Vu la procédure suivante :
La société Ryanair Designated Activity Company a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler les trois décisions du 19 janvier 2021 par lesquelles le ministre de l'intérieur lui a infligé trois amendes de 10 000 euros chacune en application de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Par un jugement n° 2005174, 2005178, 2005180, 2022418 du 3 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes.
Par un arrêt n° 22PA04287 du 12 janvier 2024, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et annulé les décisions du ministre de l'intérieur du 19 janvier 2021.
Par un pourvoi, enregistré le 13 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la société Ryanair Designated Activity Company.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985, signée le 19 juin 1990 ;
- la directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 ;
- la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ;
- le règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil 2016/399 du 9 mars 2016 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 7 juin 2016 (C 47/15) ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 21 septembre 2023 (C-143/22) ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Amélie Fort-Besnard, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public,
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Ryanair Designated Activity Company ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par trois décisions du 29 juillet 2019, le ministre de l'intérieur a infligé à la société Ryanair Designated Activity Company trois amendes de 10 000 euros, en application de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, pour avoir, le 31 juillet 2018, refusé de réacheminer sans délai trois ressortissants albanais à qui l'entrée sur le territoire français avait été refusée à leur débarquement à Beauvais d'un vol en provenance de Thessalonique, le jour même. Par un jugement du 3 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a rejeté les demandes de la société Ryanair Designated Activity Company tendant à l'annulation des trois décisions du 19 janvier 2021 par lesquelles, après avoir retiré les décisions du 29 juillet 2019, le ministre de l'intérieur a infligé à la société les mêmes amendes, à raison des mêmes faits, sur le même fondement. Par un arrêt du 12 janvier 2024, contre lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et les décisions du ministre de l'intérieur du 19 janvier 2021.
2. D'une part, le 1 de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa version applicable à la date des faits litigieux, devenu l'article L. 821-10 du même code, prévoit qu'est punie d'une amende d'un montant maximal de 30 000 euros, " l'entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ". Aux termes de l'article L. 213-4 du même code, dans la même version, devenu l'article L. 333-3 du même code : " Lorsque l'entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, l'entreprise de transport aérien ou maritime qui l'a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d'impossibilité, dans l'Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis. "
3. Il résulte de l'article L. 213-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans sa version applicable à la date des faits litigieux, devenu l'article L. 332-3 du même code, que l'accès au territoire français peut être refusé à tout étranger qui n'est pas ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne en application de l'article 6 du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), qui fixe les conditions d'entrée applicables aux frontières extérieures de l'espace Schengen aux ressortissants de pays tiers, pour les séjours n'excédant pas trois mois.
4. D'autre part, aux termes de l'article 14 du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016, inséré dans le titre II de ce règlement relatif aux frontières extérieures de l'Union : " 1. L'entrée sur le territoire des États membres est refusée au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas l'ensemble des conditions d'entrée énoncées à l'article 6, paragraphe 1, et qui n'appartient pas à l'une des catégories de personnes visées à l'article 6, paragraphe 5 (...) ". L'article 32 de ce même règlement prévoit que lorsque le contrôle aux frontières intérieures est réintroduit dans les conditions prévues au chapitre II du titre III, les dispositions pertinentes du titre II de ce règlement, relatif aux frontières extérieures, " s'appliquent mutatis mutandis ". Selon l'article 6, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE, les États membres doivent prendre une décision de retour à l'encontre de tout ressortissant d'un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, sans préjudice des exceptions prévues aux paragraphes 2 à 5 du même article. Le paragraphe 3 de cet article 6 permet aux États membres de s'abstenir de prendre une décision de retour à l'encontre d'un ressortissant d'un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire si ce ressortissant d'un pays tiers est repris par un autre État membre en vertu d'accords ou d'arrangements bilatéraux existant à la date d'entrée en vigueur de la directive. Il résulte de la combinaison de ces différentes dispositions, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne dans ses arrêts du 7 juin 2016, Affum (C 47/15) et du 21 septembre 2023, ADDE (C-143/22), qu'un Etat membre peut, en cas de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, prendre à l'encontre d'un ressortissant d'un pays tiers une décision ne visant pas le retour de l'intéressé dans son pays d'origine mais sa reprise par l'Etat membre dont il provient, en application d'un accord ou d'un arrangement existant à la date d'entrée en vigueur de la directive 2008/115/CE, dans le cadre des normes et des procédures communes établies par cette directive.
5. Il résulte de ce qui précède que lorsqu'un refus d'entrée est opposé à un étranger non-ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne au moment du franchissement d'une frontière intérieure d'un Etat membre sur laquelle les contrôles ont été rétablis, en vue de sa réadmission par l'Etat membre dont il provient en application d'un accord ou d'un arrangement existant à la date d'entrée en vigueur de la directive 2008/115/CE, le transporteur qui l'a amené à la frontière intérieure de l'Etat membre qui lui oppose un refus d'entrée a l'obligation de le réacheminer. Par suite, en jugeant que, de manière générale, l'obligation de réacheminement à la charge des transporteurs s'applique exclusivement au transporteur qui a fait franchir à un étranger une frontière extérieure et qu'elle implique nécessairement le réacheminement de cet étranger vers un Etat tiers, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit.
6. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il y ait lieu, pour les motifs énoncés au point 4, de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne, que le ministre de l'intérieur et des outre-mer est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 12 janvier 2024 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée devant la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société Ryanair Designated Activity Company au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et à la société Ryanair Designated Activity Company.
Délibéré à l'issue de la séance du 25 septembre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Géraud Sajust de Bergues, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et Mme Amélie Fort-Besnard, maîtresse des requêtes-rapporteure.
Rendu le 10 octobre 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Amélie Fort-Besnard
La secrétaire :
Signé : Mme Eliane Evrard