Tribunal administratif N° 52078 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52078 2e chambre Inscrit le 11 décembre 2024 Audience publique du 2 janvier 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52078 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 11 décembre 2024 par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Nigéria), de nationalité nigériane, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « ministre de l’Immigration et de l’Asile », du 27 novembre 2024 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 19 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en sa plaidoirie à l’audience publique du 2 janvier 2025, Maître Marcel MARIGO s’étant excusé.
Le 17 octobre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, dans le cadre d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, que Monsieur (A) avait préalablement introduit des demandes de protection internationale en Italie le 6 juin 2017, en France le 2 janvier 2019 et en Allemagne les 9 et 25 avril 2019.
Le 29 octobre 2024, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale 1en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 11 novembre 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues allemands en vue de la reprise en charge de Monsieur (A) sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par les autorités allemandes le 15 novembre 2024 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point c) du même règlement.
Par arrêté du 25 novembre 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le 27 novembre 2024, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », assigna à résidence Monsieur (A) à la maison retour sise à L-…, pour une durée de trois mois.
Par décision du 27 novembre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre informa Monsieur (A) de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 17 octobre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)c du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 17 octobre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 29 octobre 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 17 octobre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 6 juin 2017, une demande en France en date du 2 janvier 2019 et deux demandes en Allemagne en date des 9 avril 2019 et 25 avril 2019.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 29 octobre 2024.
2 Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 11 novembre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 15 novembre 2024, sur base de l'article 18(1)c du règlement DIII.
2.
Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point c) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l'apatride qui a retiré sa demande en cours d'examen et qui a présenté une demande dans un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3.
Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 6 juin 2017, une demande en France en date du 2 janvier 2019 et deux demandes en Allemagne en date des 9 avril 2019 et 25 avril 2019.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine avec votre épouse en date du 18 août 2016. Après avoir rejoint la Libye, vous auriez pris une embarcation clandestine en direction de l'Italie où vous seriez arrivés en 2017. Vous y avez introduit une demande de protection internationale, et vous y auriez séjourné pendant deux ans avec un titre de séjour vous ayant permis de travailler. Pendant ce temps-là, votre premier enfant aurait été né. En outre, votre épouse et votre enfant auraient obtenu la citoyenneté italienne. Cependant, vous auriez été victime de brigandage au travail, ainsi vous auriez décidé de quitter l'Italie par 3la suite. Vous vous seriez donc rendus en France. Ayant trouvé un emploi en Allemagne, vous auriez ensuite quitté la France après un séjour de trois mois. Après la naissance de votre deuxième enfant, vous auriez toutefois décidé de repartir en Italie étant donné que vous n'auriez pas disposé d'une autorisation de travail en Allemagne. Alors que votre épouse et vos enfants vous auraient accompagné en Italie, ils seraient retournés en France après une dispute entre vous et votre épouse. Finalement, vous auriez décidé de vous rendre seul au Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 14 octobre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 29 octobre 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l'Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence 4l'Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l'Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 11 décembre 2024, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 27 novembre 2024. A titre préliminaire, le tribunal constate que la référence, figurant dans le dispositif de la requête introductive d’instance, à une décision datée du « 16 octobre 2024 » constitue manifestement une simple erreur matérielle, alors que, dans le corps de ladite requête introductive d’instance, le demandeur se réfère à la décision du 27 novembre 2024. Il ressort 5en outre sans équivoque de la pièce versée à l’appui de la requête introductive d’instance, ainsi que de l’ensemble des circonstances de la cause, que la décision visée est bien celle du 27 novembre 2024, la partie étatique ne s’étant, d’ailleurs, pas méprise sur l’objet du recours.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur rappelle les faits et rétroactes relevés ci-avant, en précisant qu’il serait ressortissant « guinéenne » et qu’il « y [aurait] subi des actes de persécutions ».
En droit, le demandeur reproche, en premier lieu, au ministre d’avoir retenue, dans la motivation de la décision déférée, l’absence, dans son chef, d’élément humanitaire ou d’exceptions au sens de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III. A l’appui de son argumentation, il cite tout d’abord l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et renvoie à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », du 30 mai 2013, rendu dans l’affaire Halaf, référencié sous le numéro C-528/11.
Il soutient, par ailleurs, que l’isolement social auquel il aurait été confronté en Allemagne en raison de la « barrière linguistique », la précarité dans laquelle il se serait trouvé dans cet Etat, ainsi que les restrictions injustifiées découlant de la politique migratoire mise en place par les autorités allemandes, justifieraient l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III. Il estime, dès lors, que la décision déférée résulterait d’une appréciation incomplète et erronée de sa situation individuelle.
Le demandeur affirme également qu’il serait une personne vulnérable et que, dans ce contexte, un transfert vers l’Allemagne l’exposerait à une situation encore plus défavorable.
Enfin, invoquant une violation des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, désignée ci-après par « la CEDH », et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », le requérant fait valoir qu’il serait exposé à un traitement inhumain et dégradant en cas de transfert en Allemagne.
En second lieu, le demandeur conteste la motivation de la décision déférée prise sur base de l’article 18, paragraphe (2) du règlement Dublin III. A l’appui de son argumentation, il soutient que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III « atténue[rait] » la portée des dispositions de l’« article 18, paragraphe (1) d ».
Tout en reconnaissant que l’état actuel de la jurisprudence ne permettrait pas de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile en Allemagne, il estime néanmoins que les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, en particulier ceux provenant de l’Afrique subsaharienne, y seraient inhumaines et dégradantes.
A cet égard, le demandeur cite un rapport de l’organisation non-gouvernementale « Amnesty international » de l’année 2017/2018 portant sur l’Allemagne et faisant état de l’absence d’un mécanisme de plainte indépendant permettant d’examiner des allégations de 6mauvais traitements de la part des policiers, de contrôles d’identité discriminatoires, d’enquêtes visant des policiers pour un recours illégal à la force pendant des manifestations, de l’abrogation en Rhénanie du Nord-Westphalie de l’obligation pour les policiers de porter un badge d’identité, ainsi que d’une enquête sur la mort d’un ressortissant de la Sierra Leone décédé dans un incendie dans une cellule à un poste de police en 2005.
Il soutient, en particulier, que les demandeurs de protection internationale seraient souvent enfermés dans des centres situés dans des endroits isolés, une méthode qui, selon lui, serait délibérément utilisée par les autorités allemandes pour exercer une pression psychologique visant à inciter les demandeurs, notamment ceux originaires d’Afrique, à opter pour un retour volontaire. Il se réfère plus spécifiquement au cas de Monsieur …, décédé en détention, pour illustrer les défaillances qu’il impute au système de traitement des demandeurs de protection internationale en Allemagne.
Le demandeur fait encore valoir que dans la mesure où la décision déférée n’apporterait aucune garantie qu’il serait accueilli par les autorités allemandes dans le respect de sa dignité humaine et de son intégrité physique, il conclut, en s’appuyant sur la jurisprudence de la CJUE, à une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Le demandeur invoque ensuite une violation de l’article 32, point 1 du règlement Dublin III, en ce que le ministre n’aurait demandé aucune garantie aux autorités allemandes qu’il s’y verra apporter « une assistance suffisante tant en matière de soins de santé que pour garantir un accompagnement global dans la poursuite de sa demande de protection internationale et de ses droits fondamentaux en matière d’asile ».
Enfin, le demandeur estime que le ministre ne lui aurait pas donné de garanties suffisantes qu’il ne serait pas, en cas de transfert vers l’Allemagne, expulsé vers son pays d’origine, « le Ghana ». Il renvoie, à cet égard, à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH », du 23 février 2012, rendu dans l’affaire Hirsi Jamaa et al. c. Italie, ainsi qu’à un arrêt de la CJUE du 21 décembre 2011, rendu dans une affaire M.S.e.a., référencé sous les numéros C-411/10 et C-493/10.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, le demandeur conclut qu’il y aurait lieu de réformer la décision déférée « sur base d’une application disproportionnée, sinon erronée, sinon fausse » de l’article 28, paragraphe (1), point a) de la loi du 18 décembre 2015, sinon d’une violation de l’article 13 de la CEDH, combiné à l’article 4 du Protocole additionnel n° 4 à la CEDH, désigné ci-après « le Protocole n° 4 », ainsi que l’article 3 de la CEDH et l’article 4 de la Charte.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis 7accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A), prévoit que « [l]’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui a présenté une demande dans un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que Monsieur (A) a déposé deux demandes de protection internationale en Allemagne en date des 9 et 25 avril 2019 et que les autorités allemandes ont accepté de le reprendre en charge le 15 novembre 2024 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Il échet ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais il soutient que son transfert vers l’Allemagne violerait les articles 3, paragraphe (2), alinéa 2, 17, paragraphe (1) et 32, point 1 du règlement Dublin III, l’article 28, paragraphe (1), point 1 de la loi du 18 décembre 2015, les articles 3 et 13 de la CEDH, l’article 4 du Protocole n° 4, ainsi que l’article 4 de la Charte.
Le tribunal précise ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la 8détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.
[…]».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile, auquel l’Allemagne adhère, a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
9l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, si le demandeur estime que les défaillances systémiques en Allemagne résulteraient d’un traitement discriminatoire exercé de la part des autorités policières allemandes à l’encontre des demandeurs de protection internationale, sous forme d’un usage excessif de force et de contrôles d’identité ciblés, ainsi que du fait que les demandeurs de protection internationale, en particulier ceux originaires d’Afrique, seraient enfermés dans des « centres » situés dans des endroits isolés, le tribunal se doit tout d’abord de constater que les 5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
10allégations du demandeur s’appuient exclusivement sur un rapport publié par l’organisation non-gouvernementale « Amnesty international » relatif à la situation en Allemagne en 2017, voire 2018, soit datant d’il y a six à sept ans. Compte tenu du décalage temporel significatif, le tribunal estime que ce document ne saurait être considéré comme une source établissant de manière crédible et fiable la situation actuelle en Allemagne en ce qui concerne les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale.
En outre, le demandeur n’a pas fourni le moindre élément probant qui serait de nature à établir qu’à l’heure actuelle l’Allemagne connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que les conditions matérielles des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH.
En effet, le demandeur ne fournit aucun élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Allemagne, ou encore que ceux-ci n’auraient en Allemagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que l’Allemagne est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est en tant que membre de l’Union européenne tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques de la Convention torture et de la Convention de Genève.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Elle ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne des ressortissants nigérians dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Le tribunal constate également que le demandeur ne produit aucun autre élément probant, tel que des rapports d’organisations internationales, qui permettrait d’appuyer son argumentation fondée sur l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, qui atteindraient le seuil de gravité tel que décrit ci-avant, de même qu’il n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH, relative 11à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dénommé ci-après « l’UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui exposerait les demandeurs de protection internationale à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Il ne se dégage plus particulièrement pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement, les droits du demandeur n’auraient pas été respectés en Allemagne dans le cadre du traitement de sa demande de protection internationale y introduite. Il ne se dégage pas non plus du dossier qu’au cours du traitement de sa demande de protection internationale, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, d’une part, que le demandeur n’a pas soumis au tribunal des éléments suffisamment convaincants permettant de retenir qu’il encourt un risque de se voir confronté à une limitation de facto ou en vertu de dispositions légales ou réglementaires allemandes des conditions d’accueil qui serait contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et, d’autre part, à supposer qu’en cas de retour du demandeur dans ledit pays, il serait confronté à une limitation de l’accès aux conditions d’accueil, une telle limitation ne constitue pas per se une violation de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, sous réserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence.
La question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide allemand - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents allemands - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système allemand n’était pas conforme aux normes européennes.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Allemagne, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale, voire ceux ayant introduit une seconde demande après avoir été déboutés d’une première, ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Allemagne, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Dans ces circonstances, le tribunal retient que le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt le rejet.
12 Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant14.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé15.
Le tribunal est toutefois amené à retenir qu’en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer qu’au cours de son séjour en Allemagne, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités allemandes avant de le transférer.
Dans la mesure où il ne se dégage d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que le demandeur puisse être considéré comme une personne vulnérable, tel qu’il l’affirme péremptoirement dans le recours sous analyse, et qu’il n’a plus particulièrement versé aucune pièce faisant état du moindre problème de santé, ce dernier ayant, par ailleurs, déclaré dans le cadre de son entretien Dublin III que « at the hospital, they told me that everything is ok » et qu’il se sent bien, il ne saurait pas non plus être reproché à l’autorité ministérielle de ne pas avoir sollicité de la part des autorités allemandes des garanties individuelles quant à une « assistance suffisante tant en matière de soins de santé que pour garantir un accompagnement global dans la poursuite de sa demande de protection internationale et de ses droits 12 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96 14 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
15 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
13fondamentaux en matière d’asile ». Le moyen relatif à une violation de l’article 32, point 1 du règlement Dublin III encourt dès lors le rejet.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Etant donné que le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que, compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, nonobstant le constat fait ci -avant de l’absence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation desdits articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte encourt également le rejet.
En ce qui concerne encore la crainte d’un refoulement vers le pays d’origine du demandeur, respectivement vers « le Ghana », il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202316, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision entreprise n’implique ni un retour au pays d’origine du demandeur ni au « Ghana », mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce l’Allemagne, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté.
Il convient ensuite de constater à cet égard que l’Allemagne respecte a priori - le demandeur ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - en tant 16 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
14que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que, plus particulièrement, le principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et que ledit Etat membre dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »).
Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert du demandeur vers l’Allemagne exposerait ce dernier à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article, non invoqué en l’espèce, 33 de la Convention de Genève et contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, ou encore à l’article 4 du Protocole n°4. Le moyen afférent est dès lors à rejeter.
Par ailleurs, si par impossible les autorités allemandes devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant, comme soutenu, en violation des articles précités, à supposer que l’intéressé soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour dans son pays d’origine, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - le demandeur devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes compétentes en usant des voies de droit adéquates17 - de saisir la CourEDH et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
En ce qui concerne enfin le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres18, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201719.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge20, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, 17 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
18 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
19 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
20 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 (3e volet) et les autres références y citées.
15mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration21.
En l’espèce, force est au tribunal de rappeler, tel que retenu ci-avant, que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement tant l’existence d’un prétendu état de vulnérabilité, que l’existence dans son chef d’un risque de traitement inhumain au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, sans que d’autres considérations aient été mises en avant par l’intéressé sous cet aspect pour infirmer le constat afférent du tribunal, de sorte que le moyen tiré d’une violation par le ministre de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III est également à rejeter.
En ce qui concerne finalement l’invocation par le demandeur d’une violation de l’article 13 de la CEDH, ce moyen est également à rejeter faute de développements circonstanciés du concerné, étant rappelé à cet égard qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer la carence de la partie demanderesse et de rechercher lui-même les développements juridiques qui auraient pu se trouver à la base de ses moyens.
Il s’ensuit que le ministre a à bon droit et sans violer l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, pu décider de transférer le demandeur vers l’Allemagne, l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale.
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, et à défaut de tout autre moyen, le recours en réformation sous analyse est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Annemarie THEIS, premier juge, Caroline WEYLAND, premier juge, Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, et lu à l’audience publique du 2 janvier 2025 par le premier juge Annemarie THEIS, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Annemarie THEIS 21 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.