Tribunal administratif N° 52954 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52954 1re chambre Inscrit le 3 juin 2025 Audience publique du 25 juin2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52954 du rôle et déposée le 3 juin 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Nigéria), de nationalité nigériane, actuellement assigné à résidence à la maison retour sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 20 mai 2025 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 11 juin 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Mathieu WERNOTH, en remplacement de Maître Lukman ANDIC et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel RUPPERT entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 18 juin 2025.
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Le 22 avril 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il ressort des informations recueillies par les autorités ministérielles auprès du Centre de Coopération Policière et Douanière du Luxembourg (« CCPD »), que Monsieur (A) était connu par les autorités policières allemandes pour : « Er war in Ingolstadt ausländerrechtlich erfasst ; Erstreise war am 25.05.2025 ; Seit dem 02.02.2024 ist er unbekannt verzogen ; Sein Asylgesuch wurde am 29.01.2024 endgültig abgelehnt ; Am 18.04.2025 wurde ihm eine Anlaufbescheinigung ausgestellt ;
Es besteht eine nationale Fahndung zur Aufenthaltsermittlung wegen Asylgesetz ».
1 Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait auparavant introduit deux demandes de protection internationale en Allemagne le 8 juin 2015 et le 2 novembre 2023.
Le 2 mai 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin IIIl».
Le même jour, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 5 mai 2025 sur base du même article.
Par décision du 20 mai 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 22 avril 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 22 avril 2025 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 2 mai 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 22 avril 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit deux demandes de protection internationale en Allemagne en date des 8 juin 2015 et 2 novembre 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un 2 entretien Dublin III a été mené en date du 2 mai 2025.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l’article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 2 mai 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 5 mai 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit deux demandes de protection internationale en Allemagne en date des 8 juin 2015 et 2 novembre 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d’origine en décembre 2010 par avion à destination de la Turquie. Vous seriez ensuite monté à bord d’une embarcation clandestine en partance pour le territoire des Etats membres en Grèce. Vous auriez introduit une demande de protection internationale et les autorités vous auraient placé dans un centre de rétention pendant six mois. Vous auriez ensuite vécu environ deux ans en Grèce avant de quitter le pays sans attendre de réponse à votre demande. Vous auriez pris la route des Balkans et seriez finalement arrivé en Italie. En Italie, vous auriez introduit une demande de protection internationale et auriez vécu plus d’un an à Bolzano et Padua. Sans attendre une réponse à 3 votre demande de protection internationale, vous auriez continué votre trajet vers l’Allemagne.
En Allemagne, vous auriez vécu à Munich de 2015 jusqu’au 18 avril 2025. Vous y avez également introduit deux demandes de protection internationale, qui ont toutefois toutes les deux été rejetées. Vous auriez quitté l’Allemagne parce que vous ne voudriez pas être rapatrié au Nigéria. Vous auriez donc décidé de venir au Luxembourg.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 2 mai 2025, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l’Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l’Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l’Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l’Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.
Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence 4 l’Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers l’Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Allemagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 3 juin 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 20 mai 2025.
Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28 (1) de la même loi, le tribunal est 5 compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Prétentions des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur réitère, en substance, les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que repris ci-avant.
En droit, le demandeur invoque en premier lieu une violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, en ce que la décision ministérielle serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation de sa situation au regard des conditions matérielles d’accueil et de l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile en Allemagne. Il reproche au ministre de s’être manifestement abstenu d’examiner de manière rigoureuse et approfondie la situation prévalant en Allemagne, en se limitant à affirmer, de manière non circonstanciée et sans produire de preuve, que cet Etat membre ne présenterait pas de défaillances systémiques dans le traitement des demandes de protection internationale.
En deuxième lieu, le demandeur soutient que la décision ministérielle violerait l’article 17 (1) du règlement Dublin III, en ce que le ministre aurait omis de motiver son refus de faire usage de son pouvoir discrétionnaire. Le demandeur fait valoir que, suite à une altercation avec son frère, ce dernier souhaiterait le renvoyer en Iran, ce qui compromettrait sa sécurité en Allemagne. Par ailleurs, il fait valoir que les autorités allemandes n’auraient pas tenu compte dans leur décision de rejet de l’ensemble des documents nécessaires au traitement de sa demande, y compris des éléments établissant les risques de mauvais traitements auxquels il serait exposé en cas de retour au Nigéria, en raison de son passé militaire, ce qui porterait atteinte à son droit à un recours effectif et à un procès équitable, tels que garantis par les articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par la « CEDH ». Il critique encore la décision ministérielle en ce qu’elle ne tiendrait pas compte des raisons ayant motivé son départ de l’Allemagne, de la situation particulière des ressortissants iraniens en conflit avec les membres de leur famille, ni des difficultés d’accès au logement et aux soins auxquelles seraient confrontés les demandeurs de protection internationale en Allemagne, Monsieur (A) se prévalant, dans ce contexte, de l’article 10 (3) a) et b) de la loi du 18 décembre 2015.
En troisième lieu, le demandeur soulève une violation de l’article 3 de la CEDH ainsi que du principe de non-refoulement, en soutenant que ses demandes de protection internationale auraient été rejetées sans que les autorités allemandes n’aient procédé à un examen attentif de sa situation personnelle au Nigéria, ni des risques de mauvais traitements auxquels il serait exposé en cas de retour dans son pays d’origine. Il fait valoir, à cet égard, qu’un transfert vers l’Allemagne entraînerait son renvoi vers le Nigéria, où il risquerait de faire l’objet de sanctions disproportionnées en raison de sa désertion de l’armée.
Finalement, le demandeur conclut à une violation de l’article 13 de la CEDH, en ce qu’il estime que son droit à un recours effectif n’aurait pas été respecté. Il reproche au ministre de s’être contenté d’affirmer que l’Allemagne serait présumée respecter les dispositions de la CEDH et de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », et que lui-même ne risquerait pas de se voir infliger des traitements inhumains et dégradants ni de subir une atteinte à son droit à un recours effectif en cas de transfert dans ce pays, sans toutefois s’être livré à un examen approfondi de sa situation.
6 Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Appréciation du tribunal A titre liminaire, le tribunal rappelle qu’il n’est pas tenu par l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
Le tribunal est, par ailleurs, amené à constater que les déclarations du demandeur contenues dans sa requête introductive d’instance quant à l’Iran sont manifestement issues d’une erreur matérielle, étant donné que le demandeur est de nationalité nigériane et non pas de nationalité iranienne et qu’il n’a jamais indiqué avoir vécu en Iran, de sorte que les développements y relatifs sont à écarter.
Quant à la légalité externe de la décision déférée et s’agissant du moyen tiré de la violation de l’article 10 (3) a) et b) de la loi du 18 décembre 2015, le tribunal relève que cette disposition légale prévoit ce qui suit : « Le ministre fait en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié. A cet effet, il veille à ce que:
a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement ;
b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs ont transité, et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces informations ; […] ».
Outre la question de l’applicabilité de cette disposition légale, qui vise a priori l’examen au fond d’une demande de protection internationale, à une décision de transfert prise sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, telle que la décision déférée, le tribunal retient que le moyen sous analyse est en tout état de cause à rejeter, étant donné qu’il ne ressort d’aucun élément concret soumis à son appréciation que la décision litigieuse n’ait pas été prise individuellement, objectivement et impartialement, ni que le ministre n’ait pas eu à sa disposition des informations précises et actualisées sur la situation existant en Allemagne.
Le seul fait que le ministre ait finalement décidé de transférer le demandeur vers ce dernier pays, comme étant l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de l’intéressé, est, en effet, insuffisant à cet égard, étant relevé que la question de savoir si cette décision a été prise à juste titre, notamment, eu égard au risque de subir des traitements inhumains et dégradants invoqué par le demandeur, relève de la légalité interne de la décision déférée et sera abordée ci-après.
A cet égard, le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, sur le fondement duquel la décision ministérielle déférée a été prise, dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis 7 accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A), prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, au motif que l’Allemagne serait l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur, en ce qu’il y avait introduit deux demandes de protection internationale en date des 8 juin 2015 et 2 novembre 2023 et que les autorités allemandes avaient accepté sa reprise en charge le 5 mai 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers l’Allemagne.
Il y a ensuite lieu de relever que le demandeur ne conteste ni cette compétence de principe des autorités allemandes ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais invoque l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ainsi que, de manière générale, le risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH en cas de transfert, et, enfin, une violation des articles 17 (1) du règlement Dublin III et 13 de la CEDH.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », corollaire de l’article 3 de la CEDH, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Quant au moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, 8 le tribunal relève que cet article prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH et le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 78.
3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
9 rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, si le demandeur entend remettre en question la présomption du respect par l’Allemagne des droits fondamentaux en faisant état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Allemagne telle que décrite par lui atteint le degré de gravité tel que requis par la 4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
10 jurisprudence précitée de la CJUE et des principes dégagés ci-avant.
Or, le tribunal constate tout d’abord que le demandeur ne produit aucun élément probant, tel que des rapports d’organisations internationales, qui permettrait d’appuyer son argumentation fondée sur l’existence à l’heure actuelle, en Allemagne, de défaillances systémiques au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, qui atteindraient le seuil de gravité tel que décrit ci-avant.
En outre, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR ».
Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui exposerait les personnes concernées à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant14.
En l’espèce, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
11 appréciation qu’au cours du séjour du demandeur en Allemagne, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Par ailleurs, le demandeur n’a pas non plus fourni des éléments concrets et individuels dont il se dégagerait que nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence de preuve de l’existence, de manière générale, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, il serait, en cas de transfert vers ce pays, personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités allemandes avant de le transférer.
Au contraire, il ressort des déclarations du demandeur auprès du ministère qu’il a été, en 2015, hébergé pendant une période d’un an et quatre mois dans un camp de réfugiés, avant que les autorités allemandes lui ont mis à disposition un logement, dans lequel il a habité jusqu’au 18 avril 2025, date à laquelle il a volontairement quitté l’Allemagne.
Cette constatation n’est pas énervée par l’affirmation du demandeur selon laquelle les autorités allemandes n’auraient pas examiné de manière attentive sa situation personnelle au Nigéria ni les risques de mauvais traitements qu’il encourrait en cas de retour dans son pays d’origine en violation des articles 6 et 13 de la CEDH, étant donné qu’il ressort des propres déclarations du demandeur auprès du ministère que sa demande de protection internationale a été rejetée à l’issue de six procédures judiciaires, ce qui témoigne d’un examen approfondi de sa situation par les autorités allemandes.
En tout état de cause, le tribunal rappelle qu’il est constant en cause que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale par les autorités allemandes, ces dernières ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, précité.
En cas de transfert vers l’Allemagne, il devra, dans ces conditions, y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève.
La question litigieuse, en l’espèce, se pose, dès lors, davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.
Or, le demandeur n’apporte aucun élément probant dont il se dégagerait qu’en sa qualité de demandeur de protection internationale débouté, il ne pourrait accéder à l’aide sociale d’urgence en Allemagne.
Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de 12 vie15.
La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat16.
Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être le cas échéant exposé à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide allemand – que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents allemands – était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Dans ce contexte, le tribunal relève encore que le demandeur n’a pas rapporté la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en Allemagne, que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale déboutés en Allemagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale déboutés n’auraient en Allemagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé, en cas de transfert vers l’Allemagne, et nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques, à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH. Ainsi, l’argumentation afférente est à rejeter dans son ensemble.
En ce qui concerne ensuite le moyen du demandeur tiré d’une violation, par le ministre, du principe de non-refoulement, tel que prévu, notamment, à l’article 33 de la Convention de Genève, non invoqué en l’espèce, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202317, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions 15 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pts 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
16 CEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.
17 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
13 de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour au pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites, étant souligné que ledit Etat, en l’occurrence l’Allemagne, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités allemandes. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
Par ailleurs, il n’appert de toute façon pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant, tel que relevé ci-dessus, précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), le règlement Dublin III cherchant, en effet, à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat de leur choix.
A cela s’ajoute qu’il ne se dégage pas des éléments fournis par le demandeur que si les autorités allemandes devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement de l’article 33 de la Convention de Genève, alors même que dans son pays d’origine, il serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie et son intégrité physique, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
L’argumentation ayant trait à une violation du principe de non-refoulement est, au vu des développements faits ci-avant, à rejeter pour ne pas être fondée.
En ce qui concerne le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17 (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation 14 étendu aux Etats membres18, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201719.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge20, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration21.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision ministérielle déférée par rapport aux articles 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et 3 de la CEDH que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées et que de l’entendement du tribunal, c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur fait valoir que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités allemandes. Il s’ensuit que le moyen afférent encourt, lui aussi, le rejet.
En ce qui concerne finalement le reproche tenant à la violation alléguée de l’article 13 de la CEDH aux termes duquel « […] Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. », au motif que le ministre n’aurait pas effectué une analyse circonstanciée de sa situation et des conséquences pour lui d’un retour sur le territoire allemand, celui-ci encourt également le rejet pour ne pas être fondé.
En effet, il vient d’être retenu qu’un transfert du demandeur vers l’Allemagne n’est pas de nature à l’exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques en Allemagne dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, le demandeur n’a pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, un transfert vers l’Allemagne l’exposerait à un risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, nonobstant le constat de l’absence de défaillances systémiques, au sens de cette dernière disposition du règlement Dublin III, de sorte qu’aucune violation de ses droits ne saurait être retenue. Il y a encore lieu de préciser, à cet égard, que le demandeur a pu introduire le présent recours contentieux en réformation à l’encontre de la décision litigieuse et valablement défendre sa cause, de sorte à avoir dès lors pu bénéficier d’un recours effectif devant une instance nationale, tel que prescrit par l’article 13 de la CEDH.
18 CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, N.S. e.a., affaires jointes C-411/10 et C-493/10, point 65.
19 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 PPU, points 88 et 97.
20 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
21 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.
15 Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 25 juin 2025 par :
Michèle STOFFEL, vice-président, Géraldine ANELLI, vice-président, Izabela GOLINSKA, attaché de justice délégué, en présence du greffier Luana POIANI.
s. Luana POIANI s. Michèle STOFFEL Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 16