Tribunal administratif N° 52681 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52681 2e chambre Inscrit le 9 avril 2025 Audience publique du 5 mai 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52681 du rôle et déposée le 9 avril 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Guinée) et être de nationalité guinéenne, actuellement assigné à …, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribué au ministre de l’Immigration et de l’Asile, du 27 mars 2025, de le transférer vers la France, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 avril 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marina LIFA, en remplacement de Maître Lukman ANDIC, et Madame le délégué du gouvernement Cindy COUTINHO en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 28 avril 2025.
Le 14 novembre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section …, de la Police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait auparavant introduit des demandes de protection internationale en France les 10 novembre 2017 et 18 avril 2023, ainsi qu’en Allemagne le 23 août 2022.
Le 3 décembre 2024, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissantles critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 7 janvier 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues français une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par un courrier daté du 21 janvier 2025, sur le même fondement.
Par un arrêté du 5 mars 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », assigna à résidence Monsieur (A) à la maison retour, sise à …, rue … pour une durée de trois mois.
Par décision du 27 mars 2025, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le lendemain, le ministre informa Monsieur (A) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 14 novembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 14 novembre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III du 3 décembre 2024 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 14 novembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 10 novembre 2017, une demande en Allemagne en date du 23 août 2022 et une deuxième demande en France en date du 18 avril 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date 3 décembre 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités françaises le 7 janvier 2025, demande qui fût 2 acceptée au titre de l'article 18(1)d par lesdites autorités françaises en date 21 janvier 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 14 novembre 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 10 novembre 2017, une demande en Allemagne en date du 23 août 2022 et une deuxième demande en France en date du 18 avril 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Guinée pour vous rendre en Libye début 2017. Vers la fin de l'année 2017, vous seriez monté à bord d'une embarcation clandestine en partance pour le territoire des Etats membres en Italie. L'embarcation sur laquelle vous vous trouviez aurait été sauvée en mer et les passagers déposés sur le territoire des Etats membres en Italie. Peu de temps après votre arrivée en Italie, vous auriez quitté le territoire italien afin de vous rendre en France.
Vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 10 novembre 2017. Vous seriez resté de 2017 jusqu'en août 2022 sur le territoire français. A la suite du rejet de votre demande, vous auriez quitté la France afin de vous rendre en Allemagne.
Vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 3 23 août 2022. Vous seriez resté en Allemagne jusqu'à début 2023. Vous auriez quitté le territoire allemand à la suite du rejet de votre demande et de la notification de votre transfert vers la France dans le cadre d'une procédure Dublin. Vous seriez alors retourné en France par vos propres moyens.
Vous avez alors introduit une deuxième demande de protection internationale en France en date du 18 avril 2023. Votre demande aurait été rejetée et vous auriez fait l'objet d'un ordre de quitter le territoire français. Vous seriez resté en France jusqu'à votre départ pour le Luxembourg en novembre 2024. Vous seriez arrivé au Luxembourg en train en date du 13 novembre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 3 décembre2024, vous avez déclaré aller bien. Force est donc de constater que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en France car « la France n'a pas traité ma demande selon les normes internationales et en tenant compte de mes droits » (p.6 du rapport d'entretien du 3 décembre 2024).
Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient 4 sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité à voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 9 avril 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 27 mars 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de lamême loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tout en insistant sur le fait que, lors de son entretien Dublin, il aurait relaté les difficultés auxquelles il aurait été confronté lors de son séjour en France, à savoir des conditions de logement déplorables et des agressions en 2017 et en 2022.
En droit, le demandeur se prévaut en premier lieu d’une violation de l’article 3 paragraphe (2) du règlement Dublin III, en arguant que le ministre se serait manifestement abstenu d’examiner de manière rigoureuse et approfondie la situation prévalant en France, dans la mesure où il y aurait de sérieuses raisons de croire qu’il y existerait des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, entraînant un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dénommée ci-après « la Charte ».
Il cite, dans ce contexte, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») du 21 décembre 2011, dans les affaires jointes C-411/10 et C-493/10 , N. S. e.a., qui aurait souligné que la présomption posée par la confiance mutuelle ne serait pas irréfragable, de sorte qu’il incomberait aux Etats de ne pas transférer un individu lorsque des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat d’accueil constitueraient des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur y courrait un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte.
Il relève que si, dans son arrêt du 19 mars 2019, la CJUE avait, dans une affaire Abubacarr Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, rappelé l’importance de la confiance mutuelle, il n’en resterait pas moins qu’elle aurait également confirmé que celle-ci ne serait pas absolue.
Ce serait à tort que le ministre aurait, dans ce contexte, affirmé, de manière non circonstanciée et sans aucune preuve, que la France serait présumée respecter ses obligations tirées du droit international public.
En effet, selon la jurisprudence de la CJUE, les Etats membres seraient tenus, face à des informations contraires, d’examiner dans chaque cas d’espèce dans quelle situation se retrouverait la personne si elle était transférée vers l’Etat membre concerné et de renoncer à un transfert vers l’Etat responsable s’il ne pouvait être ignoré que les défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil dans ce pays constitueraient des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur de protection internationale courrait un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, ce qui impliquerait que, lorsque des rapports et articles de presse feraient état d’une situation problématique, les autorités nationales chargées de l’examen de la demande de protection internationale auraient l’obligation de s’assurer que les droits fondamentaux du demandeur concerné n’étaient pas mis à mal après son transfert.
En se prévalant notamment d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH »), dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce, ayant retenu une violation de l’article 3 de la CEDH concernant les conditions d’accueil et plus précisément d’hébergement des réfugiés, le demandeur donne à considérer que, lors de son séjour en France, il aurait non seulement été hébergé dans des conditions déplorables, mais également menacé avec une arme et roué de coups, cette dernière agression lui ayant valu plusieurs jours d’incapacité totale de travail, tel qu’en attesteraient les pièces versées en cause. Il ne pourrait dès lors être valablement soutenu que la France serait un pays sûr pour les demandeurs de protection internationale au seulmotif que ledit Etat membre avait ratifié les différentes conventions internationales interdisant les actes de traitement inhumain et dégradant. Il y existerait, au contraire, des défaillances systémiques dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le demandeur se référant à cet égard à un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belge qui aurait conclu en mars 2024 à l’existence de défaillances systémiques dans le dispositif d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, de même qu’à des « données statistiques versées aux débats ».
En deuxième lieu, le demandeur estime que la décision ministérielle litigieuse violerait l’article 3 de la CEDH, en se référant à ce sujet à un arrêt du 2 juillet 2020 de la CourEDH, dans l’affaire N.H. et autres c. France, pour faire valoir qu’il encourrait en cas de transfert vers la France un risque réel et sérieux d’y être exposé à des traitements inhumains et dégradants contraire à l’article 3 de la CEDH.
Après avoir encore cité un extrait d’un arrêt de la CJUE du 16 février 2017, dans l’affaire C.K.H. A.S. c. Republika Slovenija, pour soutenir qu’au vu du caractère absolu de l’interdiction de mauvais traitements imposée par l’article 4 de la Charte, les Etats membres ne pourraient méconnaître un risque réel et avéré de traitements inhumains ou dégradants affectant un demandeur d’asile même s’il n’existait pas de défaillances systémiques dans l’Etat membre responsable, il insiste sur les difficultés rencontrées par la France pour accueillir les demandeurs de protection internationale ainsi que sur ses propres expériences négatives vécues dans ce pays.
Il estime qu’au vu de ces considérations, la décision ministérielle déférée serait à réformer alors qu’elle risquerait de violer l’article 3 de la CEDH.
Finalement, le demandeur conclut à une violation de l’article 13 de la CEDH et plus particulièrement du principe du droit à un recours effectif. En s’appuyant sur deux arrêts de la CJUE, dans des affaires Ghezelbash c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie et Karim c.
Migrationsvertet, il reproche au ministre de s’être contenté d’affirmer que la France serait présumée respecter les dispositions de la CEDH et de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et que lui-même ne risquerait pas de se voir infliger des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert dans ce pays, sans toutefois s’être livré à un examen approfondi de sa situation. Ce constat s’imposerait d’autant plus que la France présenterait actuellement une instabilité gouvernementale, l’extrême droite y ayant « le vent en coupe », et que son gouvernement aurait pris des mesures visant à restreindre l’accueil des demandeurs d’asile et de façon plus générale à restreindre l’immigration en France.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer lapersonne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A) prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande dans un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
En l’espèce, le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer Monsieur (A) vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait la France, en ce qu’il y avait introduit deux demandes de protection internationale les 10 novembre 2017 et 18 avril 2023 et que les autorités françaises ont accepté de le reprendre en charge en date du 21 janvier 2025.
C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers cet Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
En l’espèce, le demandeur, qui ne conteste pas la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour traiter sa demande de protection internationale, voire les suites à y donner, invoque l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi que, de manière plus générale, le risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH, corolaire de l’article 4 de la Charte, en cas de transfert, et, enfin, une violation, par la décision ministérielle litigieuse, de l’article 13 de la CEDH.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire à l’article 3 CEDH -, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, non invoqué en l’espèce, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne l’invocation par le demandeur de défaillances systémiques en France, le tribunal relève que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit que :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des 8 demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, une telle situation empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers cet Etat membre.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la France est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de protection internationale de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur remettant en question cette présomption du respect par la France des droits fondamentaux, puisqu’il fait état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en France, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-
avant, étant, à cet égard, relevé que sa situation est celle d’un demandeur de protection internationale débouté, de sorte que c’est sur cette toile de fond que ses contestations doivent être examinées.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
En effet, le tribunal constate tout d’abord que le demandeur ne produit aucun élément probant, tel que des rapports d’organisations internationales, qui permettrait d’appuyer son argumentation fondée sur l’existence à l’heure actuelle, en France, de défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, qui atteindraient le seuil de gravité tel que décrit ci-avant.
S’il se dégage certes de l’article intitulé « Asile : une analyse statistique confirme les limites du système d’accueil », publié par l’association sans but lucratif Forum réfugiés le 11 juillet 2024 et contenant des données statistiques concernant l’accueil des demandeurs de protection internationale en France en 2023, que les autorités françaises connaissaient au cours de ladite année des problèmes quant à leur politique d’asile en ce sens que certains demandeurs de protection internationale y rencontraient des difficultés en termes de conditions d’accueil, il n’en reste pas moins qu’il ne s’en dégage pas qu’à l’heure actuelle, tout demandeur de protection internationale, quelle que soit sa situation, ne pourrait pas bénéficier de conditions matérielles d’accueil lui permettant de faire face à ses besoins les plus élémentaires en France, Monsieur (A) restant, d’ailleurs, en défaut de mettre d’une quelconque manière la documentation dont il se prévaut en relation avec sa situation personnelle de demandeur de protection internationale débouté devant être transféré en France dans le cadre de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III. Le même constat s’impose en ce qui concerne l’invocation, sans autre discussion par le demandeur, d’un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belges de mars 2024 qui a suspendu à titre provisoire l’exécution d’une décision prise par les autorités belges à l’encontre d’un ressortissant de nationalité burundaise de le transférer vers la France sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.
Le demandeur n’invoque pas non plus une quelconque jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la France, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dénommé ci-après « l’UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la France dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile française qui exposerait les demandeurs de protection internationale déboutés à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Ensuite, il ne se dégage plus particulièrement pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement, les droits du demandeur n’auraient pas été respectés en France dans le cadre du traitement de sa demande de protection internationale y introduite. Il ne se dégage pas non plus du dossier administratif qu’au cours du traitement de sa demande, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Dans ce contexte, le tribunal se doit de constater que lors de son entretien Dublin III, le demandeur n’a pas soutenu que les autorités françaises lui auraient refusé l’accès à la procédure d’asile ou aux conditions matérielles d’accueil. Il a, au contraire, déclaré y avoir été logé dans plusieurs foyers, tandis que dans son recours il explique avoir occupé avec deux autres personnes un studio mis à sa disposition par l’Etat français. Si le demandeur a, dans ce contexte, relaté avoirété agressé avec un couteau par l’une des personnes avec lesquelles il habitait, cette seule circonstance, certes regrettable, n’est, néanmoins et, en tout état de cause, pas de nature à retenir l’existence de défaillances systémiques dans les conditions d’accueil en France, ce d’autant plus qu’il se dégage des pièces qu’il a lui-même versées au dossier qu’il a pu porter plainte contre son agresseur. Le même constat s’impose en ce qui concerne les « faits de menaces et insultes » dont il aurait été victime de la part des éducateurs du foyer dans lequel il était à ce moment-là hébergé et qu’il a dénoncé « à toutes fins utiles » en déposant le 15 août 2022 une main courante auprès d’un gardien de la Paix pour « Outrage/injure/menace ». En effet, si les faits tels que décrits unilatéralement dans la déclaration de main courante sont certes condamnables, ils ne dénotent cependant pas des conditions d’existence ayant revêtu un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
Si le demandeur a encore déclaré ne pas vouloir être transféré en France parce que sa demande de protection internationale n’y aurait pas été traitée suivant les normes internationales et en tenant compte de ses droits, il y a lieu de relever que cette affirmation reste à l’état de pure allégation, le demandeur n’avançant aucune raison concrète et tangible permettant de penser que les autorités françaises n’auraient pas analysé correctement sa demande de protection internationale avant de l’en débouter. Ce constat s’impose d’autant plus que le reproche en question n’a pas été réitéré dans le cadre du recours sous analyse.
A supposer qu’à travers ses développements visant à dénoncer les conditions dans lesquelles il aurait été amené à loger en France, le demandeur ait entendu mettre en avant sa crainte de devoir vivre dans des conditions inhumaines et dégradantes en cas de transfert vers la France, force est de constater que cette crainte n’est sous-tendue par aucun élément tangible. En effet, outre le fait que le tribunal vient de retenir ci-avant que le demandeur n’avait pas démontré que ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant, le demandeur n’a pas non plus pris position par rapport aux conditions de vie minimales auxquelles il pourrait prétendre en tant que demandeur de protection internationale débouté repris en charge par les autorités françaises sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ni fourni d’indices concordants permettant de retenir qu’en cas de transfert vers la France, il risquerait d’y être confronté à des difficultés d’accueil atteignant un degré de gravité tel qu’elles pourraient être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, tels qu’interprétés à la lumière de la jurisprudence de la CJUE.
A cet égard et concernant la question d’un accès éventuellement limité, voire impossible à des conditions d’accueil minimales des personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III, il convient encore de préciser que la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), ci-après dénommée « la directive Accueil », prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »12. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure 12 Considérant 25.telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Tel que relevé ci-avant, il est constant en cause que le demandeur a été définitivement débouté de sa demande de protection internationale en France, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précité. En cas de transfert vers la France, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
Le tribunal relève encore que la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, législation régissant les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg, s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise, de sorte à exclure les demandeurs ayant formulé une « demande ultérieure », tandis que l’article 22 de la même loi permet au directeur de l’Office national de l’Accueil de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg.
Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant quitté sans autorisation leur lieu d’hébergement ou ayant, tel que c’est le cas du demandeur, introduit une demande ultérieure après avoir déjà essuyé des refus définitifs à leurs demande de protection internationale est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.
Ainsi, même à admettre que la France ait adopté une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes et notamment à celles y ayant déjà été définitivement déboutées de leur demande de protection internationale, une telle politique ne saurait s’analyser per se en un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, d’une part, que le demandeur n’a pas soumis au tribunal des éléments suffisamment convaincants permettant de retenir qu’il encourt un risque de se voir confronté à une limitation de facto ou en vertu de dispositions légales ou réglementaires françaises des conditions d’accueil qui serait contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et, d’autre part, à supposer qu’en cas de retour du demandeur dans ledit pays, il serait confronté à une limitation de l’accès aux conditions d’accueil, une telle limitation ne constitue pas per se une violation de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, sousréserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence.
La question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.
Une telle approche est également retenue par le Conseil d’Etat français13: « le bénéfice [de l’accès à tout moment à un dispositif d’hébergement d’urgence] ne peut être revendiqué par l’étranger dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement contre laquelle les voies de recours ont été épuisées qu’en cas de circonstances particulières faisant apparaître, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, une situation de détresse suffisamment grave pour faire obstacle à ce départ ».
Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie14.
La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat15.
Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être, le cas échéant, exposée à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide français - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents français - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système français n’était pas conforme aux normes européennes.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, 13 Voir par exemple Conseil d’Etat, 4 juillet 2013, n°369750.
14 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
15 CourEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.ne seraient pas garantis en cas de retour en France, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale déboutés, voire ceux ayant introduit une itérative demande après avoir été déboutés de précédentes demandes, ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en France, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que la France est signataire de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions Dans ces circonstances, le tribunal retient que le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt le rejet.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.16 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte17, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.18 Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé.19 Tel que relevé ci-avant, en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer qu’au cours de son séjour en France, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités françaises avant de le transférer.
16 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
18 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 88.
19 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.Etant donné que le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que, compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH - corollaire de l’article 4 de la Charte -, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation dudit article 3 de la CEDH, pris isolément, encourt également le rejet.
En ce qui concerne finalement le reproche tenant à la violation alléguée de l’article 13 de la CEDH aux termes duquel « […] Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. », au motif que le ministre n’aurait pas effectué une analyse circonstanciée de sa situation et des conséquences pour lui d’un retour sur le territoire français, celui-ci encourt également le rejet pour ne pas être fondé.
En effet, il vient d’être retenu qu’un transfert du demandeur vers la France n’est pas de nature à l’exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques en France dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, le demandeur n’a pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, un transfert vers la France l’exposerait à un risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, nonobstant le constat de l’absence de défaillances systémiques, au sens de cette dernière disposition du règlement Dublin III, de sorte qu’aucune violation de ses droits ne saurait être retenue. Il y a encore lieu de préciser, à cet égard, que le demandeur a pu introduire le présent recours contentieux en réformation à l’encontre de la décision litigieuse et valablement défendre sa cause, de sorte à avoir dès lors pu bénéficier d’un recours effectif devant une instance nationale, tel que prescrit par l’article 13 de la CEDH.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent et en l’absence d’autres moyens que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Alexandra Bochet, vice-président, Caroline Weyland, premier juge, et lu à l’audience publique du 5 mai 2025 par le vice-président Alexandra Castegnaro, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 mai 2025 Le greffier du tribunal administratif 17