pas que les autorités belges compétentes auraient violé son droit à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles auraient refusé de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par elle dans son pays d’origine.
Il y a ensuite lieu de relever qu’il ne se dégage pas des éléments à la disposition du 13 Ibidem, point 298.
14 CEDH, grande chambre, 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n° 43611/11, point 118.
12tribunal que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et l’émission d’une décision portant ordre de quitter le territoire tel que c’est le cas en l’espèce, constitueraient en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping »), en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), étant, en effet, relevé que le règlement Dublin III cherche justement à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.
Pour ce qui est plus particulièrement de la crainte mise en avant par la demanderesse d’être expulsée par les autorités belges vers la Guinée, force est au tribunal de relever qu’elle reste en défaut d’étayer concrètement l’existence d’un tel risque dans son chef, Madame (A) ne fournissant pas d’éléments susceptibles de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe du non-refoulement et faillirait, dès lors, à ses obligations internationales en la renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’elle risquerait d’être forcée de se rendre dans un tel pays.
A cela s’ajoute que si par impossible les autorités belges devaient quand même décider de rapatrier la demanderesse dans son pays d’origine en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’elle y serait exposée à un risque concret et grave pour sa vie, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges compétentes en usant des voies de droit adéquates15. Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible à la demanderesse de saisir la CourEDH afin que celle-ci demande, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, aux autorités belges de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Le tribunal relève encore, à cet égard, que dans la mesure où la demanderesse reste en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités belges responsables du traitement de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à y donner, n’ont pas analysé correctement sa demande de protection internationale avant de l’en débouter ou qu’en tant que demanderesse de protection internationale déboutée, elle n’aurait pas ou n’aurait pas eu accès à la justice de cet Etat pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec la décision de rejet de sa demande de protection internationale ou avec une éventuelle mesure d’éloignement vers son pays d’origine, il n’appartient pas au ministre de mettre en doute la décision de rejet des autorités de l’Etat membre responsable, le contraire aboutissant, en effet, à ce que le ministre procède à une nouvelle analyse d’une demande d’ores et déjà rejetée dans un Etat membre, façon de procéder qui relèverait toutefois du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise, comme retenu ci-avant, justement à éviter16.
Dans ces circonstances, la conclusion s’impose que la demanderesse reste en défaut de prouver que son transfert vers la Belgique l’exposerait à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève, respectivement à l’article 3 de la CEDH et l’article 4 de la Charte, de sorte que le moyen y afférent est à rejeter.
15 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
16 Trib. adm., 8 août 2018, n° 41457 du rôle et trib. adm., 17 octobre 2018, n°41694 du rôle, disponibles www.ja.etat.lu.
13 Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, le tribunal relève que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ». A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201718. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.
En l’espèce, la demanderesse invoque, en substance et de l’entendement du tribunal, sa vulnérabilité particulière en raison de son état de santé ainsi que le non-respect par les autorités belges du principe de non-refoulement pour soutenir qu’il aurait incombé au ministre de faire application de la clause de souveraineté.
Or, étant donné que le moyen tiré d’une violation par les autorités belges du principe de non-refoulement vient d’être rejeté et dans la mesure où, par ailleurs, il ne ressort d’aucun élément soumis à son appréciation que la demanderesse se trouve dans une situation de vulnérabilité particulière en raison de son état de santé, le tribunal n’entrevoit pas d’éléments de nature à justifier le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III.
Au vu des développements qui précèdent, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation par le ministre de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III est également à rejeter.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
17 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
20 Cour adm. 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
14au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Annemarie THEIS, premier juge, Caroline WEYLAND, premier juge, Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, et lu à l’audience publique du 2 janvier 2025 par le premier juge Annemarie THEIS, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Annemarie THEIS Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 2 janvier 2025 Le greffier du tribunal administratif 15