Tribunal administratif N° 47931a du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:47931a 3e chambre Inscrit le 14 septembre 2022 Audience publique du 21 mai 2025 Recours formé par la société à responsabilité limitée (AA), …, contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi, et de l’Economie sociale et solidaire en matière de travail dominical
JUGEMENT
Revu la requête inscrite sous le numéro 47931 du rôle et déposée le 14 septembre 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Marianne GOEBEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société à responsabilité limitée (AA), établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro …, représentée par son gérant actuellement en fonctions, tendant à l’annulation d’une décision implicite de refus du ministre du Travail, de l’Emploi, et de l’Economie sociale et solidaire de lui accorder une autorisation d’employer ses salariés au-
delà de quatre heures le dimanche ;
Vu le jugement du tribunal administratif du 11 juin 2024, inscrit sous le numéro 47931 du rôle ;
Vu l’arrêt de la Cour administrative du 19 décembre 2024, inscrit sous le numéro 50783C du rôle, ayant renvoyé le dossier en prosécution de cause devant le tribunal administratif ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge rapporteur entendu en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Allyson NOEL, en remplacement de Maître Marianne GOEBEL, et Monsieur le délégué du gouvernement Pascale MILLIM en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 11 mars 2025.
Par arrêté du 25 octobre 2021, le ministre des Classes moyennes autorisa, par dérogation à l’article 3 de la loi modifiée du 19 juin 1995 réglant la fermeture des magasins de détail dans le commerce et l’artisanat, les commerçants et les artisans de la commune de … à ouvrir leurs magasins de détail jusqu’à 19 heures, tous les dimanches et jours fériés légaux de l’année 2022, à l’exception du 1er janvier, du 1er mai et des 25 et 26 décembre 2022.
Par courrier de son mandataire daté du 14 mars 2022, la société à responsabilité limitée (AA), ci-après désignée par la « société (AA) », sollicita du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Economie sociale et solidaire, ci-après désigné par le « ministre », une autorisation d’employer ses salariés au-delà de quatre heures le dimanche.
1Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 14 septembre 2022, la société (AA) a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision implicite de refus du ministre de lui accorder une autorisation d’employer ses salariés au-delà de quatre heures le dimanche suite au silence prolongé de plus de trois mois depuis sa demande du 14 mars 2022.
Le 17 novembre 2022, le ministre adressa un courrier au litismandataire de la société (AA), qui est libellé comme suit :
« […] Par la présente, je me réfère à votre missive du 14 mars 2022 par laquelle vous sollicitez une autorisation du ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Economie sociale et solidaire permettant à votre mandant, la société à responsabilité limitée (AA), et plus particulièrement au magasin d'optique « … » exploité par votre mandant et situé dans le centre commercial « … » à …, d'occuper son personnel de manière permanente jusqu'à huit heures pendant les dimanches.
Dans ce contexte, je prends également note que la présente affaire a fait entretemps objet d'un recours devant le tribunal administratif en vue d'une annulation de la décision ministérielle implicite de refus.
A titre principal, vous basez votre demande sur l'article L. 231-6, paragraphe 1er, alinéa 1er, point 2. du Code du travail qui dispose que : « (1) L'interdiction visée à l'article L. 231-1 ne s'applique pas: (…) 2. aux pharmacies, drogueries et magasins d'appareils médicaux et chirurgicaux; (…) ». Selon votre interprétation et votre avis juridique, le magasin exploité par votre mandant tomberait dans la catégorie de « magasins d'appareils médicaux et chirurgicaux », ce qui permettrait à votre mandant d'occuper ses salariés le dimanche sans que la durée limite applicable aux établissements de vente au détail prévue à l'article L. 231-4 du même code ne puisse être imposée.
Il y a lieu de rappeler qu'en principe il est interdit aux employeurs du secteur public et du secteur privé d'occuper au travail, les jours de dimanche de minuit à minuit, les salariés liés par contrat de travail ou par contrat d'apprentissage.
Néanmoins, des exceptions sont prévues dans les articles suivants :
− L. 231-1 (catégories de salariés pouvant travailler le dimanche) ;
− L. 231-2 (travaux pour lesquels le travail de dimanche est autorisé) ;
− L. 231-4, L. 231-5 et L. 231-6 (secteurs d'activité dans lesquels le travail dominical est autorisé).
Force est de constater que seuls les articles L. 231-4, paragraphe 2 et L. 231-6, paragraphe 2, prévoient la possibilité de déroger à l'interdiction du travail dominical via une autorisation ministérielle. En effet, l’article L. 231-6, paragraphe 1er, alinéa 1er sur lequel vous basez votre demande à titre principal, ne mentionne pas l'obligation ou la nécessité pour le demandeur de solliciter au préalable une autorisation officielle du ministre compétent, raison pour laquelle l'absence d'une réponse de ma part à votre demande du 14 mars 2022 ne peut être considérée comme décision ministérielle implicite de refus étant donné que la base légale précitée ne prévoit aucune procédure d'autorisation.
Cependant, je vous informe qu'au vu de vos arguments exposés dans votre demande du 14 mars 2022 ainsi que l'analyse des travaux parlementaires relatifs aux dispositions 2concernant le travail dominical, je ne partage pas votre avis selon lequel le magasin exploité par votre mandant pourrait être considéré comme un « magasin d'appareils médicaux ». A mon avis et sans préjudice d'une décision contraire d'un tribunal, l'exception visée à l'article L. 231-
6, paragraphe 1er, alinéa 1er, point 2 n'est pas applicable en l'espèce.
A titre subsidiaire, vous basez votre demande sur l'article L. 231-4 qui dispose que :
« Lorsque la fermeture dominicale de l'établissement de vente au détail est de nature à en compromettre le fonctionnement normal en raison de l'importance du chiffre d'affaires dominical réalisé par l'établissement et de l'impossibilité d’un report suffisant de la clientèle sur les autres jours de la semaine, le ministre ayant le Travail dans ses attributions peut accorder des dérogations, temporaires ou permanentes, à l'interdiction du travail de dimanche dans des cas dûment justifiés, sous réserve des dispositions régissant la durée normale de travail. La dérogation prévue à l'alinéa qui précède peut uniquement être accordée à des établissements situés dans des localités à déterminer par un règlement grand-ducal qui est à prendre sur avis du Conseil d'Etat. » Force est de constater que le règlement grand-ducal visé par l'alinéa 2 du paragraphe 2 de l'article L. 231-4 n'a jamais été pris, ce qui a pour conséquence que le ministre compétent ne peut pas autoriser des dérogations pour manque de base légale.
Veuillez aussi noter que la délivrance d'une autorisation du ministre ayant les Classes moyennes dans ses attributions, vous permettant d'ouvrir votre magasin de détails jusqu'à 19 heures pendant tous les dimanches et jours fériés légaux de l'année 2022, n'autorise en rien le magasin en question à occuper ses salariés les dimanches pendant plus que quatre heures.
En effet, l'article 2 de l'arrêté ministériel du 25 octobre 2021 dispose à juste titre que : « La présente ne préjudicie en rien les dispositions légales en matière de droit du travail, notamment l'autorisation à accorder par le Ministre du Travail, indispensable en cas d'emploi de personnel salarié. ».
Pour conclure, je répète que je ne partage pas votre avis en ce qui concerne l'applicabilité de l'article L. 231-6, paragraphe 1er, alinéa 1er, point 2 du Code du travail tout en soulignant que de toute manière aucune autorisation ministérielle ne peut être délivrée à votre mandant sur base de l'article précité ni sur base de l'article L. 231-4, paragraphe 2 du même code pour manque de base légale. […] ».
Par jugement du 11 juin 2024, inscrit sous le numéro 47931 du rôle, le tribunal déclara le recours contentieux de la société (AA) sans objet, en rejetant sa demande en allocation d’une indemnité de procédure et en la condamnant aux frais de l’instance. Le tribunal arriva à cette conclusion après avoir prononcé, le 2 mai 2024, la rupture du délibéré, l’affaire ayant été plaidée le 26 mars 2024, et soulevé d’office la question de savoir si l’affaire gardait un objet suite à l’intervention de la prise de position ministérielle du 17 novembre 2022. Le tribunal retint à cet égard que si le recours en annulation de la demanderesse était recevable pour avoir été véhiculé contre un rejet implicite d’une demande d’autorisation libellée plus de trois mois auparavant, sans qu’elle n’ait été rencontrée par une décision, il n’en resterait pas moins que dès lors que serait intervenue, par la suite, une décision négative expresse par courrier ministériel du 17 novembre 2022, la décision négative fictive aurait perdu sa consistance, avec pour conséquence que le recours mené contre la seule décision négative fictive serait à rejeter faute d’objet.
3Suite à une requête d’appel, déposée par le litismandataire de la société (AA) au greffe de la Cour administrative le 22 juillet 2024, la Cour administrative a, dans son arrêt du 19 décembre 2024, inscrit sous le numéro 50783C du rôle, réformé le jugement précité du 11 juin 2024 en ce qu’il a déclaré sans objet le recours de la société (AA) par l’effet de la prise de position du ministre du 17 novembre 2022, au motif que :
« […] Ainsi, sans préjudice de ce qu’isolément considéré, le courrier du 17 novembre 2022 appert susceptible d’être entrevu comme un acte décisionnel attaquable, dans les circonstances de l’espèce, de par son libellé, ci-avant reproduit, cette prise de position ministérielle complémentaire s’apparente bien plus à une simple communication des motifs, qui manquent au refus implicite initial, qu’à une décision tendant à s’y substituer. En tout cas, le ministre, se référant spécialement à la procédure contentieuse qui était en cours, ne précise point vouloir substituer une nouvelle décision au refus initial et le courrier ne précise pas non plus la moindre information sur les voies de recours ouvertes à son encontre.
Sous le spectre de cette analyse des choses, l’action en justice de l’appelante était et est par conséquent loin d’avoir été privée de son objet par l’effet de la prise de position ministérielle expresse du 17 novembre 2022 et c’est à tort que les premiers juges ont rejeté le recours en annulation leur soumis pour ce motif, le jugement étant à réformer en conséquence.
[…] ».
Compte tenu de cet arrêt de la Cour administrative ayant réformé le jugement du 11 juin 2024 uniquement en ce qu’il a rejeté pour défaut d’objet le recours contentieux introduit par la société (AA), la question du caractère décisionnel de la décision ministérielle déférée, ainsi que celle de l’objet du recours en annulation doivent être considérées comme étant définitivement tranchées, de sorte que le tribunal n’y reviendra pas.
En l’absence d’autres moyens d’irrecevabilité que ceux ayant d’ores et déjà été définitivement tranchés, le tribunal conclut que le recours en annulation est à déclarer recevable pour avoir été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours, la société demanderesse rappelle d’abord les faits et rétroactes tels qu’énoncés ci-avant, tout en relevant que d’autres commerces de détail, également situés dans le centre commercial « … » à …, auraient obtenu des dérogations de la part du ministre afin de pouvoir occuper leurs salariés au-delà de quatre heures le dimanche, tandis que sa demande en ce sens serait restée sans réponse de la part du ministre.
Elle expose ensuite exploiter le magasin « … » dans ledit centre commercial et y exercer des activités d’opticien-lunetier et d’assistance auditive consistant notamment à adapter et vendre des articles destinés à corriger les défauts ou déficiences de la vue ou de l’ouïe, ainsi qu’à évaluer la vue de ses clients sur la base d’une prescription ophtalmologique et à conseiller ceux-ci sur les matériels fournis.
Elle explique que le centre commercial « … » serait généralement ouvert les dimanches et qu’elle serait autorisée elle-même à ouvrir son magasin les dimanches de 9 heures à 18 heures. A cet égard, elle se déclare toutefois gênée par les dispositions légales applicables en matière de droit du travail, dont plus particulièrement l’article L.231-4 du Code du travail, qui 4limite la durée de travail maximale des salariés des établissements de vente au détail le dimanche à quatre heures maximum.
En effet, ses salariés s’opposeraient à devoir se déplacer au travail pour seulement une plage de quatre heures et demanderaient au contraire une durée de travail plus étendue, de sorte à permettre un système de rotation. Elle ajoute que ces conflits entraîneraient des problèmes d’ouverture et d’affluence du magasin le dimanche.
En droit, la société demanderesse se prévaut, à titre principal, des articles L.231-1 et L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail pour faire valoir que le travail dominical serait interdit par principe, mais que cette interdiction ne s’appliquerait pas à certains types d’établissements, et notamment aux magasins d’appareils médicaux et chirurgicaux, catégorie à laquelle elle estime appartenir.
Elle cite ensuite l’article 1er de la loi modifiée du 16 janvier 1990 relative aux appareils médicaux, ainsi que l’article unique de la loi du 20 juin 2001 relative aux dispositifs médicaux et soutient que la notion d’« appareils médicaux », visée par l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, se référerait à la notion actuelle de « dispositifs médicaux », telle que consacrée par la loi du 20 juin 2001 relative aux dispositifs médicaux, notion qui serait désormais définie par le règlement (UE) 2017/745 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2017 relatif aux dispositifs médicaux, modifiant la directive 2001/83/CE, le règlement (CE) n° 178/2002 et le règlement (CE) n° 1223/2009 et abrogeant les directives du Conseil 90/385/CEE et 93/42/CEE, ci-après désigné par le « règlement relatif aux dispositifs médicaux ».
En l’espèce, il faudrait considérer que les lunettes, lentilles et appareils auditifs, tout comme certains produits accessoires, tels que des produits d’entretien de lentilles de contact, constitueraient des dispositifs médicaux et devraient à ce titre respecter les dispositions du règlement relatif aux dispositifs médicaux.
La société demanderesse ajoute dans ce contexte qu’il n’y aurait, en vertu du principe « specialia generalibus derogant », pas lieu d’appliquer la règle prévue par l’article L.231-4, paragraphe (1) du Code du travail prévoyant une occupation des salariés des établissements de vente au détail possible le dimanche pour une durée maximale de quatre heures. En effet, dans la mesure où elle constituerait un établissement de vente d’appareils médicaux, tel que visé spécifiquement par l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, il conviendrait en l’espèce d’écarter la règle plus générale prévue par l’article L.231-4, paragraphe (1) du même code.
Elle en conclut que le régime qu’elle appliquerait actuellement, à savoir celui prévu par l’article L.231-4, paragraphe (1) du Code du travail, suivant lequel elle ne pourrait occuper ses salariés que pendant un maximum de quatre heures le dimanche, devrait être écarté au profit de la dérogation permanente prévue par l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du même code, de sorte que la décision ministérielle litigeuse devrait être annulée de ce chef.
La société demanderesse précise encore, d’une part, qu’aucun avis préalable de la délégation du personnel, exigé par l’article L.231-9 du Code du travail, ne devrait être pris en l’espèce, dans la mesure où elle occuperait un nombre de salariés inférieur au minimum requis pour la mise en place d’une délégation du personnel et, d’autre part, que l’ouverture dominicale de son magasin au-delà de quatre heures serait la volonté unanime de l’ensemble de ses salariés, 5tel que cela ressortirait de plusieurs attestations versées en cause, afin de permettre un système de rotation et d’éviter des déplacements pour seulement une plage de quatre heures.
A titre subsidiaire et dans l’hypothèse où son magasin ne serait pas considéré comme un magasin d’appareils médicaux au sens de l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, la société demanderesse fait valoir que la décision ministérielle litigieuse devrait encourir l’annulation pour violation de l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail, en vertu duquel le ministre pourrait accorder des dérogations à l’interdiction du travail de dimanche lorsque la fermeture dominicale de l’établissement de vente au détail est de nature à en compromettre le fonctionnement normal en raison de l’importance du chiffre d’affaires dominical réalisé par l’établissement et de l’impossibilité d’un report suffisant de la clientèle sur les autres jours de la semaine.
En effet, la société demanderesse soutient que le centre commercial « … », dans lequel elle exploiterait son magasin, connaîtrait une affluence importante surtout les weekends, de sorte qu’elle réaliserait un chiffre d’affaires en augmentation constante les samedis et dimanches, tel que cela ressortirait de ses pièces versées en cause. Elle met encore en exergue que le fait pour elle de ne pouvoir occuper ses salariés que pendant quatre heures le dimanche, qui serait le jour de fréquentation le plus important pour le centre commercial, engendrerait un problème de manque de personnel et donc de rentabilité de son magasin, alors que ses salariés s’opposeraient à devoir se déplacer pour seulement quatre heures le dimanche. Or, cette situation aurait nécessairement des répercussions préjudiciables non seulement sur son chiffre d’affaires, mais aussi sur sa réputation. Par ailleurs, il ne serait pas rare que des clients fuient son magasin en cas d’attente trop longue et se tourneraient, par manque de satisfaction, vers d’autres enseignes concurrentes.
Au vu de ces considérations, la société demanderesse conclut à l’annulation de la décision ministérielle implicite de refus.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement conteste l’applicabilité de l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, alors que les produits commercialisés par la société demanderesse dans le magasin qu’elle exploite ne pourraient pas être considérés comme des appareils médicaux au sens de la loi, la volonté du législateur ayant, de l’avis du délégué du gouvernement, été de ne viser que les appareils médicaux « vitaux » auxquels l’accès devrait être garanti même le dimanche.
S’agissant du moyen formulé à titre subsidiaire par la société demanderesse, le délégué du gouvernement fait valoir que le règlement grand-ducal, visé à l’alinéa 2 de l’article L.231-
4, paragraphe (2) du Code du travail, n’aurait pas encore été pris, de sorte que le ministre ne pourrait pas accorder des dérogations sur base dudit article.
Il ajoute finalement que l’autorisation telle qu’accordée par l’arrêté ministériel du 25 octobre 2021, prémentionné, ne permettrait pas à la société demanderesse d’occuper ses salariés au-delà de quatre heures le dimanche.
Dans son mémoire en réplique, la société demanderesse, outre de réitérer ses développements contenus dans sa requête introductive d’instance, réfute l’argumentation du délégué du gouvernement selon laquelle la notion d’appareils médicaux figurant à l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail ne viserait que des appareils médicaux « vitaux », en faisant valoir que les lunettes, lentilles et appareils auditifs 6constitueraient des dispositifs médicaux qui auraient avant tout un objectif médical, et non pas esthétique, tout en donnant à considérer qu’il y aurait bien des personnes pour lesquelles notamment les lunettes seraient des appareils médicaux vitaux.
Dans ce contexte, elle souligne également que durant la crise sanitaire liée au COVID-
19, les magasins d’optique, considérés comme des commerces essentiels, auraient été autorisés à rester ouverts. Les opticiens ne seraient dès lors pas seulement des commerçants, mais des professionnels de santé. Elle estime à cet égard que cette reconnaissance du rôle des opticiens en tant que professionnels de santé et de leur activité essentielle dans le traitement des troubles de la vision pendant la crise sanitaire aurait la même origine que la dérogation légale prévue à l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail pour les « magasins d’appareils médicaux et chirurgicaux ».
Ainsi, dans la mesure où le rôle de l’opticien serait d’améliorer la vision du patient en lui fournissant un appareillage optique adapté, et étant donné que les troubles de la vision pourraient être considérés comme des maladies, la société demanderesse conclut que l’activité d’opticien serait essentielle au quotidien, justifiant ainsi l’application de l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail.
En ce qui concerne son moyen relatif à une violation de l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail, elle conteste l’argumentation du délégué du gouvernement suivant laquelle cette disposition ne saurait lui être appliquée dès lors qu’aucun règlement grand-ducal n’aurait été pris sur cette base, en faisant valoir que l’absence de règlement grand-ducal constituerait une omission de la part du gouvernement, et notamment du ministre, d’entreprendre les mesures nécessaires à l’exécution de la loi et que celui-ci ne saurait se retrancher derrière cette omission pour justifier sa décision. Dans ce contexte, la demanderesse se réfère encore à un arrêt de la Cour administrative du 23 septembre 2004, inscrit sous le numéro 17936C du rôle, ainsi qu’à un jugement du tribunal administratif du 1er octobre 2015, inscrit sous le numéro 32926 du rôle, et conclut qu’en refusant de statuer sur sa demande et de lui octroyer une dérogation afin qu’elle puisse occuper ses salariés au-delà de quatre heures le dimanche, le ministre aurait méconnu ses obligations découlant de l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail.
Analyse du tribunal Il convient tout d’abord de relever que l’article L.231-1, alinéa 1er du Code du travail, aux termes duquel « Il est interdit aux employeurs du secteur public et du secteur privé d’occuper au travail, les jours de dimanche de minuit à minuit, les salariés liés par contrat de travail ou par contrat d’apprentissage, sauf dans les établissements dans lesquels sont seuls occupés des ascendants, descendants, frères et sœurs ou alliés au même degré de l’employeur. », érige l’interdiction du travail dominical en principe.
Ce principe n’est cependant pas absolu, des exceptions étant prévues par les dispositions qui suivent, notamment pour certaines catégories de salariés, certains types de travaux et certains secteurs d’activités.
Ainsi, l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail prévoit que « (2) Lorsque la fermeture dominicale de l’établissement de vente au détail est de nature à en compromettre le fonctionnement normal en raison de l’importance du chiffre d’affaires dominical réalisé par l’établissement et de l’impossibilité d’un report suffisant de la clientèle sur les autres jours de 7la semaine, le ministre ayant le Travail dans ses attributions peut accorder des dérogations, temporaires ou permanentes, à l’interdiction du travail de dimanche dans des cas dûment justifiés, sous réserve des dispositions régissant la durée normale de travail.
La dérogation prévue à l’alinéa qui précède peut uniquement être accordée à des établissements situés dans des localités à déterminer par un règlement grand-ducal qui est à prendre sur avis du Conseil d’Etat. ».
L’article L.231-6 du Code du travail dispose, quant à lui, que « (1) L’interdiction visée à l’article L. 231-1 ne s’applique pas : […] 2. aux pharmacies, drogueries et magasins d’appareils médicaux et chirurgicaux ; […] (2) Pour les entreprises dans lesquelles le travail est organisé par équipes successives en cycle continu et qui ne peuvent prétendre à l’application des dispositions du point 9 du paragraphe (1) ci-dessus, un accord d’entreprise distinct de la convention collective de travail peut déroger, sous les conditions et selon les modalités qu’il détermine, à l’interdiction visée à l’article L. 231-1, dans l’intérêt, d’une part, d’une meilleure utilisation des équipements de production et, d’autre part, de l’accroissement ou de la consolidation du nombre des emplois existants.
L’accord d’entreprise doit être conclu par une entreprise déterminée avec l’ensemble des organisations syndicales représentatives sur le plan national ayant qualité légale pour représenter le personnel compris dans son champ d’application pour autant qu’elles soient représentées au sein de la délégation du personnel. Il sort les mêmes effets que la convention collective de travail à laquelle il est rattaché, le cas échéant.
L’accord d’entreprise ne prend effet qu’après avoir obtenu l’homologation du ministre ayant le Travail dans ses attributions, et il cesse de sortir ses effets en cas de décision de révocation de l’homologation prise par le ministre ayant le Travail dans ses attributions, après avis du ministre ayant l’Economie dans ses attributions.
Lorsque l’une au moins des organisations syndicales visées à l’alinéa 2 du présent paragraphe refuse son consentement à la conclusion de l’accord d’entreprise, le ministre ayant le Travail dans ses attributions peut accorder la dérogation visée à l’alinéa 1 après consultation préalable du personnel concerné de l’établissement. Il en est de même lorsque l’ensemble des organisations syndicales visées à l’alinéa 2 refusent la conclusion de l’accord.
Le personnel de l’établissement s’exprime par bulletin secret à l’urne sous le contrôle de l’Inspection du travail et des mines.
En cas d’ouverture d’une entreprise nouvelle, celle-ci peut être autorisée par le ministre ayant le Travail dans ses attributions, sous les conditions, selon les modalités et pour la durée qu’il détermine, à déroger à l’interdiction visée à l’article L. 231-1 dans l’intérêt, d’une part, d’une meilleure utilisation des équipements de production et, d’autre part, de la création d’emplois nouveaux. […] ».
Force est de constater que seuls les articles L.231-4, paragraphe (2) et L.231-6, paragraphe (2) du Code du travail prévoient la possibilité de déroger à l’interdiction de principe du travail dominical par une autorisation ministérielle.
8En effet, en ce qui concerne d’abord la dérogation prévue par l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, invoquée à titre principal par la société demanderesse, il convient de relever que ladite disposition ne soumet pas cette dérogation à une autorisation préalable du ministre. Ainsi, un employeur, en l’occurrence la société demanderesse, n’a pas à solliciter une autorisation ministérielle pour appliquer cette dérogation, et le ministre n’est pas compétent pour délivrer une autorisation sur base de ladite disposition.
Dans ce contexte, il convient de souligner qu’en vertu de l’article L.231-12 du Code du travail, « [l]’Inspection du travail et des mines est chargée de surveiller et d’assurer l’application du présent chapitre et de ses mesures d’exécution. ». Par conséquent, l’Inspection du travail et des mines, ci-après désignée par « l’ITM », a le pouvoir de contrôler le respect notamment des dispositions de l’article L.231-6 du Code du travail.
Bien que l’ITM soit placée sous l’autorité du ministre, elle dispose de pouvoirs propres et peut notamment, conformément aux dispositions de l’article L.614-5 du Code du travail, « ordonner […] la cessation immédiate du travail du salarié concerné lorsqu’[elle] constat[e] une inobservation flagrante des dispositions légales, réglementaires ou des conventions collectives relatives […] - au respect du repos hebdomadaire ; […] », l’article L.614-14 du même code prévoyant d’ailleurs un recours en réformation contre les décisions administratives ainsi prises par l’ITM.
Au vu des considérations qui précèdent, il convient de retenir que c’est à juste titre que le ministre a refusé de faire droit à la demande principale de la société demanderesse de lui accorder une autorisation sur base de l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail, ce refus étant sous-tendu à suffisance de droit par l’incompétence du ministre à ce faire, faute de base légale.
Le moyen de la demanderesse tiré d’une violation de l’article L.231-6, paragraphe (1), alinéa 1er, point 2. du Code du travail est partant à rejeter pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne ensuite le moyen relatif à l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail, invoqué à titre subsidiaire par la société demanderesse, force est de constater que cette disposition prévoit dans son alinéa 2 que « [l]a dérogation prévue à l’alinéa qui précède peut uniquement être accordée à des établissements situés dans des localités à déterminer par un règlement grand-ducal qui est à prendre sur avis du Conseil d’Etat. ».
A cet égard, le tribunal constate que si les parties s’accordent sur le fait qu’à ce jour, aucun règlement grand-ducal n’a encore été pris sur base de ladite disposition habilitante, leurs positions sont divergentes quant aux conséquences de cette absence de réglementation d’application au regard des suites à réserver à une demande fondée sur l’alinéa 1er de l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail.
Le tribunal ne saurait toutefois suivre l’analyse de la partie étatique, suivant laquelle le ministre ne peut, en l’absence de règlement grand-ducal pris sur base de l’alinéa 2 de l’article L.231-4, paragraphe (2) du Code du travail, faire droit à la demande subsidiaire de la demanderesse de se voir accorder une dérogation sur base de l’alinéa 1er dudit article, alors 9qu’une telle analyse aurait pour conséquence que le ministre serait dépourvu de toute possibilité d’accorder des dérogations en matière de travail dominical sur ce fondement.
En effet, l’absence de règlement grand-ducal pris sur base de l’alinéa 2 de l’article en question, carence qui est le fait même du pouvoir exécutif, n’est pas pour autant de nature à affecter la compétence de principe en la matière revenant au ministre d’accorder des dérogations, temporaires ou permanentes, à l’interdiction du travail dominical dans des cas dûment justifiés, à savoir lorsque la fermeture dominicale de l’établissement de vente au détail est de nature à en compromettre le fonctionnement normal en raison de l’importance du chiffre d’affaires dominical réalisé par l’établissement et de l’impossibilité d’un report suffisant de la clientèle sur les autres jours de la semaine.
Le ministre ne saurait dès lors se retrancher derrière l’absence de règlement grand-ducal pris sur base de l’article L.231-4, paragraphe (2), alinéa 2 du Code du travail pour se soustraire à l’exercice de l’une des attributions lui directement conférées par le législateur1.
Partant, en refusant d’analyser la demande de la société demanderesse fondée sur l’article L.231-4, paragraphe (2), alinéa 1er du Code du travail et en motivant sa décision par le simple fait qu’aucun règlement grand-ducal n’aurait été pris sur base de l’alinéa 2 du même article, le ministre n’a pas exercé les compétences lui dévolues par la loi, en violant plus particulièrement les obligations lui imposées par ledit article L.231-4, paragraphe (2), de sorte que la décision déférée encourt l’annulation.
Quant à la demande de la société (AA) tendant à l’obtention d’une indemnité de procédure La société demanderesse sollicite l’octroi d’une indemnité de procédure d’un montant de 1.500,- euros sur base de l’article 33 de loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, aux termes duquel « Lorsqu’il paraît inéquitable de laisser à la charge d’une partie les sommes exposées par elle et non comprises dans les dépens, le juge peut condamner l’autre partie à lui payer le montant qu’il détermine. ».
Au vu de l’issue du litige et compte tenu du fait que la société demanderesse a dû recourir à l’assistance d’un avocat et engager une procédure contentieuse afin de faire constater l’illégalité de la décision attaquée, il paraît inéquitable de laisser en l’espèce à sa charge les frais exposés par elle et non compris dans les dépens, de sorte qu’il y a lieu de faire droit à sa demande et de lui accorder une indemnité de procédure évaluée ex æquo et bono au montant de 1.000,- euros.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement et sur renvoi par l’arrêt de la Cour administrative du 19 décembre 2024, inscrit sous le numéro 50783C du rôle ;
1 Par analogie : Trib. adm., 10 mars 2004, n° 16998 du rôle, confirmé par Cour adm., 23 septembre 2004, n° 17936C du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
10vidant le jugement du tribunal administratif du 11 juin 2024, inscrit sous le numéro 47931 du rôle ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le dit justifié, partant annule la décision ministérielle déférée ;
condamne la partie étatique à payer à la société à responsabilité limitée (AA) une indemnité de procédure évaluée ex æquo et bono au montant de 1.000,- euros ;
condamne l’Etat aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 21 mai 2025 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Sibylle Schmitz, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s.Judith Tagliaferri s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 21 mai 2025 Le greffier du tribunal administratif 11