Tribunal administratif N° 52899 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52899 3e chambre Inscrit le 22 mai 2025 Audience publique du 17 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52899 du rôle et déposée le 22 mai 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Sénégal), de nationalité sénégalaise, demeurant à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « ministre de l’Immigration et de l’Asile », du 6 mai 2025 de le transférer vers la France comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 2 juin 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Vyacheslav PEREDERIY en sa plaidoirie à l’audience publique du 10 juin 2025.
Le 24 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judicaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche dans la base de données AEVIS, que Monsieur (A) s’est vu délivrer un visa touristique valable du 13 décembre 2024 au 27 janvier 2025 par les autorités françaises.
En date du 7 février 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membrespar un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 3 mars 2025, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la prise en charge de Monsieur (A) sur la base de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 2 mai 2025 sur base du même article.
Par arrêté du 11 mars 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le jour même, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour pour une durée de trois mois à partir de la notification dudit arrêté.
Par décision du 6 mai 2025, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé le 12 mai 2025, le ministre informa Monsieur (A) qu’il avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains, le rapport de Police Judiciaire du 24 janvier 2025 et le rapport d'entretien Dublin III du 7 février 2025 établis dans le cadre de votre demande de protection internationale.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 24 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac n'a fourni aucun résultat.
Il résulte cependant des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale et notamment de la consultation de la base de données VIS, que la France vous a délivré un visa valable du 13 décembre 2024 jusqu'au 27 janvier 2025 et avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres en France.
2 Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 7 février 2025.
Sur base de ces éléments, une demande de prise en charge en vertu de l'article 12(2) du règlement DIII a été adressée aux autorités françaises en date du 3 mars 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 2 mai 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité de la France est acquise suivant l'article 12(2) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un visa en cours de validité au moment de l'introduction de la demande de protection internationale au Luxembourg et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale et notamment de la consultation de la base de données VIS, que la France vous a délivré un visa valable du 13 décembre 2024 jusqu'au 27 janvier 2025 et avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres en France.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 19 décembre 2024, lorsque vous auriez pris un vol direct de Dakar au Sénégal vers Paris en France. Vous déclarez être entré sur le territoire des Etats membres grâce à votre visa français. Vous seriez resté sur le territoire français jusqu'au 23 janvier 2025, date de votre départ pour le Luxembourg. Vous seriez arrivé au Luxembourg en train le jour-même, c'est-à-dire, le 23 janvier 2025.
Lors de votre entretien Dublin III vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un 3 transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en France, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités françaises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes françaises, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir 4 discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 mai 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 6 mai 2025, de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers la France.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en réformation introduit à titre principal en l’espèce, lequel est encore à déclarer recevable pour avoir été introduit, par ailleurs, dans les formes et délai prévus par la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Arguments et moyens des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose, en substance, les faits et rétroactes retracés ci-avant, en expliquant avoir été contraint de quitter son pays d’origine et d’y abandonner sa famille pour se rendre en Europe et y demander une protection internationale.
En droit, le demandeur se prévaut d’une violation des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », 3, 16 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève » et de l’article 3 de la Convention du 10 décembre 1984 contrela torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, désignée ci-après par « la Convention torture ».
Quant à la violation alléguée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, il fait valoir que même si la France était liée par divers instruments juridiques internationaux ou communautaires garantissant les droits de l’Homme, tels la CEDH, la Charte, la Convention de Genève, la Convention torture, de même que par la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale et la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Accueil », cela n’impliquerait pas ipso facto que ledit pays les observerait effectivement, notamment dans le contexte de l’accueil des demandeurs de protection internationale. Il estime que la présomption de respect des droits fondamentaux par les Etats membres ne saurait être utilement invoquée par la partie étatique en l’espèce, pas plus que le principe de confiance mutuelle ne devrait bénéficier à la France en l’occurrence.
Il se réfère à cet égard à un rapport de l’organisation non-gouvernementale Amnesty International, intitulé « France 2024 » duquel il ressortirait que (i) le Conseil constitutionnel français aurait invalidé un certain nombre de dispositions de « la loi discriminatoire et xénophobe adoptée en novembre 2023 » qui viserait à « contrôler l’immigration » et à améliorer l’intégration », (ii) le Comité des droits de l’Homme s’inquiéterait de ce que la loi française réduirait notamment les garanties contre l’expulsion des demandeurs de protection internationale « tant que tous les recours n’a[ur]aient pas été examinés, (iii) des discours xénophobes auraient imprégné les débats « sur ce texte législatif » , (iv) le ministre de l’Intérieur français aurait l’intention de renforcer les pouvoirs des autorités locales en matière de reconduite à la frontière des migrants en situation irrégulière et de restreindre l’accès à l’aide médicale, (v) 70 personnes seraient décédées en tentant de rejoindre le Royaume-Uni depuis la France par voie maritime, circonstance que le ministre de l’Intérieur français aurait qualifiée de « « conséquence néfaste » de « l’efficacité des forces de l’ordre » », (vi) la France aurait continué de prendre des mesures d’éloignement et de détention contre des ressortissants de pays vers lequel un renvoi forcé constituerait une violation du principe de non-refoulement et (vii) la France ne délivrerait pas de visas aux femmes afghanes leur permettant de trouver refuge en France et, ce, malgré la reconnaissance par la Cour nationale du droit d’asile française que les femmes afghanes appartiendraient à un groupe social susceptible d’être protégé sous le statut de réfugié.
Le demandeur en conclut qu’il résulterait à suffisance dudit rapport que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement tel que prévu à l’article 33 de la Convention de Genève.
Il ajoute qu’il serait constant que son transfert vers la France sans aucune perspective de prise en charge de ses droits les plus élémentaires constituerait une violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3 de la Convention torture, pris ensemble avec l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, de sorte que la décision déférée encourrait la réformation.
Le demandeur se prévaut ensuite d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, alors que sa situation « telle que présentée aux autorités ministérielles » lors du dépôt de sa demande de protection internationale aurait dû amener le ministre à sedéclarer compétent pour connaître de ladite demande, de sorte que la décision déférée encourrait la réformation en ce sens.
Monsieur (A) réitère ensuite ses développements par rapport à la méconnaissance par la France du principe de non-refoulement, tel qu’inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève, en reprochant au ministre de ne pas disposer d’une garantie de la part des autorités françaises en ce qui concerne son risque d’être éloigné au Sénégal. Il se réfère, à cet égard au « rapport 2024 par Amnesty International » en ce qui concerne la situation dans son pays d’origine tout en citant un passage dudit rapport.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, le demandeur conclut que la décision ministérielle déférée encourrait la réformation.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Appréciation du tribunal En présence de plusieurs moyens invoqués, le tribunal n'est pas lié par l'ordre dans lequel ils lui ont été soumis et détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l'effet utile s'en dégageant.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour examiner la demande de protection internationale du demandeur, prévoit que « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas ( 1 ). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. ».
Il résulte des dispositions de l’article 12, paragraphe (2) dudit règlement que si un demandeur de protection internationale s’est vu délivrer un visa en cours de validité par un Etat membre, ce dernier est en principe responsable de l’examen de la demande de protection internationale.
En l’espèce, le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision ministérielle déférée a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A) est la France, étant donné que ledit pays lui a délivré un visa valable du 13 décembre 2024 au 27 janvier 2025, élément non contesté par le demandeur, et que les autorités françaises ont accepté sa prise en charge en date du 2 mai 2025.
C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
En l’espèce, le tribunal constate que le demandeur ne conteste ni la compétence de principe des autorités françaises ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais reproche au ministre d’avoir décidé son transfert en France en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, 3, 16 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève et de l’article 3 de la Convention torture.
A cet égard, il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne tout d’abord le moyen ayant trait à la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, il échet de préciser que celui-ci dispose comme suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque detraitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la France est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention torture, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats membres, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3,4.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, point 78.
3 Ibidem, point 79.
4 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, Trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que Trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.justice.public.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 95.existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
En l’espèce, le demandeur remettant en question cette présomption du respect par la France des droits fondamentaux, puisqu’il fait état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en France, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Le tribunal constate toutefois que si le demandeur se prévaut certes d’un rapport de l’organisation non-gouvernementale Amnesty International sur la France pour l’année 2024 dont il affirme citer un extrait lequel a trait à une multitude de critiques qu’aurait formulées ladite organisation à l’égard de la politique d’immigration française en général, il reste néanmoins en défaut d’établir qu’il existerait en France des défaillances systémiques dans la procédure de protection internationale sinon dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans ledit pays, voire que le principe de confiance mutuelle ne pourrait pas jouer.
En effet, indépendamment du constat que le demandeur reste en défaut de verser ledit rapport en cause, mettant ainsi le tribunal dans l’impossibilité de vérifier le contenu de celui-
ci, voire de vérifier l’exactitude de l’extrait cité par l’intéressé dans sa requête introductive 7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.justice.public.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 91.
11 Ibid., point 92.
12 Ibid., point 93.d’instance, ledit extrait, à le supposer exact, reprend dans des termes très généraux des critiques à l’égard de la politique d’immigration française en général. Ainsi, s’il y est certes question de dispositions légales en matière d’immigration que le Conseil constitutionnel français aurait critiquées, la référence à une « loi discriminatoire et xénophobe adoptée en novembre 2023 » ne permet pas de vérifier l’étendue desdites dispositions, voire leur pertinence dans le cadre de la question de savoir si la France respecte ses obligations européennes et internationale en matière de protection internationale. Ce même constat vaut, par ailleurs, quant aux inquiétudes qu’aurait le Comité des droits de l’Homme par rapport à une réduction des garanties en matière d’expulsion de demandeurs de protection internationale en France, le seul extrait dudit rapport y afférant ne permettant en effet pas de conclure à une pratique généralisée en France d’expulsion de demandeurs de protection international en méconnaissance de leurs droits en tant que demandeurs d’asile, sinon du principe de non-refoulement, la même conclusion s’imposant, face aux termes généraux dudit rapport, en ce qui concerne les diverses « intentions » qu’aurait le ministre de l’Intérieur français en matière de la législation française d’immigration.
Finalement, et indépendamment du constat qu’il n’a pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en France, de sorte qu’il ne saurait, en tout état de cause, se prévaloir de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en France au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III qu’il aurait personnellement pu y rencontrer, le demandeur reste en défaut de mettre en relation ledit rapport avec sa situation personnelle et se borne à affirmer de manière non autrement circonstanciée qu’en cas de transfert vers la France il n’y aurait aucune perspective de prise en charge de ses droits les plus élémentaires, sans pour autant corroborer ces affirmations par des éléments concrets et sans faire valoir un problème concret et actuel qu’il aurait pu rencontrer en France.
Il s’ensuit que le demandeur n’a apporté aucun élément probant qui serait de nature à établir ou à rendre ne serait-ce que plausible qu’à l’heure actuelle la France connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que les conditions matérielles des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH.
Le demandeur est également resté en défaut de se prévaloir qu’un quelconque élément objectif tangible, tel que des rapports d’organisations internationales, permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en France, ou encore que ceux-ci n’auraient en France aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que la France est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est en tant que membre de l’Union européenne tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques de la Convention torture et de la Convention de Genève.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers la France, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, désigné ci-après par « l’UNHCR ».
Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la France de demandeurs de protection internationale dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile française qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III encourt dès lors le rejet.
Néanmoins, il convient encore de relever, dans ce cadre, que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant15.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé.
13 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; Cour EDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.
15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.A cet égard, comme retenu précédemment, il échet de constater que le demandeur affirme de manière non autrement circonstanciée qu’en cas de transfert en France (i) ses droits les plus élémentaires ne seraient pas respectés et (ii) il risquerait un refoulement vers son pays d’origine en méconnaissance du principe de non-refoulement tel que prévu aux articles 33 de la Convention de Genève et 3 de la Convention torture, sans toutefois faire valoir un quelconque élément concret et personnel à cet égard.
Or, tel que relevé ci-avant, il ne se dégage pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement les droits du demandeur n’auraient pas été respectés en France. Le demandeur n’a plus particulièrement fourni aucun élément concret et individuel dont il se dégagerait que nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence de preuve de l’existence, de manière générale, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil du demandeur, au vu de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, qu’au cours de son séjour en France, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités françaises avant de le transférer.
En ce qui concerne à cet égard plus particulièrement le non-respect allégué, par les autorités françaises du principe de non-refoulement dont se prévaut encore le demandeur, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202316, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat membre vers lequel il sera transféré, en l’occurrence la France, a reconnu être compétent pour le prendre en charge.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités françaises. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait, dès lors, à ses engagements internationaux en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays, étant relevé qu’en tout état de cause le demandeur disposait, lors de son séjour en France, d’un visa touristique délivré par les autorités françaises valable jusqu’au 27 janvier 2025.
16 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
De plus, si par impossible les autorités françaises devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant en violation de l’article 33 de la Convention de Genève, à supposer que l’intéressé soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour au Sénégal, il lui appartiendrait d’abord de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises compétentes en usant des voies de droit adéquates17. Ce n’est qu’après l’épuisement de tous les recours internes qu’il lui conviendrait, le cas échéant, de saisir la CourEDH et de solliciter, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités françaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que, compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé, en cas de transfert vers la France, au risque de faire l’objet d’un refoulement en violation de l’article 33 de la Convention de Genève. Ainsi, l’argumentation afférente est à rejeter.
Il s’ensuit, par ailleurs, que le moyen tiré d’une violation isolée des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3 de la Convention torture est également à rejeter pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne encore le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201718.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lu ensemble avec les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3 de la Convention torture, ainsi qu’avec l’article 33 de la Convention de Genève, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est, de l’entendement du tribunal, en ce que 17 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
18 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3ème volet) et les autres références y citées.
20 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.l’intéressé se réfère dans le cadre dudit moyen de manière non autrement circonstanciée à sa situation « telle que présentée aux autorités ministérielles », sur base de cette même argumentation qu’il estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes avancés par le demandeur ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne finalement l’invocation par le demandeur de manière non autrement circonstanciée de l’article 16 du règlement Dublin III, lequel est intitulé dans ledit règlement « Personnes à charges », sans que l’intéressé ne présente dans sa requête introductive d’instance une argumentation afférente, ce moyen est également à rejeter pour ne pas être fondé, alors qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer la carence du demandeur dans le développement de ses moyens.
En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 17 juin 2025 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, premier juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 15