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24/03/2025 | LUXEMBOURG | N°52449

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 24 mars 2025, 52449


Tribunal administratif N° 52449 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52449 1re chambre Inscrit le 27 février 2025 Audience publique du 24 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52449 du rôle et déposée le 27 février 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Marlène AYBEK, a

vocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Mo...

Tribunal administratif N° 52449 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52449 1re chambre Inscrit le 27 février 2025 Audience publique du 24 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52449 du rôle et déposée le 27 février 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Marlène AYBEK, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Syrie) et être de nationalité syrienne, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 13 février 2025 de le transférer vers la France comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2025 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marlène AYBEK et Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 12 mars 2025.

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Le 22 juillet 2024, Monsieur (A), après être arrivé au Luxembourg par avion en provenance d’… (Turquie), se rendit au guichet A3 de l’aéroport du Luxembourg pour y déclarer avoir détruit son passeport syrien, de sorte à ne plus disposer d’un document d’identité.

Le 8 août 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à une consultation dans la base de données VIS, qu’il était titulaire d’un visa délivré par les autorités françaises, valable du 10 juin au 25 juillet 2024, tandis qu’une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC renseigne qu’il avait irrégulièrement franchi la frontière luxembourgeoise le 22 juillet 2024.

1 Par courrier du 8 août 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », convoqua Monsieur (A) à un entretien pour le 16 août 2024 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », auquel il ne se présenta pas, tel que cela ressort d’une note au dossier du 16 août 2024.

Le 22 octobre 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues français une demande de prise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers en date du 19 décembre 2024 sur base du même article.

Par décision du 13 février 2025, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le lendemain, le ministre informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 8 août 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains, le rapport de Police Judiciaire du 8 août 2024 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 8 août 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac n’a fourni aucun résultat.

Il ressort cependant des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment de la consultation de la base de données VIS, que la France vous a délivré un visa valable du 10 juin 2024 au 25 juillet 2024 avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres au Luxembourg en date du 22 juillet 2024.

2 Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, vous avez été convoqué à un entretien Dublin III en date du 16 août 2024. Cet entretien n’a pas eu lieu, étant donné que vous ne vous êtes pas présenté au rendez-vous prévu.

Sur base des éléments à notre disposition, une demande de prise en charge en vertu de l’article 12(4) du règlement DIII a été adressée aux autorités françaises en date du 22 octobre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 20 décembre 2024.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

La responsabilité de la France est acquise suivant l’article 12(4) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d’un visa périmé depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre et que l’Etat membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment de la consultation de la base de données VIS, que la France vous a délivré un visa valable du 10 juin 2024 au 25 juillet 2024 avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres au Luxembourg en date du 22 juillet 2024.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d’origine en 2013, lorsque vous vous seriez rendu au Liban. Vous seriez resté au Liban une année avant de vous rendre en Egypte, où vous auriez vécu une dizaine d’années.

En juillet 2024, vous auriez quitté l’Egypte afin de vous rendre sur le territoire des Etats membres. Vous auriez alors pris un vol pour le Luxembourg après un bref transit par Istanbul.

Vous auriez voyagé et seriez entré sur le territoire des Etats membres grâce à votre visa français.

3Vous êtes arrivé au Luxembourg en date du 22 juillet 2024 et vous avez déclaré auprès de la police de l’aéroport avoir détruit votre passeport et de ne pas être en possession d’un document de voyage valable. Vous auriez détruit le passeport contenant un visa établi par les autorités françaises pour éviter d’être transféré en France.

Lors de votre entretien avec la Police Judiciaire en date du 8 août 2024, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, lors de ce même entretien vous avez indiqué être venu au Luxembourg parce que votre frère y réside.

Rappelons que la France est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en France, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités françaises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités françaises compétentes, notamment judiciaires.

Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du 4règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Notons dans ce contexte que bien qu’il soit compréhensible que vous voudriez rester près de votre frère qui réside ici au Luxembourg, il y a lieu de constater que vous êtes tous les deux majeurs d’âge et capable de vivre seuls sans l’assistance d’un membre de famille. Ainsi, rien n’empêche votre transfert vers la France.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la France, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 27 février 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 13 février 2025.

Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28 (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Prétentions des parties 5A l’appui de son recours et en fait, le demandeur rappelle certains des faits et rétroactes tels que relevés ci-avant, tout en précisant avoir obtenu un visa de la part des autorités françaises afin de lui permettre de rejoindre son frère (B), mineur à l’époque, se trouvant au Luxembourg depuis le 27 juin 2023.

Il souligne, dans ce contexte, que tant lui-même que son frère aurait déclaré par écrit aux autorités luxembourgeoises le 2 août 2024 qu’ils souhaiteraient rester ensemble sur le territoire luxembourgeois. Or, malgré ce souhait, ainsi que la minorité de son frère au moment de son arrivée au Luxembourg et les conséquences néfastes que son transfert vers la France entraînerait pour lui et son frère, compte tenu de la famille qu’ils formeraient, les autorités ministérielles auraient décidé de le transférer vers ledit pays.

Le demandeur, après avoir ajouté qu’il souhaiterait étudier et s’occuper de son frère, fait valoir qu’il serait préférable pour la fratrie de rester ensemble et de se soutenir mutuellement dans la vie quotidienne, plutôt que d’être séparée et livrée, chacun d’eux, à soi-même, sans soutien familial, dans deux pays différents.

En droit, le demandeur se prévaut d’une violation « de la loi et du règlement communautaire », ainsi que de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », et de l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », sinon d’une erreur manifeste d’appréciation des faits par le ministre. Il reproche, à ce sujet, au ministre d’avoir fait une appréciation erronée des faits de l’espèce, alors que la France – pays dans lequel il n’aurait pas déposé de demande de protection internationale au vu de son intention de rejoindre son frère au Luxembourg – ne serait pas « apte » pour traiter sa demande de protection internationale.

Ensuite, après avoir cité l’article 6 du règlement Dublin III et rappelé son jeune âge ainsi que celui de son frère (B), Monsieur (A) insiste sur le fait qu’il serait dans leur intérêt supérieur de pouvoir rester ensemble. En décidant malgré tout de le transférer vers la France, le ministre n’aurait pas pris en compte (i) leur âge, notamment la minorité de son frère (B) au moment de son arrivée au Luxembourg, (ii) la possibilité de maintenir l’unité familiale, ainsi que le bien-

être et le développement de (B), et (iii) les autres conditions prévues par le règlement Dublin III.

Le demandeur invoque également une violation de l’article 10 du règlement Dublin III, en ce que son frère (B) serait demandeur de protection internationale au Luxembourg depuis le 27 juin 2023 et qu’ils auraient tous les deux exprimé, par une déclaration écrite transmise aux autorités ministérielles le 2 août 2024, leur souhait de rester ensemble au Luxembourg. En formulant néanmoins une demande de prise en charge dans son chef aux autorités françaises le 22 octobre 2024, le ministre aurait violé l’article 10, prémentionné, du règlement Dublin III. Le demandeur fait encore valoir à ce propos qu’eu égard au fait que la demande de prise en charge n’aurait été envoyée aux autorités françaises par leurs homologues luxembourgeois qu’en date du 22 octobre 2024, le ministre aurait pu rendre la décision déférée en date du 13 février 2025, ce qui lui aurait permis de considérer son frère (B) comme personne majeure. La décision déférée méconnaîtrait, dès lors, de manière grave et manifestement illégale ses droits ainsi que ceux de son frère, tels qu’ils leur seraient pourtant reconnus par les articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte, ainsi que par les articles 2 et 3 de la CEDH. Le demandeur précise encore à cet égard que, dans la mesure où le dépôt d’une demande de protection internationale entraînerait une interdiction de sortie du territoire, la fratrie ne pourrait se voir uniquement lorsque chacun d’entre eux aurait obtenu un titre de séjour dans leur pays de résidence.

6Au vu de ce qui précède, le demandeur estime qu’avant d’exécuter son transfert vers la France, il devrait disposer de la garantie que son transfert n’entraînerait aucune atteinte à ses droits fondamentaux ni à ceux de son frère.

Enfin, le demandeur s’empare d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, en soulignant qu’il formerait une famille avec son frère et que, pour leur bien-être et leur développement, ils devraient être ensemble. Son transfert vers la France les exposerait, dès lors, à un préjudice grave et sérieux dans leur développement physique et psychologique, ce qui serait contraire à cet article 17 (1) du règlement Dublin III et à l’article 4 de la Charte.

Monsieur (A) précise, dans ce contexte, que l’exercice du pouvoir souverain du ministre d’appliquer la clause discrétionnaire n’échapperait pas au contrôle de légalité du juge administratif, tout en soulignant qu’au regard des pièces versées en cause, il apparaîtrait disproportionné de l’obliger de partir en France. Le ministre aurait, à ce sujet, une « obligation morale » pour examiner sa demande de protection internationale.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Appréciation du tribunal A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.

L’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 12 (4) du règlement Dublin III, sur le fondement duquel la décision litigieuse a été également prise, dispose, quant à lui, que : « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres.

Lorsque le demandeur est titulaire d’un ou plusieurs titres de séjour périmés depuis plus de deux ans ou d’un ou plusieurs visas périmés depuis plus de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre et s’il n’a pas quitté le territoire des États membres, l’État membre dans lequel la demande de protection internationale est introduite est responsable. ».

7 Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a émis à l’égard du demandeur de protection internationale concerné un visa lui ayant permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, périmé depuis moins de six mois, respectivement un titre de séjour périmé depuis moins de deux ans.

Le tribunal constate de prime abord que la décision de transférer le demandeur vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur (A), mais la France, étant donné que cet Etat membre lui avait délivré un visa valable du 10 juin au 25 juillet 2024, lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire des Etats membres, et que les autorités françaises avaient accepté sa prise en charge le 19 décembre 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Le demandeur conteste, de l’entendement du tribunal, la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, en invoquant, en substance, qu’il n’aurait pas déposé de demande de protection internationale en France et que son frère résiderait au Luxembourg, de sorte à soulever une violation des articles 6 et 10 du règlement Dublin III, 8 de la CEDH et 7 de la Charte, ainsi que 2 et 3 de la Charte. Au vu de cette même circonstance, il soulève encore une violation des articles 17 (1) du règlement Dublin III et 4 de la Charte.

Il échet à cet égard de constater que les développements du demandeur tenant au fait qu’il n’aurait pas déposé une demande de protection internationale en France sont à écarter, alors que non seulement une telle condition n’est pas prévue par l’article 12 (4) du règlement Dublin III, mais qu’il ne revient, par ailleurs, pas au tribunal de suppléer à la carence des parties dans le développement de leurs moyens et de rechercher lui-même les conclusions en droit qu’ils entendent en tirer.

Pour ce qui est des moyens avancés par le demandeur pour solliciter l’annulation de son transfert, en raison de la présence de son frère sur le territoire luxembourgeois, le tribunal précise tout d’abord, que l’article 7 (2) du règlement Dublin III prévoit que : « 2. La détermination de l’État membre responsable en application des critères énoncés dans le présent chapitre se fait sur la base de la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa demande de protection internationale pour la première fois auprès d’un État membre. ». C’est dès lors la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa première demande de protection internationale auprès d’un Etat membre qui est déterminante pour définir l’Etat membre responsable. En l’espèce, il ressort de la recherche effectuée par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC que Monsieur (A) a déposé pour la première fois une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 8 août 2024. Il s’ensuit que la situation du demandeur doit être examinée telle qu’elle se présentait le 8 août 2024, date à laquelle son frère (B) était encore mineur, pour déterminer l’Etat membre responsable de sa demande de protection internationale.

S’agissant, ainsi, de la violation alléguée de l’article 10 du règlement Dublin III, il y a lieu de relever que l’article figure dans le chapitre III dudit règlement, intitulé « Critères de détermination de l’Etat membre responsable ». Cet article 10, intitulé « Membres de la famille demandeurs d’une protection internationale » dispose que : « Si le demandeur a, dans un Etat 8membre, un membre de sa famille dont la demande de protection internationale présentée dans cet Etat membre n’a pas encore fait l’objet d’une première décision sur le fond, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. ».

Sur le fondement de l’article 10, précité, du règlement Dublin III, un Etat membre est donc responsable de l’examen d’une demande de protection internationale à condition, d’une part, qu’un membre de la famille du demandeur a introduit une demande de protection internationale dans cet Etat membre n’ayant pas encore fait l’objet d’une première décision sur le fond et, d’autre part, que les intéressés aient exprimé leur souhait par écrit de voir examiner leurs demandes de protection internationale par les autorités de ce même Etat membre.

Il convient de relever que suivant l’article 2 g) du règlement Dublin III, on entend par « membres de la famille », « dans la mesure où la famille existait déjà dans le pays d’origine, les membres suivants de la famille du demandeur présents sur le territoire des Etats membres :

- le conjoint du demandeur, ou son ou sa partenaire non marié(e) engagé(e) dans une relation stable, lorsque le droit ou la pratique de l’Etat membre concerné réserve aux couples non mariés un traitement comparable à celui réservé aux couples mariés, en vertu de sa législation relative aux ressortissants de pays tiers, - les enfants mineurs des couples visés au premier tiret ou du demandeur, à condition qu’ils soient non mariés et qu’ils soient nés du mariage, hors mariage ou qu’ils aient été adoptés au sens du droit national, - lorsque le demandeur est mineur et non marié, le père, la mère ou un autre adulte qui est responsable du demandeur de par le droit ou la pratique de l’Etat membre dans lequel cet adulte se trouve, - lorsque le bénéficiaire d’une protection internationale est mineur et non marié, le père, la mère ou un autre adulte qui est responsable du bénéficiaire de par le droit ou la pratique de l’Etat membre dans lequel le bénéficiaire se trouve ; ».

L’article 2 g) du règlement Dublin III ne mentionnant pas les frères ou sœurs d’une personne majeure, tel que c’est le cas en l’espèce, il convient de retenir que ceux-ci ne peuvent être considérés comme un « membre de la famille » au sens de l’article 10 du règlement Dublin III. En outre, s’il est constant en cause qu’en date du 8 août 2024, le frère du demandeur était encore mineur et demandeur de protection internationale, il n’en reste pas moins que Monsieur (A) reste en défaut de prouver qu’il aurait été responsable de son frère (B) de par le droit ou la pratique du Luxembourg, de sorte que son frère (B) ne tombe, en tout état de cause, pas parmi les personnes visées à l’article 2 g) du règlement Dublin III.

De ce fait, l’argumentation du demandeur suivant laquelle le ministre aurait dû prendre en considération, lors de la détermination de l’Etat membre responsable, le fait que son frère était mineur et demandeur de protection internationale au Luxembourg n’est pas pertinent au regard de l’article 10 du règlement Dublin III. Ainsi, aucun reproche ne saurait être fait au ministre pour ne pas avoir fait application en l’espèce de cet article 10. Le moyen afférent est dès lors à rejeter pour ne pas être fondé.

Concernant le moyen invoqué par le demandeur dans ce même contexte ayant trait à une violation, par la décision ministérielle litigieuse, des articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte, aux 9termes desquels « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance […] », respectivement « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », en raison du fait, d’une part, qu’un transfert du demandeur vers la France aurait comme conséquence qu’il ne pourrait pas maintenir son unité familiale avec son frère et, d’autre part, que tant qu’ils n’auraient pas obtenu un titre de séjour dans leurs pays de résidence respectifs, ils ne pourraient pas se voir, le tribunal relève que si la notion de famille restreinte, limitée aux parents et aux enfants mineurs, est à la base de la protection accordée par la CEDH, il n’en reste pas moins qu’une famille existe, au-delà de cette cellule fondamentale, chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits1.

Il échet, par ailleurs, de rappeler que la notion de « vie familiale » ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national2.

En l’espèce, le tribunal constate que le demandeur reste en défaut de démontrer l’existence d’une vie familiale effective avec son frère (B), alors qu’il ne ressort ni des deux déclarations écrites du 2 août 2024 – renseignant uniquement que chacun des frères souhaite rester ensemble avec l’autre sur le territoire luxembourgeois –, ni d’un quelconque autre élément du dossier que Monsieur (A) entretiendrait un lien suffisamment réel et étroit avec son frère pour pouvoir être qualifié de vie familiale effective.

Il échet, dès lors, de conclure que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence d’une vie familiale effective avec son frère (B), mineur à l’époque, de sorte qu’il ne saurait pas non plus utilement se prévaloir d’une violation par le ministre des articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte. Le moyen afférent est partant à rejeter pour être non fondé.

Pour ces mêmes motifs, le moyen tenant à une violation de l’article 6 du règlement Dublin III, relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, est également à rejeter pour être non fondé.

S’agissant du moyen tenant à une violation de l’article 2 de la CEDH, intitulé « droit à la vie », et de l’article 3 de la CEDH, intitulé « Interdiction de la torture », que le demandeur invoque ensemble avec les articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte, et à défaut pour lui d’expliquer en quoi son droit à la vie serait violé, respectivement en quoi il serait soumis à la torture en cas d’un transfert dans son chef vers la France, le tribunal rappelle qu’il ne lui appartient pas de suppléer à la carence des parties dans le développement de leurs moyens et de rechercher lui-même les conclusions en droit qu’ils entendent en tirer, de sorte que ce moyen est également à rejeter.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des 1 Trib. adm., 18 février 1999, n° 10687 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 535 et les autres références y citées.

2 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 488 (2e volet) et les autres références y citées.

10critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres3.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge4, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration5.

En l’espèce, le demandeur invoque la présence, sur le territoire luxembourgeois, de son frère.

A cet égard, le tribunal rappelle qu’il a retenu ci-avant que le demandeur ne tombe pas dans le champ d’application des articles 2 g) et 10 du règlement Dublin III et que son transfert vers la France n’a pas été décidé en violation des articles 6 du règlement Dublin III, 2, 3 et 8 de la CEDH, ainsi que 7 de la Charte.

Si le demandeur soutient que son transfert vers la France équivaudrait à un traitement dégradant, alors qu’il y serait exposé au risque de subir un préjudice grave et sérieux dans son développement physique et psychologique, cette argumentation n’est cependant pas de nature à énerver le constat de la partie étatique ayant trait à l’absence d’élément humanitaire ou exceptionnel justifiant le recours à la clause discrétionnaire. En effet, et tel que retenu ci-avant, le demandeur n’a pas établi qu’il existerait entre lui et son frère une vie familiale effective qui rendrait sa présence au Luxembourg indispensable et qui les exposerait à un risque de subir des séquelles physiques et psychologiques en raison de leur séparation en cas de transfert du demandeur vers la France, de sorte qu’en l’absence d’autres éléments, le tribunal ne saurait partager l’argumentation du demandeur selon laquelle son transfert vers la France constituerait un traitement dégradant.

Ainsi, il ne saurait être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 (1) du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités françaises.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, 3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

4 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 et les autres références y citées.

5 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

11le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 24 mars 2025 par :

Daniel WEBER, vice-président, Michèle STOFFEL, vice-président, Izabela GOLINSKA, attaché de justice délégué, en présence du greffier Luana POIANI.

s. Luana POIANI s. Daniel WEBER 12


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 52449
Date de la décision : 24/03/2025

Origine de la décision
Date de l'import : 29/03/2025
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2025-03-24;52449 ?

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