Vu la procédure suivante :
Par un jugement du 30 septembre 2021, le conseil de prud'hommes de Grasse a sursis à statuer sur la demande de Mme A... B... tendant à l'indemnisation des préjudices qu'elle estime avoir subis, notamment en raison de l'absence de cause réelle et sérieuse de son licenciement par la société Galderma Research et Development, jusqu'à ce que la juridiction administrative se prononce sur la légalité de la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle ouest n°1 des Alpes-Maritimes autorisant son licenciement en tant qu'elle retient que le secteur d'activité au sein duquel apprécier le bien-fondé du motif économique de son licenciement est en l'espèce celui de la dermatologie de prescription.
Mme B..., agissant en exécution de ce jugement, a demandé au tribunal administratif de Nice de déclarer que cette décision était entachée d'illégalité. Par un jugement n° 2106221 du 1er décembre 2022, le tribunal administratif a déclaré que la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail n'était, au regard de la question posée par le conseil de prud'hommes de Grasse, entachée d'aucune illégalité, et a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 15 décembre 2022, les 16 janvier, 22 mars et 7 septembre 2023 et le 27 août 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa demande ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat et de la société Galderma Research et Development la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de procédure civile ;
- le code du travail ;
- le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Camille Belloc, auditrice,
- les conclusions de M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de Mme B... et à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Galderma Research and Development ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une décision du 11 avril 2018, le directeur de l'unité départementale des Alpes-Maritimes de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Provence-Alpes-Côte d'Azur a homologué le document unilatéral portant plan de sauvegarde de l'emploi de la société Galderma Research et Development, filiale du groupe Nestlé Skin Health (NSH), relatif à un projet de réorganisation de l'entreprise, pour sauvegarde de sa compétitivité, avec fermeture de son site de Sophia-Antipolis (Alpes-Maritimes), comportant un plan de départs volontaires et pouvant conduire, au maximum, à 543 licenciements pour motif économique. Dans le cadre de la mise en œuvre de ce plan, l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle ouest n°1 des Alpes-Maritimes a autorisé le 30 octobre 2018 le licenciement de Mme B..., technicienne de laboratoire ayant le statut de salarié protégé. Par un jugement avant-dire droit du 30 septembre 2021, le conseil de prud'hommes de Grasse, saisi par Mme B... d'une demande tendant à l'indemnisation des préjudices qu'elle estimait avoir subis, notamment en raison de l'absence de cause réelle et sérieuse de son licenciement, a sursis à statuer jusqu'à ce que le tribunal administratif de Nice se soit prononcé sur la légalité de la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail en tant qu'elle se prononce sur le bien-fondé du motif économique du licenciement en se fondant sur un secteur d'activité de la société Galderma Research et Development et des autres entreprises, établies sur le territoire national, du groupe auquel elle appartient, limité à la dermatologie de prescription. Par un jugement du 1er décembre 2022, contre lequel Mme B... se pourvoit en cassation, le tribunal administratif de Nice a déclaré que la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail n'était, au regard de la question posée au tribunal par le conseil de prud'hommes de Grasse, entachée d'aucune illégalité, et a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Sur le cadre juridique :
2. D'une part, aux termes de l'article L. 1233-2 du code du travail : " Tout licenciement pour motif économique est motivé dans les conditions définies par le présent chapitre. / Il est justifié par une cause réelle et sérieuse. " Aux termes de l'article L. 1233-3 du même code : " Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment : / 1° A des difficultés économiques / (...) / 2° A des mutations technologiques ; / 3° A une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ; / 4° A la cessation d'activité de l'entreprise. / (...) Les difficultés économiques, les mutations technologiques ou la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise s'apprécient au niveau de cette entreprise si elle n'appartient pas à un groupe et, dans le cas contraire, au niveau du secteur d'activité commun à cette entreprise et aux entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national. / Pour l'application du présent article, la notion de groupe désigne le groupe formé par une entreprise appelée entreprise dominante et les entreprises qu'elle contrôle dans les conditions définies à l'article L. 233-1, aux I et II de l'article L. 233-3 et à l'article L. 233-16 du code de commerce. / Le secteur d'activité permettant d'apprécier la cause économique du licenciement est caractérisé, notamment, par la nature des produits biens ou services délivrés, la clientèle ciblée, ainsi que les réseaux et modes de distribution, se rapportant à un même marché. (...) ".
3. D'autre part, en vertu des dispositions du code du travail, le licenciement des salariés qui bénéficient d'une protection exceptionnelle dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent ne peut intervenir que sur autorisation de l'inspecteur du travail. Lorsque le licenciement d'un de ces salariés est envisagé, ce licenciement ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou l'appartenance syndicale de l'intéressé. Lorsque la demande de licenciement est fondée sur un motif de caractère économique, il appartient à l'inspecteur du travail et, le cas échéant, au ministre, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si la situation de l'entreprise ou, le cas échéant, celle du secteur d'activité commun à cette entreprise et aux entreprises, établies sur le territoire national, du groupe auquel elle appartient, justifie le licenciement du salarié protégé, en tenant compte notamment de la nécessité des réductions envisagées d'effectifs et de la possibilité d'assurer le reclassement du salarié dans l'entreprise ou au sein du groupe auquel appartient cette dernière. A cet égard, la spécialisation de l'entreprise en cause dans le groupe ne suffit pas à exclure son rattachement à un secteur d'activité plus étendu.
Sur le pourvoi :
4. Il résulte des énonciations du jugement attaqué que le tribunal administratif a relevé que si la société Galderma Research et Development, structure de recherche et développement appartenant à la division scientifique du groupe Nestlé Skin Health, intervenait dans l'ensemble des segments de la dermatologie - la dermatologie sur prescription médicale, la dermatologie esthétique et correctrice, les produits " grand public " pour la santé de la peau -, elle exerçait son activité de manière prépondérante dans le segment d'activité de la dermatologie sur prescription médicale, la majorité de ses effectifs et des brevets qu'elle avait déposés relevant de ce segment. Le tribunal a déduit de ces constatations que la décision de l'inspecteur du travail autorisant le licenciement de Mme B... n'était pas entachée d'illégalité en ce qu'elle retenait comme secteur d'activité commun à la société Galderma Research et Development et aux autres entreprises, établies en France, du groupe auquel elle appartient, au sein duquel il convenait d'apprécier la réalité du motif économique du licenciement, celui de la dermatologie sur prescription médicale. En statuant ainsi, alors que, comme il a été dit au point 3, la spécialisation de l'entreprise qui appartient à un groupe ne suffit pas à exclure son rattachement à un secteur d'activité plus étendu constituant le périmètre pertinent au sein duquel apprécier la cause économique de la rupture de la relation de travail en cause, le tribunal a commis une erreur de droit.
5. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, Mme B... est fondée à demander l'annulation du jugement du 1er décembre 2022 du tribunal administratif de Nice qu'elle attaque.
6. En l'espèce, il y a lieu, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, de se prononcer sur la légalité de la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail au regard de la question renvoyée par le conseil de prud'hommes de Grasse par son jugement avant-dire droit du 30 septembre 2021.
Sur la question préjudicielle :
7. Le conseil de prud'hommes de Grasse a relevé, dans les motifs et le dispositif de son jugement du 30 septembre 2021, que Mme B... soutenait, par la voie de l'exception, que l'inspecteur du travail avait, dans son appréciation de la réalité du motif économique invoqué par la société Galderma Research et Development au soutien de sa demande d'autorisation de la licencier, inexactement déterminé le secteur d'activité au regard duquel cette appréciation devait être portée, en retenant le secteur de la dermatologie sur prescription médicale et non le secteur, plus large, de la dermatologie, commun à cette société et aux entreprises, établies en France, du groupe auquel elle appartient. Le conseil de prud'hommes doit ainsi être regardé comme ayant entendu renvoyer au juge administratif la question de la légalité de la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail en tant qu'elle retient que le motif économique du licenciement est établi.
8. En premier lieu, les justiciables ne sont pas recevables à faire trancher, à l'occasion d'un renvoi préjudiciel ordonné par l'autorité judiciaire, des questions autres que celles renvoyées par le juge judiciaire. Par suite, Mme B... n'est pas recevable à demander au juge administratif qu'il déclare que la décision du 30 octobre 2018 de l'inspection du travail autorisant son licenciement est illégale en ce qu'elle retient que la société Galderma Research et Development a procédé à une recherche sérieuse des possibilités de reclassement. Elle n'est pas davantage recevable à former, dans la présente instance, des conclusions tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de cette décision.
9. En deuxième lieu, il n'appartient pas au juge administratif, saisi sur renvoi de l'autorité judiciaire de la question de la légalité d'un acte administratif, de se prononcer sur la recevabilité de l'exception d'illégalité de cet acte soulevée devant le juge judiciaire, ni d'apprécier les conséquences, qu'il appartient au seul juge judiciaire de tirer dans le litige dont il est saisi, de l'illégalité dont il jugerait entaché cet acte administratif. Il s'ensuit que la fin de non-recevoir présentée par la société Galderma Research et Development tirée de ce que la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail serait devenue définitive et qu'il ne pourrait plus être excipé de son illégalité, ne peut qu'être écartée.
10. En troisième lieu, lorsque le juge administratif est saisi d'un litige portant sur la légalité de la décision par laquelle l'autorité administrative s'est prononcée sur une demande d'autorisation de licenciement d'un salarié protégé pour motif économique et qu'il se prononce sur un moyen contestant l'appréciation portée par l'administration sur le motif économique invoqué par l'employeur au soutien de sa demande, il lui appartient de contrôler le bien-fondé de ce motif au regard de la situation de l'ensemble des entreprises du groupe, établies sur le territoire national, intervenant dans le même secteur d'activité, sans se limiter au périmètre retenu par l'administration pour porter son appréciation.
11. De première part, s'agissant du motif économique invoqué au soutien de la demande d'autorisation de licencier Mme B..., il ressort des pièces du dossier que cette demande a été présentée par la société Galderma Research et Development dans le cadre de la mise en œuvre d'un plan de sauvegarde de l'emploi fondé sur la nécessité d'une réorganisation de l'entreprise en vue de sauvegarder sa compétitivité, qui a été homologué par une décision du 11 avril 2018 du directeur de l'unité départementale des Alpes-Maritimes de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Provence-Alpes-Côte d'Azur. Le plan de sauvegarde de l'emploi indique que cette réorganisation, se traduisant par la fermeture de son site de Sophia-Antipolis, visait à prévenir des difficultés liées à l'accroissement de la part de marché des médicaments génériques, à l'essor des médicaments biologiques et à l'accroissement des coûts de recherche et développement de nouveaux médicaments.
12. De deuxième part, s'agissant du groupe auquel appartient la société Galderma Research et Development, et, par suite, au sein duquel il convient d'apprécier, dans les conditions rappelées ci-dessus, le bien-fondé du motif économique invoqué au soutien de la demande d'autorisation de licenciement, il ressort des pièces du dossier que la société de droit suisse Nestlé Skin Health détient 100% de la société de droit suisse Galderma Pharma SA qui détient elle-même 100% de la société de droit français Galderma International SAS. Cette dernière détient 99,98% de la société Galderma Research et Development, employeur en cause dans le présent litige, le surplus étant détenu par la société Galderma Pharma SA. La société Galderma International SAS détient en outre à 100% les sociétés de droit français Laboratoires Galderma SAS et Galderma Q-Med SAS.
13. De troisième part, s'agissant du secteur d'activité dont relève la société Galderma Research et Development et susceptible d'être commun aux entreprises établies en France du groupe mentionné au point précédent, il ressort des pièces du dossier que cette société intervient dans les trois segments d'activité de ce groupe, soit la dermatologie sur prescription médicale, la dermatologie esthétique et correctrice et les produits " grand public " pour la santé de la peau, même si son activité relève de manière prépondérante du premier de ces segments. Il ressort également des pièces du dossier, en particulier du " livre II " du plan de sauvegarde de l'emploi de cette société que ces trois segments relèvent tous du " marché de la santé de la peau ", que les produits relevant de chacun de ces segments sont, pour partie, indistinctement conçus, fabriqués et distribués par de mêmes divisions du groupe, le groupe se présentant par ailleurs lui-même comme un acteur innovant en " dermatologie " et poursuivant une stratégie de développement commune à ces trois segments. Il s'ensuit que le secteur d'activité pertinent est, en l'espèce, celui constitué par les trois segments précités et qu'outre la société Galderma Research et Development, il concerne les autres sociétés du groupe, mentionnées au point précédent, établies en France.
14. La société Galderma Research et Development n'a toutefois produit d'éléments permettant qu'il puisse être statué sur la réalité du motif économique qu'elle invoquait, apprécié au sein du périmètre défini au point précédent, ni dans le cadre du débat contradictoire qui s'est tenu devant le tribunal administratif de Nice, ni devant le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, alors que les parties avaient été spécifiquement invitées à présenter leurs observations pour le cas où celui-ci serait amené à régler l'affaire au fond. Dans ces conditions, Mme B... est fondée à soutenir que la réalité du motif économique fondant son licenciement n'est pas établie et que la décision de l'inspecteur du travail ayant autorisé son licenciement pour motif économique est, par suite, entachée d'illégalité.
15. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de déclarer illégale la décision du 30 octobre 2018 de l'inspecteur du travail autorisant le licenciement de Mme B....
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat et de la société Galderma Research et Development la somme de 1 500 euros à verser, chacun, à Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de Mme B... qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Le jugement du 1er décembre 2022 du tribunal administratif de Nice est annulé.
Article 2 : Il est déclaré que la décision de l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle Ouest n°1 des Alpes-Maritimes du 30 octobre 2018 est entachée d'illégalité.
Article 3 : L'Etat et la société Galderma Research et Development verseront chacun à Mme B... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme A... B..., à la société Galderma Research et Development et à la ministre du travail et de l'emploi.