Tribunal administratif N° 52847 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52847 2e chambre Inscrit le 13 mai 2025 Audience publique du 12 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52847 du rôle et déposée le 13 mai 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Sénégal), de nationalité sénégalaise, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant, suivant son dispositif, principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 29 avril 2025 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Espagne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 23 mai 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Vincent STAUDT en sa plaidoirie à l’audience publique du 2 juin 2025, Maître Marcel MARIGO s’étant excusé.
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Le 20 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 9 octobre 2024.
Le 27 février 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de 1l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
En date du 28 février 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnols une demande de prise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, demande qui fut formellement acceptée par lesdites autorités en date du 16 avril 2025 sur base du même article.
Par décision du 29 avril 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur (A) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 20 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 20 janvier 2025 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 27 février 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 20 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 9 octobre 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 27 février 2025.
Sur base des informations à notre disposition, une demande de prise en charge en vertu de l’article 13(1) du règlement DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 28 février 2025, demande qui fut accepté par lesdites autorités espagnoles en date du 16 avril 2025.
2. Quant aux bases légales 2En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, conformément à l’article 13(1) du règlement DIII.
Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 9 octobre 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d’origine en septembre 2024 à bord d’une embarcation clandestine en direction de l’Espagne. En Espagne, vous auriez vécu dans un foyer pour demandeurs de protection internationale à Barcelone d’octobre 2024 jusqu’en janvier 2025. En janvier 2025, vous auriez pris un train jusqu’au Luxembourg. Vous auriez choisi le Luxembourg à cause de la langue française et parce que, d’après vos recherches, le Luxembourg protège les homosexuels. Vous aimeriez également étudier, apprendre la langue et travailler ici au Luxembourg.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 27 février 2025, vous avez mentionné que vous auriez des douleurs partout, parce que votre père vous aurait battu régulièrement.
Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous n’auriez pas introduit de demande de protection internationale en Espagne, parce que vous auriez des difficultés avec la langue espagnole. Vous déclarez que si 3vous deviez retourner en Espagne, vous seriez prêt à vous suicider.
Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Il n’existe en outre aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de I’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une 4obligation.
Or, il ne ressort d’aucun élément de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert. Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».
Par arrêté du 30 avril 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour sise à L-…, pour une durée de trois mois à partir de la notification.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 mai 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant, suivant son dispositif, principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 29 avril 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation sous analyse, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors as lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur retrace les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 29 avril 2025, tout en expliquant qu’il serait ressortissant sénégalais et qu’il aurait été contraint de quitter son pays d’origine en abandonnant sa famille pour se rendre en Europe aux fins d’y demander une protection internationale.
En droit, il se prévaut d’une violation des articles 3 de la Convention de sauvegarde de droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« la CEDH »), 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte »), 3, paragraphe (2), alinéa 2 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de Genève »).
Quant à la violation alléguée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, il soutient que 5même si l’Espagne était liée par divers instruments juridiques internationaux ou communautaires garantissant le respect des droits de l’Homme, tels la CEDH, la Charte, la Convention de Genève, la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« la Convention torture »), de même que par la directive (UE) n°2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (« la directive Procédure »), et par la directive (UE) n°2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (« la directive Accueil »), cela n’impliquerait pas ipso facto que ce pays les observe effectivement, notamment dans le contexte du respect du principe de non-refoulement consacré à l’article 33 de la Convention de Genève et de l’interdiction des mauvais traitements au sens des articles 3 de la CEDH et 3 de la Convention torture. Il s’appuie, à cet égard, sur un rapport de l’organisation Amnesty International « Espagne 2023 » lequel ferait notamment état de la force illégale dont aurait fait usage la police en juin 2022 pour empêcher de nombreuses personnes de rejoindre Melilla, à savoir une enclave espagnole située au nord du Maroc, tout en faisant valoir qu’il résulterait à suffisance de ce rapport que l’Espagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement, de sorte qu’il devrait être retenu que ce pays ne pourrait raisonnablement et utilement profiter de la confiance mutuelle découlant du droit international et du droit européen.
Ce serait ensuite à tort que le ministre aurait indiqué qu’il n’avait pas démontré que ses conditions d’existence en Espagne avaient revêtu un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles seraient constitutives d’une violation des articles 3 de la CEDH et 3 de la Convention torture, le demandeur en concluant qu’il devrait être admis que son transfert vers l’Espagne, en ce qu’il y serait dépourvu de toute perspective d’une prise en charge appropriée de ses droits les plus élémentaires, constituerait une violation manifeste des dispositions des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, lus en combinaison avec l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III.
Il s’ensuivrait que la décision ministérielle déférée serait à réformer pour résulter non seulement d’une appréciation erronée de sa situation individuelle et réelle, mais pour avoir, par ailleurs, été prise en méconnaissance des instruments juridiques, précités.
Quant à la violation alléguée de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, le demandeur, tout en rappelant qu’il aurait fui son pays d’origine, fait valoir que sa situation telle que présentée à l’autorité ministérielle aurait dû amener celle-ci à examiner sa demande de protection internationale en lieu et place des autorités espagnoles.
Enfin, le demandeur estime que les autorités luxembourgeoises ne disposeraient pas de suffisamment de garanties de la part des autorités espagnoles au sujet de la prise, par celles-ci, d’une décision de refoulement vers son pays d’origine, le Sénégal. Il renvoie, à cet égard, à un rapport de l’organisation Amnesty International de l’année 2023 lequel ferait notamment état de la répression des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique au Sénégal, de même qu’au rapport de cette même organisation « Espagne 2023 », prémentionné, duquel il se dégagerait que l’Espagne aurait violé le principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève.
Il s’ensuivrait que la décision ministérielle litigieuse encourrait encore la réformation pour non-respect de l’article 33 de la Convention de Genève.
6Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour prendre en charge Monsieur (A), prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n°603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.
Le tribunal constate qu’en l’espèce, à la lecture de la décision ministérielle déférée, celle-ci est motivée, d’une part, par le fait que le demandeur a irrégulièrement franchi la frontière espagnole le 9 octobre 2024 et, d’autre part, par le fait que les autorités espagnoles ont formellement accepté en date du 16 avril 2025 de le prendre en charge sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Le tribunal constate ensuite que le bien-fondé de la motivation invoquée à la base de cette décision ressort des recherches effectuées dans la base de données EURODAC, de même que du récit du demandeur. C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer Monsieur (A) vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale, étant relevé que l’intéressé ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de sa demande de protection internationale.
Il y a ensuite lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose 7l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, le demandeur soutient que la décision déférée serait contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, lus en combinaison avec l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, ainsi qu’aux articles 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et 33 de la Convention de Genève.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».
Le tribunal est amené à constater que, dans le cadre de son argumentation relative à une prétendue violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, le demandeur invoque surtout (i) le risque de subir en Espagne des mauvais traitements au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte faute de pouvoir y disposer d’une perspective de prise en charge appropriée de ses droits les plus élémentaires et (ii) le risque d’y être refoulé vers son pays d’origine en violation de l’article 33 de la Convention de Genève.
S’agissant d’abord du risque allégué de Monsieur (A) de subir en Espagne des mauvais traitements au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison de la prétendue existence dans ce pays de défaillances systémiques au sein de la procédure d’asile, respectivement du système d’accueil espagnol, le tribunal est amené à rappeler que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention torture, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats membres, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
8principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il y a lieu d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Le tribunal est encore amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives2, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE3, ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt du 16 février 20174.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20195 que pour relever de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH -, auquel ladite disposition du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine6. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant7.
2 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.ja.etat.lu.
3 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
5 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
6 Ibidem., pt. 92.
7 Ibidem, pt. 93.
9En l’espèce, le demandeur remettant en question cette présomption du respect par l’Espagne des droits fondamentaux, puisqu’il fait état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Espagne, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
En effet, le demandeur n’a pas fourni le moindre élément probant qui serait de nature à établir qu’à l’heure actuelle, l’Espagne connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que les conditions matérielles des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure, d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH.
Le demandeur n’a plus particulièrement fourni aucun élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Espagne, ou encore que ceux-ci n’auraient en Espagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que l’Espagne est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est en tant que membre de l’Union européenne tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques, de la Convention torture et de la Convention de Genève.
Ce constat n’est pas ébranlé par la documentation versée en cause par le demandeur et dont il se dégage, en substance, qu’au cours des années 2022 et 2023, les autorités espagnoles ont connu des problèmes ponctuels quant à leur politique d’asile dans certaines régions espagnoles. En effet, force est de constater que l’extrait du rapport de l’organisation Amnesty International « Espagne 2023 », dont se prévaut en l’espèce le demandeur, a trait à la situation telle qu’elle s’était présentée en 2022 lorsqu’il y avait un afflux massif de migrants africains à la frontière entre l’Espagne et le Maroc dans la petite enclave espagnole de Melilla, situation qui est étrangère à celle du demander qui sera transféré en Espagne dans le cadre du règlement Dublin III.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne de 10ressortissants sénégalais dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable8.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte9, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant10.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé11.
Or, en l’espèce, le tribunal constate que le demandeur se limite à affirmer de manière péremptoire que ses droits les plus élémentaires ne seraient pas respectés en Espagne, voire que le principe de confiance mutuelle ne pourrait pas jouer, sans préciser en quoi consisteraient concrètement ces prétendus non-respects, respectivement pour quelle raison le principe de confiance mutuelle ne pourrait pas jouer dans le chef de l’Espagne. Il ne se dégage, en effet, pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement les droits du demandeur n’auraient pas été respectés lors de son arrivée sur le territoire espagnol.
8 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09 9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88 11 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
11A cet égard, il y a plus particulièrement lieu de relever qu’outre le fait qu’il n’a pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en Espagne, de sorte qu’il ne saurait, en tout état de cause, se prévaloir de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III qu’il aurait personnellement pu y rencontrer, il n’a, qui plus est, ni dans le cadre de son entretien Dublin III, ni dans le recours sous examen, fait état de problèmes particuliers qu’il aurait personnellement rencontrés en Espagne, notamment pour y déposer une demande de protection internationale. Il ressort, au contraire, des déclarations du demandeur devant l’agent de police le 20 janvier 2025 ainsi que lors de son entretien Dublin III que celui-ci a eu accès à l’hébergement durant son séjour en Espagne, le demandeur ayant, en effet, affirmé qu’après avoir été secouru en mer par les autorités espagnoles et avoir laissé ses empreintes digitales à son arrivée en bateau à Tenerife, il aurait été transféré à Barcelone où il aurait séjourné pendant 3 mois12 dans un foyer avant de quitter l’Espagne via la France pour rejoindre sa sœur à Charleroi en Belgique13. En ce qui concerne l’accès à la procédure d’asile, le demandeur n’a fait état lors de son entretien Dublin III que de problèmes de langue en précisant qu’il serait analphabète et qu’il ne parlerait que le français comme deuxième langue14, de même que du fait qu’il n’aurait pas demandé l’asile alors qu’il ne se serait pas senti en sécurité15, sans toutefois expliquer concrètement ni en quoi auraient précisément consisté ces problèmes de sécurité, ni en quoi il ne lui aurait pas été possible de déposer une demande de protection internationale en Espagne.
Il y a, à cet égard, encore lieu de relever que Monsieur (A) a, au contraire, confirmé lors de son entretien Dublin III que son intention aurait été celle d’aller dans un pays où « […] on parle le français et on m’a dit que le Luxembourg était un bon pays qui protège les homosexuels comme moi […] »16, tout en précisant qu’il serait venu au Luxembourg alors qu’il aurait besoin d’une protection internationale et qu’il aimerait « étudier, apprendre la langue et travailler pour avoir une vie normale »17. Force est dès lors de constater que les autorités espagnoles ne lui ont pas refusé l’accès à la procédure d’asile, mais que le demandeur a consciemment choisi de quitter l’Espagne sans y introduire une demande de protection internationale18 au motif que son but aurait été celui de rejoindre un pays où il n’existe pas de barrière linguistique pour lui, tel que le Luxembourg.
Force est ensuite de relever que le tribunal ne s’est pas non plus vu soumettre un quelconque élément de preuve dont il se dégagerait que concrètement les autorités espagnoles compétentes risquent de violer le droit du demandeur à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles risquent de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, le demandeur n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile ne serait pas conduite conformément aux normes imposées par le droit européen.
Il ne se dégage pas non plus des éléments du dossier qu’au cours de son séjour en Espagne, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de 12 Page 4/7 du rapport d’entretien Dublin III.
13 Page 2/2 du rapport de police du 20 janvier 2025.
14 Ibidem.
15 Ibidem.
16 Ibidem.
17 Ibidem.
18 Page 4/7 du rapport d’entretien Dublin III.
12gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant, ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités espagnoles avant de le transférer.
Si le demandeur a vaguement déclaré lors de son entretien Dublin III qu’il ne souhaite pas être transféré en Espagne alors que « je ne me sentais pas en sécurité en Espagne »19, il n’a invoqué, à cet égard, aucun exemple concret permettant de retenir que lors de son séjour en Espagne ses besoins existentiels minimaux n’auraient pas été satisfaits.
A cet égard, il convient encore de relever que le demandeur n’a, par ailleurs, pas non plus fait état auprès des services du ministère, - hormis ses douleurs partout sur le corps parce que son père l’aurait battu tout le temps avec ses deux frères et le fait qu’il prendrait des médicaments anti-douleur20 -, d’un problème de santé en particulier qu’il aurait eu en Espagne et par rapport auquel il aurait infructueusement sollicité l’assistance des autorités espagnoles.
L’affirmation faite pour la première fois dans sa requête introductive d’instance suivant laquelle le demandeur aurait été confronté en Espagne à des conditions d’existence pénibles et graves en raison de l’absence de prise en charge appropriée en Espagne reste dès lors à l’état de pure allégation.
Il convient, de surcroît, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide et d’accueil espagnol est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates.
Quant à l’argumentation du demandeur ayant trait à sa crainte d’être refoulé vers son pays d’origine, le Sénégal, en violation de l’article 33 de la Convention de Genève, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202321, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinions entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique de toute façon pas un retour vers le pays d’origine du demandeur, en l’occurrence le Sénégal, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale de celui-ci, en l’occurrence l’Espagne qui a reconnu être compétente pour le prendre en charge, de sorte que l’extrait du 19 Page 2/2 du rapport de police du 20 janvier 2025.
20 Page 2/7 du rapport d’entretien Dublin III.
21 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21 13rapport de l’organisation Amnesty International de l’année 2023 relative à une prétendue répression des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique au Sénégal n’est pas pertinente en l’espèce.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement au Sénégal par les autorités espagnoles, étant à cet égard rappelé que, pour ce qui est du demandeur, les autorités espagnoles ont expressément accepté de le prendre en charge et qu’il ne se dégage, qui plus est, pas de ses déclarations que lesdites autorités aient tenté de le renvoyer dans son pays d’origine, respectivement qu’elles ne lui auraient pas permis de déposer une demande de protection internationale en Espagne, mais que c’est, au contraire, le demandeur lui-même qui a décidé de quitter le territoire espagnol sans demander une protection, tel que cela a été retenu ci-avant.
De plus, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités espagnoles devaient néanmoins décider de le renvoyer au Sénégal en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement 33 de la Convention de Genève, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates.
Il ne ressort dès lors pas des éléments versés par le demandeur que son transfert vers l’Espagne l’exposerait à un retour forcé vers son pays d’origine, qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Dans ces circonstances et au vu de toutes les considérations qui précèdent, les moyens fondés sur une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève sont à rejeter pour ne pas être fondés.
En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres22, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné par la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 201723.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge24, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais 22 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
23 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
24 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
14à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration25.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, ainsi que l’article 33 de la Convention de Genève, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation qu’il estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités espagnoles.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Alexandra Bochet, vice-président, Melvin Roth, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique du 12 juin 2025 par le vice-président Alexandra Castegnaro, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro 25 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.