Vu la procédure suivante :
Par une décision du 16 avril 2019, la chambre régionale de discipline près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables de la Réunion, saisie d'une plainte de M. B... C... dirigée contre Mme D... A... et la société KPMG Tartaroli, a dit n'y avoir pas lieu à sanction disciplinaire.
Par une décision du 10 décembre 2021, la chambre nationale de discipline auprès du conseil national de l'ordre des experts-comptables a rejeté l'appel de M. C... contre cette décision.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 21 janvier et 22 avril 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cette décision ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge du conseil national de l'ordre des experts-comptables la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 ;
- le décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Bouthors, avocat de M. C..., à la SCP Bauer-Violas-Feschotte-Desbois-Sebagh, avocat du conseil national de l'Ordre des experts-comptables et à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat de la société KPMG SA et autre ;
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision du 16 avril 2019, la chambre régionale de discipline près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables de la Réunion a rejeté la plainte formée par M. C... contre Mme A... et la société KPMG Tartaroli à raison de comportements contraires au principe d'indépendance et de probité susceptibles de créer un conflit d'intérêts qu'il leur imputait dans la cadre de la cession qu'il avait réalisée en 2007 des parts qu'il détenait dans une société civile immobilière, en disant n'y avoir lieu à sanction disciplinaire. Par une décision du 10 décembre 2021, la chambre nationale de discipline auprès du conseil national de l'ordre des experts-comptables a rejeté l'appel formé par M. C... contre cette décision en estimant, d'une part, que les poursuites dirigées contre la société KPMG Tartaroli, devenue KPMG SA, étaient irrecevables, d'autre part, qu'il n'y avait pas lieu à sanction disciplinaire à l'encontre de Mme A.... M. C... se pourvoit en cassation contre cette décision.
Sur la décision de la chambre nationale de discipline en tant qu'elle concerne la société KPMG Tartaroli, devenue KMPG SA :
2. Aux termes de l'article 53 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable : " En dehors de l'avertissement dans le cabinet du président de la chambre régionale de discipline ou de la commission prévue à l'article 49 bis pour les faits qui ne paraissent pas justifier d'autre sanction, les peines disciplinaires sont : / 1° La réprimande ; / 2° Le blâme avec inscription au dossier ; / 3° La suspension pour une durée déterminée avec sursis ; / 4° La suspension pour une durée déterminée ; / 5° La radiation du tableau comportant interdiction définitive d'exercer la profession. / En outre, pour les associations de gestion et de comptabilité, la commission peut également prononcer la déchéance du mandat d'un ou de plusieurs dirigeants ou administrateurs. / La réprimande, le blâme et la suspension peuvent comporter, en outre, pour le membre de l'ordre, la privation, par la décision qui prononce la peine disciplinaire, du droit de faire partie des conseils de l'ordre pendant une durée n'excédant pas dix ans ".
3. Le principe de la personnalité des peines ne fait pas, par lui-même, obstacle à ce qu'une sanction disciplinaire, justifiée par les manquements commis par une société ayant par la suite fait l'objet d'une absorption ou d'une fusion, soit prononcée à l'encontre de la société absorbante ou issue de la fusion. Il appartient, dans un tel cas, à l'autorité investie du pouvoir disciplinaire d'apprécier, dans le respect du principe de proportionnalité des peines, la nature et le quantum de la sanction qu'il convient d'infliger à la société absorbante en tenant compte des principes dont elle est chargée d'assurer le respect, de la nature des manquements commis par la société ayant fait l'objet de l'absorption ou de la fusion et des circonstances dans lesquelles ces manquements ont été commis.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis à la chambre nationale de discipline que la société KPMG SA, qui avait acquis en 2012 des actions de la société KPMG Tartaroli, a décidé le 16 janvier 2019, en sa qualité d'associé unique, de procéder à la dissolution anticipée sans liquidation de la société KPMG Tartaroli et que cette dissolution a entraîné la transmission universelle de son patrimoine au profit de la société KMPG SA et la perte de sa personnalité juridique.
5. Contrairement à ce qu'a retenu la chambre nationale de discipline, il résulte de ce qui été dit au point 3 que le principe de la personnalité des peines ne faisait pas, par lui-même, obstacle à ce que l'une des sanctions disciplinaires prévues par l'article 53 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 puisse être prononcée à l'encontre de la société absorbante au titre de manquements qui auraient été commis par la société absorbée. Par suite, en décidant que les poursuites disciplinaires dirigées contre la société absorbante KPMG SA étaient, pour ce motif, irrecevables, la chambre nationale de discipline a entaché sa décision d'une erreur de droit.
Sur la décision de la chambre nationale de discipline en tant qu'elle concerne Mme A... :
6. Aux termes de l'article 22 de l'ordonnance 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable : " (...) Il est en outre interdit aux membres de l'ordre, aux succursales et aux associations de gestion et de comptabilité, ainsi qu'à leurs salariés mentionnés à l'article 83 ter et à l'article 83 quater d'agir en tant qu'agent d'affaires, d'assumer une mission de représentation devant les tribunaux de l'ordre judiciaire ou administratif, d'effectuer des travaux d'expertise comptable, de révision comptable ou de comptabilité pour les entreprises dans lesquelles ils possèdent directement ou indirectement des intérêts substantiels ". Aux termes de l'article 145 du décret du 30 mars 2012 relatif à l'exercice de l'activité d'expertise comptable : " Les personnes mentionnées à l'article 141 exercent leur activité avec compétence, conscience professionnelle et indépendance d'esprit. Elles s'abstiennent, en toutes circonstances, d'agissements contraires à la probité, l'honneur et la dignité. / Elles doivent en conséquence s'attacher : (...) / 5° A ne jamais se trouver en situation de conflit d'intérêts (...) ". Aux termes de l'article 146 du même décret : " Les personnes mentionnées à l'article 141 évitent toute situation qui pourrait faire présumer d'un manque d'indépendance. Elles doivent être libres de tout lien extérieur d'ordre personnel, professionnel ou financier qui pourrait être interprété comme constituant une entrave à leur intégrité ou à leur objectivité ".
7. Il ressort des énonciations de la décision attaquée que, pour estimer que la circonstance que la sœur de Mme A... avait été l'épouse de l'un des cessionnaires des parts de société civile immobilière cédées par M. C... en 2007 ne caractérisait pas l'existence d'intérêts substantiels de l'expert-comptable dans cette société, la chambre nationale de discipline s'est fondée sur ce que de tels intérêts s'entendent uniquement d'intérêts économiques. En statuant ainsi, alors qu'il découle des dispositions précitées du décret du 30 mars 2012 que les situations de conflit d'intérêts dont doivent se garder les experts-comptables dans l'exercice de leurs missions peuvent résulter aussi bien de liens d'ordre personnel que d'ordre professionnel ou financier, la chambre nationale de discipline a commis une erreur de droit.
8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la décision du 10 décembre 2021 de la chambre nationale de discipline auprès du conseil national de l'ordre des experts-comptables doit être annulée.
9. Le conseil national de l'ordre des experts-comptables n'ayant pas la qualité de partie à la présente instance, les conclusions de M. C... tendant à ce qu'une somme soit mise à sa charge au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La décision du 10 décembre 2021 de la chambre nationale de discipline auprès du conseil national de l'ordre des experts-comptables est annulée.
Article 2 : L'affaire est renvoyée devant la chambre nationale de discipline auprès du conseil national de l'ordre des experts-comptables.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B... C..., à Mme D... A..., à la société KPMG SA, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au conseil national de l'ordre des experts-comptables.
Délibéré à l'issue de la séance du 16 octobre 2023 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, conseillers d'Etat et Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire-rapporteure.
Rendu le 10 novembre 2023.