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25/03/2025 | LUXEMBOURG | N°52431

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 25 mars 2025, 52431


Tribunal administratif N° 52431 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52431 3e chambre Inscrit le 25 février 2025 Audience publique du 25 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52431 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 25 février 2025 par Maître Marcel MARIGO, avo

cat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Mons...

Tribunal administratif N° 52431 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52431 3e chambre Inscrit le 25 février 2025 Audience publique du 25 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52431 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 25 février 2025 par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Guinée) et être de nationalité guinéenne, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant, aux termes de son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 13 février 2025 de le transférer vers la Suisse comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2025 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Yannick GENOT en sa plaidoirie à l’audience publique du 18 mars 2025, Maître Marcel MARIGO s’étant excusé.

Le 23 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-

après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judicaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait introduit une demande de protection internationale en Suisse le 21 décembre 2022. Il s’avéra encore à cette occasion qu’il était signalé par les autorités suisses dans le système d’information Schengen (SIS) avec le motif de recherche suivant :

« Ressortissant d’un pays tiers en vue d’une décision de retour ».

1Par courrier du même jour, notifié à l’intéressé en mains propres également le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », convoqua Monsieur (A) à un entretien pour le 27 janvier 2025 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », auquel il ne se présenta pas, tel que cela ressort d’une note au dossier du 27 janvier 2025.

Le 31 janvier 2025, les autorités luxembourgeoises saisirent leurs homologues suisses d’une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par les autorités suisses en date du 3 février 2025 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

Par arrêté du 3 février 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour pour une durée de trois mois à partir de la notification de la décision en question.

Par décision du 13 février 2025, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée le lendemain, le ministre informa Monsieur (A) qu’il avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 23 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 23 janvier 2025 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 23 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date 2du 21 décembre 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, vous avez été convoqué à un entretien Dublin III qui était prévu pour le 27 janvier 2025. Cet entretien n'a pas eu lieu, étant donné que vous ne vous êtes pas présenté au rendez-vous prévu.

Sur base des informations à notre disposition, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités suisses en date du 31 janvier 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités suisses en date du 4 février 2025 en vertu de l'article 18(1)d.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 21 décembre 2022.

Selon vos déclarations auprès du Service de Police Judiciaire, vous auriez quitté votre pays d'origine en 2020 en direction du Mali où vous y auriez vécu pendant quelques mois avant de partir en Algérie, accompagné de votre frère. Vous seriez ensuite partis ensemble en Tunisie 3et vous auriez, après trois tentatives, réussi à traverser la mer en direction de l'Italie sans votre frère. Après quelques semaines en Italie, vous auriez poursuivi votre chemin vers la Suisse. En Suisse, vous auriez introduit initialement une demande de protection internationale en tant que mineur et finalement après un test osseux, vous auriez été inscrit en tant que majeur. Vous déclarez être resté deux ans en Suisse avant de la quitter pour venir au Luxembourg.

Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Suisse est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Soulignons en outre que la Suisse profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Suisse est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Suisse sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires suisses.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Suisse. Vous ne faites valoir aucun indice que la Suisse ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions suisses.

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

4 Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la Suisse, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Suisse, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avérait nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Suisse en informant les autorités suisses conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 25 février 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 13 février 2025.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

5 Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée. Plus particulièrement, il explique qu’à la suite du rejet de sa demande de protection internationale introduite en Suisse, il aurait été exposé au risque d’être refoulé vers son pays d’origine sans avoir la moindre possibilité de s’y opposer, notamment en usant des voies de recours légales. Ainsi, il aurait décidé de se rendre au Luxembourg pour y introduire une demande de protection internationale. Le concerné donne encore à considérer qu’il souffrirait d’une pseudarthrose et que malgré les deux opérations dont il aurait fait l’objet en Suisse, il ressentirait toujours une douleur importante qui ne lui permettrait pas de porter tout son poids sur sa jambe.

En droit, le demandeur soulève tout d’abord une violation de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et estime que ce serait à tort que le ministre se serait prévalu de la présomption de respect des droits fondamentaux dont bénéficierait la Suisse en tant qu’Etat participant au système européen commun d’asile, alors qu’il se dégagerait d’un article de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (« OSAR »), intitulé « La Suisse viole le principe de non-refoulement » et publié le 29 janvier 2019, que les autorités suisses ne respecteraient pas le principe de non-refoulement. A cet égard, il soutient que les autorités luxembourgeoises ne disposeraient pas de garantie de la part des autorités suisses « au sujet de la prise par lesdites autorités d’une décision de refoulement du requérant vers son pays d’origine ».

Le demandeur soutient encore que l’absence de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », respectivement de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », relative à une suspension générale des transferts vers la Suisse, voire une demande en ce sens de la part du Haut-

Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR », ne prouverait pas, de façon certaine, que la Suisse respecterait ses obligations en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale.

Ainsi, son transfert vers la Suisse, sans aucune perspective d’une prise en charge appropriée de ses droits les plus élémentaires, constituerait une violation des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », ainsi que de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.

Le demandeur invoque ensuite une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, dès lors qu’il aurait fui son pays d’origine après y avoir subi de graves violences physiques en raison de son ethnie. Il fait valoir que dans ces circonstances, il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite audit article.

En conclusion, le demandeur fait plaider que la décision déférée devrait encourir la réformation pour violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, 3, paragraphe (2), alinéa 2 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être 6fondé.

Appréciation du tribunal Le tribunal relève tout d’abord qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités suisses pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Suisse et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précités, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Suisse, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 21 décembre 2022, laquelle avait été refusée, tel qu’il ressort du dossier administratif, le 30 août 2024, et que les autorités suisses ont accepté sa reprise en charge le 3 février 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers la Suisse.

Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe des autorités suisses, respectivement l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises pour connaître de sa demande de protection internationale, mais soutient que son transfert violerait les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, 3, paragraphe (2), alinéa 2 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que l’article 33 de la Convention de Genève.

Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale malgré la compétence de principe d’un 7autre Etat et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH, et auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Quant au moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que cet article prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat déterminé1.

A cet égard, le tribunal relève que la Suisse est tenue au respect, en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole relatif au statut des réfugiés du 31 janvier 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres et les autres Etats participants, tels que la Suisse, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes nos C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt.

78.

8européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes dans l’intérêt tant des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que lesdits Etats peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats participant au système européen commun d’asile, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, qui correspond à l’article 3 de la CEDH et auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état 3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, grande chambre, 10 décembre 2013, n° C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, n° C-163/17, Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.

9de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

En effet, si le demandeur fait certes état, dans son recours, de défaillances systémiques dans les conditions d’accueil au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, il échet toutefois de constater que ce dernier se limite à affirmer de façon péremptoire que les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Suisse seraient défaillantes.

Il reste, à cet égard, en défaut d’apporter la preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Suisse ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’auraient en Suisse aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.

Il ne ressort, par ailleurs, d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal qu’à l’heure actuelle, la Suisse connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que la procédure d’asile et les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement l’article 3 de la CEDH.

Le tribunal ne s’est pas non plus vu soumettre un quelconque document probant relatif aux difficultés prétendument rencontrées de manière générale par les autorités suisses dans le traitement des demandes de protection internationale et dans les conditions d’accueil des demandeurs d’asile.

En outre, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Suisse, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Suisse dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile suisse qui exposerait les demandeurs de protection internationale à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Il échet, par ailleurs, de constater que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale en Suisse, cet Etat ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précité.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

10 En cas de transfert vers la Suisse, il devra, dans ces conditions, y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil, étant relevé que le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, y compris l’hébergement, ne constitue pas un droit absolu, de sorte que la limitation de ce bénéfice ne saurait per se conduire à une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte12.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs de protection internationale vers ce pays.

Le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt dès lors le rejet.

Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats participants sont dans l’obligation d’appliquer le règlement Dublin III, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par ce règlement puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant15.

Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimal étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, le sexe, l’âge et l’état de santé de l’intéressé16.

12 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 95.

13 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 103 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, n° C-163/17, Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 88.

16 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12, pt. 94 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09, pt. 219.

11 Or, force est de constater qu’en l’espèce, le demandeur ne s’est pas présenté à son entretien Dublin III et, dans sa requête introductive d’instance, ne fait pas état de problèmes particuliers qu’il aurait personnellement rencontrés en Suisse, ni n’apporte la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Suisse.

En effet, il ne se dégage pas des éléments du dossier qu’au cours de son séjour en Suisse, le demandeur ait rencontré le moindre problème concret, respectivement que ses conditions d’existence aient atteint un degré de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant, ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités suisses avant de le transférer.

Au-delà de ce constat et pour autant que le demandeur estime qu’en raison de son état de santé, il risquerait d’être exposé en Suisse à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, le tribunal constate que le demandeur se contente d’affirmer qu’il souffrirait d’une pseudarthrose mais qu’il n’allègue pas, ni ne démontre que son état de santé s’opposerait à un transfert vers la Suisse. En effet, le concerné reste en défaut d’établir qu’il ferait l’objet d’un quelconque traitement médical ou médicamenteux, étant relevé que la seule photo d’une ordonnance médicale versée en cause est illisible.

Ce constat s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque élément concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Suisse des soins médicaux dont il pourrait, le cas échéant, avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations imposées par la CEDH respectivement la Charte. Bien au contraire, le demandeur indique lui-

même, dans sa requête introductive d’instance, avoir fait l’objet, en Suisse, de deux opérations en lien avec sa pseudarthrose.

Il s’ensuit qu’en ce qui concerne l’état de santé du demandeur, celui-ci reste en défaut d’apporter un quelconque élément permettant au tribunal de déterminer un éventuel état de vulnérabilité dans son chef.

Il convient encore de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile suisse était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.

Il s’ensuit que le moyen relatif à une violation de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, pris isolément, est à rejeter.

Quant au moyen tiré de la violation de l’article 33 de la Convention de Genève, le tribunal relève que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202317, la juridiction de l’Etat requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur 17 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes nos C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.

12de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat requérant, d’une part, et celles de l’Etat requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.

Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de constater que la décision déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat, en l’occurrence la Suisse, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.

Il échet ensuite de rappeler à cet égard que la Suisse respecte a priori – le demandeur ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter – en tant que signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture, ainsi que, plus particulièrement, le principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et que la Suisse dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »).

Ce constat n’est pas ébranlé par l’article de l’OSAR, dont l’intéressé se prévaut dans ce contexte, lequel concerne le renvoi, par les autorités suisses, d’un ressortissant éthiopien vers l’Italie, où celui-ci bénéficiait du statut de réfugié, ce renvoi ayant été qualifié de violation de la Convention contre la torture par le Comité contre la torture (« CAT ») de l’Organisation des Nations Unies dans une décision du 6 décembre 2018, au motif que sur base du récit de la personne concernée, il aurait été certain qu’elle ne recevrait pas une assistance adéquate pour le traitement de ses graves maladies physiques et psychologiques en Italie.

En effet, ce seul document, qui concerne un cas isolé survenu en 2018 – soit il y a plus de six ans – et non comparable à la situation du demandeur qui ne risque pas d’être transféré par les autorités suisses vers l’Italie ou un autre pays de l’espace Schengen en ce qu’il n’a pas obtenu de protection internationale dans l’un de ces pays, ne permet manifestement pas de conclure à l’existence à l’heure actuelle, d’une pratique systématique ou généralisée de violation du principe de non-refoulement par les autorités suisses, étant encore souligné que les décisions du CAT, et plus généralement celles des comités onusiens chargés de surveiller la mise en œuvre des traités de droits de la personne, ne sont pas contraignantes et sont, en tout état de cause, dépourvues de l’autorité relative de chose jugée18. A défaut d’autres éléments, le demandeur ne saurait pas non plus en déduire un risque individuel dans son chef d’être victime d’une violation de ce même principe.

18 En ce sens : trib. adm., 17 août 2023, n° 49255 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

13 Par ailleurs, il n’appert de toute façon pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), le règlement Dublin III cherchant en effet à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat de leur choix.

A cela s’ajoute que, si par impossible les autorités suisses devaient quand même décider de rapatrier le demandeur dans son pays d’origine en violation de l’article 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses compétentes en usant des voies de droit adéquates. Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités suisses de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Il s’ensuit que les développements du demandeur relatifs à une prétendue violation du principe de non-refoulement laissent d’être fondés.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres19, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201720.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge21, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration22.

19 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

20 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

21 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.

22 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

14Pour se voir appliquer l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, le demandeur se limite à affirmer qu’il aurait fui son pays d’origine après y avoir subi de graves violences physiques en raison de son ethnie.

Cependant, ces éléments à faire valoir par le demandeur au moment de sa demande de protection internationale sont à analyser dans le cadre de l’évaluation de la demande de protection internationale du demandeur, analyse qui a déjà été effectuée par les autorités suisses, lesquelles ont refusé sa demande de protection internationale le 30 août 2024.

Au regard de ce qui précède et dans la mesure où le moyen du demandeur basé sur une violation du principe de non-refoulement vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal conclut, en l’absence d’autres éléments, qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, et en l’absence d’autres moyens, que le recours sous analyse est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 25 mars 2025 par :

Thessy Kuborn, premier vice-président, Sibylle Schmitz, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, en présence du greffier Shania Hames.

s. Shania Hames s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25 mars 2025 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 52431
Date de la décision : 25/03/2025

Origine de la décision
Date de l'import : 29/03/2025
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2025-03-25;52431 ?

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