Tribunal administratif N° 52422 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52422 1re chambre Inscrit le 21 février 2025 Audience publique du 12 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A), connu sous différents alias, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52422 du rôle et déposée le 21 février 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Syrie) et d’être de nationalité syrienne, connu sous différents alias, actuellement assigné à résidence à la maison retour sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 13 février 2025 de le transférer vers la Bulgarie comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 février 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis TINTI et Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 5 mars 2025.
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Le 3 décembre 2024, Monsieur (A), connu sous différents alias, ci-après désigné par « Monsieur (A) », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant introduit des demandes de protection internationale en Bulgarie, le 20 novembre 2023, et aux Pays-Bas, le 3 mai 2024.
Le 23 décembre 2024, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les 1critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 27 janvier 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues bulgares une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par courrier du 29 janvier 2025.
Encore, le 27 janvier 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues néerlandais une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut refusée par ces derniers par courrier du 29 janvier 2025.
Par arrêté du 30 janvier 2025, notifié à l’intéressé à la même date, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour pour une durée de trois mois.
Par décision du 13 février 2025, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Monsieur (A) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Bulgarie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 3 décembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d et du règlement (UE) n°604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-
après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Bulgarie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains, le rapport de Police Judiciaire du 3 décembre 2024 ainsi que le rapport d'entretien Dublin III du 23 décembre 2024 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 3 décembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale sur le territoire des Etats membres en Bulgarie en date du 20 novembre 2023 et une demande aux Pays-Bas en date du 3 mai 2024.
2Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable de l'examen de votre demande de protection internationale introduite au Luxembourg, un entretien Dublin III a été mené en date du 23 décembre 2024.
Sur base des éléments à notre disposition, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités bulgares en date du 27 janvier 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités bulgares en date du 29 janvier 2025.
2.
Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3.
Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 3 décembre 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale sur le territoire des Etats membres en Bulgarie en date du 20 novembre 2023 et une demande aux Pays-Bas en date du 3 mai 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 20 septembre 2023, lorsque vous vous seriez rendu en Turquie. Après un mois et demi sur le territoire turc, vous seriez entré sur le territoire des Etats membres en traversant la frontière bulgare à pied.
Vous avez introduit une demande de protection internationale en Bulgarie en date du 20 novembre 2023. Votre demande aurait été rejetée et un ordre de quitter le territoire vous aurait 3été notifié. Vous seriez resté six mois sur le territoire bulgare, dont quatre mois en prison. Après votre libération, vous auriez emprunté la route des Balkans jusqu'en Italie et puis vous auriez traversé la Suisse, la France et finalement la Belgique avant d'arriver aux Pays-Bas fin avril 2024.
Vous avez introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 3 mai 2024. Votre demande aurait été rejetée et les autorités néerlandaises vous auraient signalé la responsabilité des autorités bulgares, ainsi que votre transfert vers la Bulgarie dans le cadre d'une procédure Dublin. Vous auriez quitté le territoire néerlandais en novembre 2024 afin d'éviter votre éloignement vers la Bulgarie.
Vous seriez alors parti pour le Luxembourg, où vous déclarez être arrivé en train en date du 26 novembre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 23 décembre 2024, vous avez déclaré aller bien. Force est donc de constater que vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Bulgarie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en Bulgarie par peur de devoir retourner en prison ou d'être éloigné en Turquie.
Rappelons à cet égard que la Bulgarie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Bulgarie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Bulgarie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Bulgarie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Bulgarie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant tes autorités judiciaires bulgares.
4 Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Bulgarie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Bulgarie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Bulgarie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela devait s'avérer nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Bulgarie en informant les autorités bulgares conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités bulgares n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 21 février 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 13 février 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Arguments des parties 5A l’appui de son recours, après avoir exposé les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, le demandeur reproche « un manquement de l’autorité ministérielle luxembourgeoise quant à son devoir de coopération (…) dont la conséquence est de ne pas permettre par le tribunal de Céans une juste évaluation du risque dans son chef de subir en cas de transfert vers la Bulgarie une violation de ses droits à savoir notamment le risque d’un retour forcé sans évaluation individuelle de sa situation personnelle sinon un refoulement ».
En se basant sur un rapport de l’Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés, ci-après désignée par « l’OSAR », du 6 août 2023 intitulé « BULGARIE- Situation actuelle des personnes requérants d’asile et des personnes au bénéfice d’un statut de protection transférées en vertu du règlement Dublin III ou d’accords bilatéraux de réadmission, y compris jurisprudence en la matière », le demandeur explique qu’en Bulgarie il y aurait de nombreuses difficultés auxquelles seraient exposés les demandeurs de protection internationale. Il fait plus particulièrement référence au fait qu’il n’y aurait pas d’hébergement spécial pour les personnes de retour en Bulgarie après un transfert dans le cadre du règlement Dublin III et que la législation bulgare autoriserait la révocation des conditions d’accueil si une « personne d’asile a été suspendue à la suite de la disparition de la personne requérante ». En pratique, ce droit de révocation serait appliqué aux personnes ayant fait l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, mais que des exceptions seraient possibles pour des familles avec enfants et des personnes vulnérables. Les personnes ne bénéficiant pas d’un hébergement dans un centre d’accueil ne recevraient pas non plus à boire ou à manger et ne bénéficieraient d’aucun soutien psychologique.
Le demandeur soutient qu’il y aurait des raisons légitimes de douter qu’une personne transférée en Bulgarie aurait accès aux conditions minimales d’accueil.
Le demandeur fait encore valoir que les services de santé en Bulgarie seraient insuffisants en raison d’un manque de personnel qualifié et de ressources financières ce qui affecterait tant la population locale que les demandeurs de protection internationale.
Il soutient encore que les demandeurs de protection internationale seraient systématiquement mis en détention. Ce serait également le cas pour les demandeurs déboutés transférés dans le cadre d’un transfert Dublin III.
Le demandeur conclut ensuite à une violation de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », en précisant que les Etats membres et plus particulièrement les juridictions nationales ne pourraient « initier un transfert (…) » s’ils constatent que le transfert se heurte aux dispositions de l’article 4 de la Charte. Il rappelle être exposé à un risque de se voir placé en détention par les autorités bulgares une fois son transfert exécuté et renvoie dans ce contexte à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 28 avril 2011, C-61/11 PPU, Hassen El Dridi, alias Soufi Karim.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.
Appréciation du tribunal Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la 6personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement, la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités bulgares pour le traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Bulgarie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Bulgarie, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 20 novembre 2023 et que les autorités bulgares avaient accepté sa reprise en charge le 29 janvier 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Force est de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Bulgarie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais invoque l’existence, dans son chef, un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Bulgarie.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Pour autant qu’à travers son argumentation ayant trait à une méconnaissance par la Bulgarie des droits fondamentaux, le demandeur ait entendu soulever l’existence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection international, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que celui-ci prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans 7la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que la Bulgarie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dsignée par « la CEDH », le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
8mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le tribunal constate qu’il ressort certes du rapport invoqué par le demandeur que les autorités bulgares connaissent de sérieux problèmes quant à leur politique d’asile actuelle, dans la mesure où il est fait référence, notamment, aux conditions de vie difficiles régnant dans les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, aux difficultés auxquelles les demandeurs peuvent, selon le cas de figure, être exposés pour obtenir un hébergement dans un tel centre et pour accéder aux soins médicaux, et à certaines pratiques inacceptables de la part de ces autorités, telles que des « pushbacks » violents aux frontières du pays.
Il n’en reste pas moins qu’au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, ce même rapport 5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibidem, pt. 92.
11 Ibidem, pt. 93.
9n’est pas suffisant pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Bulgarie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte.
Cette conclusion n’est pas énervée par les développements du demandeur selon lesquels la législation bulgare autoriserait la révocation des conditions d’accueil si une demande d’asile a été suspendue en raison de la disparition de la personne concernée.
En effet, le rapport, précité, de l’OSAR du 6 août 2023 précise certes à cet égard que « (…) La législation bulgare autorise la révocation des conditions d’accueil si une demande d’asile a été suspendue à la suite de la disparition de la personne requérante. Dans la pratique, le SAR applique ce droit de révocation aux personnes transférées en vertu du règlement Dublin. Dans la plupart des cas, on leur refuse l’hébergement dans les centres d’accueil. Des exceptions sont possibles pour les familles avec enfants et d’autres personnes requérantes d’asile vulnérables, sachant toutefois qu’il n’existe aucun mécanisme opérationnel permettant d’identifier ces dernières. Les personnes requérantes d’asile qui ne sont pas hébergées dans un centre d’accueil ne reçoivent ni à boire ni à manger et ne bénéficient d’aucun soutien psychologique. (…) »12.
Il n’en reste pas moins qu’il ressort du même rapport que « (…) le SAR suspend la procédure d’asile si une personne en quête de protection quitte la Bulgarie avant la fin de la procédure. Depuis les modifications de la loi en 2020, dans un tel cas de figure, le SAR a le droit de mettre directement fin à la procédure d’asile sans passer par une phase de suspension. Dans un cas comme dans l’autre, aucune décision n’est prise quant au fond, de sorte que la procédure peut être rouverte. Depuis 2015, la loi prévoit expressément la réouverture obligatoire de la procédure d’asile pour les personnes renvoyées dans le cadre de la procédure Dublin qui n’ont pas encore reçu de décision matérielle sur leur demande d’asile (y compris par défaut). En revanche, elle ne garantit l’accès ni à des repas ni à un hébergement fournis par l’État dans les centres d’accueil, sauf pour les personnes vulnérables. Pour toutes les autres personnes renvoyées dans le cadre de Dublin, les repas et l’hébergement sont fonction des capacités d’accueil nationales limitées et des disponibilités. Si aucune place d’hébergement n’est disponible dans les centres d’accueil du SAR, ces personnes doivent assurer leur hébergement et leurs repas à leurs frais. En 2022, le SAR a fait état d’un manque criant de capacités d’hébergement pour les personnes transférées dans le cadre de la procédure Dublin non considérées comme particulièrement vulnérables. (…) »13.
Il s’ensuit que si la suspension d’une demande de protection internationale à la suite du départ de la personne concernée peut entraîner la révocation des conditions d’accueil, révocation qui, selon le susdit rapport, serait, en pratique, prononcée à l’égard des personnes transférées dans 12 OSAR, « Bulgarie – Situation actuelle des personnes requérantes d’asile et des personnes au bénéfice d’un statut de protection transférées en vertu du règlement Dublin III ou d’accords bilatéraux de réadmission, y compris jurisprudence en la matière », 6 août 2023, p. 12.
13 Ibidem, p. 8 et 9.
10le cadre du règlement Dublin III, cette suspension n’est cependant pas définitive, étant donné que la procédure peut être rouverte, réouverture qui est obligatoire pour les personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III qui n’ont pas encore reçu de décision formelle sur leur demande d’asile. Cette réouverture entraîne la possibilité d’obtenir à nouveau l’accès à un hébergement et à des repas fournis par l’Etat, accès qui, pour les demandeurs ne pouvant être qualifiés de personnes vulnérables, n’est cependant pas de droit, mais dépend des capacités d’accueil nationales et des disponibilités.
Sur ce dernier point, le rapport de l’« Asylum information database » (« AIDA »), intitulé « Country Report: Bulgaria – 2023 Update », tel que cité par le délégué du gouvernement, précise que « (…) Dublin returnees for whom the procedure can be reopened and continued are usually accommodated in an asylum reception centre upon request14, although this depends on the occupancy in reception centres. (…) »15. Par ailleurs, il ressort du même rapport que « (…) 2,736 asylum seekers resided in reception centres as of the end of 2023, thereby marking an occupancy rate of 77%16 (…) »17.
Au vu de ces éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi qu’en Bulgarie, les personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III se verraient automatiquement et durablement refuser un hébergement de la part des autorités bulgares, étant encore précisé qu’il ressort du susdit rapport de l’AIDA qu’un éventuel refus d’hébergement peut être attaqué devant les juridictions bulgares18.
Il échet, par ailleurs, de constater que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale en Bulgarie, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précité.
En cas de transfert vers la Bulgarie, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur de protection internationale débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
En effet, la directive Accueil prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »19. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE ».
14 Souligné par le tribunal.
15 AIDA, « Country Report: Bulgaria – 2023 Update », p. 77.
16 Souligné par le tribunal.
17 AIDA, « Country Report: Bulgaria – 2023 Update », p. 82.
18 Ibidem, p. 79.
19 Considérant n° 25.
11De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive.
Le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, y compris l’hébergement, ne constitue ainsi pas un droit absolu, de sorte que la limitation de ce bénéfice ne saurait per se constituer une violation de l’article 4 de la Charte.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») relative à une suspension générale des transferts vers la Bulgarie, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Bulgarie de ressortissants syriens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile bulgare qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Bulgarie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.20 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte21, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.22 En l’espèce, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son appréciation qu’au cours du séjour du demandeur en Bulgarie, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
20 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
21 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
22 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 88.
12 Monsieur (A) soutient qu’il encourrait un risque d’être placé en détention à la suite de son transfert vers la Bulgarie.
Il échet à cet égard de relever que la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux nomes et procédures commune applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ci-après désignée par « la directive Retour », prévoit la possibilité de placer en rétention administrative une personne en séjour irrégulier.
Il convient, par ailleurs, de retenir que l’arrêt de la CJUE cité par le demandeur dans ce contexte n’est pas pertinent en l’espèce, étant donné que, d’un côté, il concerne une réglementation italienne prévoyant l’infliction d’une peine pénale d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier pour le seul motif que celui-ci demeure, en violation d’un ordre de quitter le territoire dans un délai déterminé, sur ledit territoire sans motif justifié, alors que Monsieur (A), qui reste en défaut d’alléguer et a fortiori de prouver que la législation bulgare contiendrait des dispositions similaires, risque tout au plus de faire l’objet d’une rétention administrative en attente de son éloignement vers son pays d’origine, et, d’un autre côté, la directive Retour n’avait à l’époque dudit arrêt pas encore été transposée dans l’ordre juridique italien. Ledit arrêt précise, par ailleurs, qu’une peine d’emprisonnement, en raison notamment de ses conditions et modalités d’application, « risque de compromettre la réalisation de l’objectif poursuivi par ladite directive, à savoir l’instauration d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier » et, ainsi, de retarder l’exécution de la décision de retour23.
S’agissant de l’argumentation du demandeur ayant trait à une violation du principe de non-refoulement, le tribunal relève que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202324, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat, en l’occurrence la Bulgarie, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités bulgares. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que la Bulgarie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à 23 CJUE, 28 avril 2011, C-61/11 PPU, Hassen El Dridi, alias Soufi Karim, paragraphe 59.
24 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-315/21 et C-328/21.
13ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
Par ailleurs, il n’appert de toute façon pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant, tel que relevé ci-dessus, précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only », le règlement Dublin III cherchant, en effet, à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat de leur choix.
A cela s’ajoute que si les autorités bulgares devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement de l’article 33 de la Convention de Genève, alors même que dans son pays d’origine, il serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie et son intégrité physique, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités bulgares en usant des voies de droit adéquates.
Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités bulgares de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
L’argumentation ayant trait à une violation du principe de non-refoulement est, au vu des développements faits ci-avant, à rejeter pour ne pas être fondée.
Dans ces circonstances, le tribunal est amené à conclure que le demandeur reste en défaut d’établir que son transfert vers la Bulgarie l’exposerait personnellement à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, de sorte que le moyen ayant trait à une violation isolée dudit article est à rejeter.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 12 mars 2025 par :
Daniel WEBER, vice-président, Michèle STOFFEL, vice-président, Izabela GOLINSKA, attaché de justice délégué, 14en présence du greffier Luana POIANI.
s. Luana POIANI s. Daniel WEBER 15