Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3 février et 3 mai 2023 et le 12 novembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Caisse nationale des barreaux français demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le décret n° 2022-1514 du 2 décembre 2022 fixant le montant et les modalités de versement des transferts financiers mentionnés à l'article 43 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 entre la Caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires, la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la Caisse nationale des barreaux français ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le décret a été rendu au terme d'une procédure irrégulière, elle-même n'ayant pas été consultée, pas davantage que la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires, et la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales ne l'ayant pas été régulièrement ;
- il est entaché d'illégalité en ce qu'il se borne, sans motivation et sans préciser les paramètres du calcul retenus ni renvoyer à des documents permettant d'en prendre connaissance, à fixer le montant des transferts financiers mis à sa charge, la privant ainsi, sauf au Conseil d'Etat à mettre en œuvre ses pouvoirs d'instruction pour solliciter la communication des paramètres de calcul retenus ainsi que de leur source, de la possibilité de vérifier le bien-fondé de ces montants ;
- il méconnaît l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 en ce qu'il fixe le montant des sommes devant être versées à la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et à la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires au regard des seules perspectives financières de ces caisses, sans prendre en compte ses propres perspectives financières ;
- il méconnaît les mêmes dispositions et est entaché d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'il repose sur les postulats erronés selon lesquels la totalité des anciens avoués près les cours d'appel seraient devenus avocats et elle aurait bénéficié d'un gain financier équivalent aux pertes subies par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires ;
- il est entaché d'illégalité en ce que, s'agissant d'un régime par répartition, l'aléa tenant à la suppression des avoués près les cours d'appel aurait dû être compensé par les réserves financières de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et de la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires ;
- la méthode dite " contrefactuelle " qui a été utilisée est manifestement inadaptée à la situation de disparition d'une profession ;
- le décret attaqué ne pouvait légalement intégrer au montant des transferts mis à sa charge, par l'application d'une revalorisation prenant en compte l'évolution de l'indice des prix à la consommation, les conséquences financières du retard pris pour leur fixation, alors en outre qu'il ne lui est pas imputable, retard qui ne pourrait en tout état de cause être caractérisé avant 2014 ;
- il est entaché d'illégalité et d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'il prévoit, dès son entrée en vigueur, sans base légale pour ce faire, une revalorisation annuelle de la part du montant des transferts non versée sur l'évolution de l'indice des prix à la consommation ;
- il porte une atteinte injustifiée au droit au respect de ses biens garanti par l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 ;
- la loi n° 2011-94 du 25 janvier 2011 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Isabelle Tison, conseillère d'Etat,
- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la Caisse nationale des barreaux français ;
Considérant ce qui suit :
1. La loi du 25 janvier 2011 portant réforme de la représentation devant les cours d'appel a supprimé la profession d'avoué près les cours d'appel, les membres de cette profession faisant partie de plein droit, à compter du 1er janvier 2012, sauf à y avoir renoncé, de la profession d'avocat. L'article 8 de cette loi a complété l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, lequel a fait l'objet d'autres modifications postérieures et dispose désormais, depuis le 1er janvier 2020, que : " Les obligations de la caisse d'allocation vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires au titre du régime de base et du régime complémentaire sont prises en charge par la caisse nationale des barreaux français, dans des conditions fixées par décret, en ce qui concerne les personnes exerçant à la date d'entrée en vigueur de la présente loi ou ayant exercé avant cette date la profession d'avoué près les tribunaux judiciaires ou la profession d'agréé près les tribunaux de commerce, ainsi que leurs ayants droit. / La Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires au titre du régime de base, du régime complémentaire et du régime invalidité-décès restent tenues aux obligations dont elles sont redevables en ce qui concerne les personnes exerçant à la date d'entrée en vigueur du chapitre Ier de la loi n° 2011-94 du 25 janvier 2011 portant réforme de la représentation devant les cours d'appel ou ayant exercé avant cette date la profession d'avoué près les cours d'appel, leurs conjoints collaborateurs ainsi que leurs ayants droit. / Les transferts financiers résultant de l'opération sont fixés par convention entre les caisses intéressées et, à défaut, par décret. Ils prennent en compte les perspectives financières de chacun des régimes ". Sur ce fondement, le décret du 2 décembre 2022 a fixé, à son article 1er, les montants des transferts financiers à verser par la Caisse nationale des barreaux français, au titre du régime d'assurance vieillesse de base des avocats, à la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et, au titre du régime d'assurance vieillesse complémentaire des avocats, à la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires et il a prévu, à son article 2, le versement de ces sommes avant le 31 décembre 2027 et la revalorisation annuelles des parts des montants non versées au 31 décembre de chaque année. La Caisse nationale des barreaux français demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.
Sur la légalité externe :
2. En premier lieu, d'une part, la Caisse nationale des barreaux français ne peut utilement soutenir qu'elle aurait dû être consultée préalablement à l'édiction du décret attaqué, aucun texte, notamment pas l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 cité ci-dessus, ni aucun principe ne l'imposant, pas davantage que n'était imposée la consultation de la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires. D'autre part, le moyen tiré de ce que l'avis émis, en application de l'article L. 641-2 du code de la sécurité sociale, par le conseil d'administration de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales aurait été rendu dans des conditions irrégulières n'est pas assorti des précisions suffisantes pour permettre d'en apprécier le bien-fondé.
3. En deuxième lieu, aucun texte ni aucun principe n'imposait que le décret attaqué, qui est un acte réglementaire, soit motivé, qu'il précise les paramètres du calcul retenus ou renvoie à des documents permettant d'en prendre connaissance.
Sur la légalité interne :
4. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier, en particulier des différentes notices soumises aux caisses concernées préalablement à l'édiction du décret attaqué, que, contrairement à ce qui est soutenu par la Caisse nationale des barreaux français, le montant des transferts financiers qu'elle doit verser ne tient pas seulement compte des perspectives financières des régimes d'assurance vieillesse de base et complémentaire gérés respectivement par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et par la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires, caisses qui restent, aux termes de l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 cités ci-dessus, tenues aux obligations dont elles sont redevables en ce qui concerne les personnes exerçant au 1er janvier 2012 ou ayant exercé avant cette date la profession d'avoué près les cours d'appel, leurs conjoints collaborateurs ainsi que leurs ayants droit, mais que ce montant tient également compte des perspectives financières des régimes gérés par la Caisse nationale des barreaux français, à laquelle sont affiliés d'office, en vertu de l'article 42 de la loi du 31 décembre 1971, et soumis, à ce titre, à une obligation de cotisation, les membres de la profession d'avocat, parmi lesquels ceux d'entre eux qui étaient avant 2012 avoués près les cours d'appel.
5. En deuxième lieu, contrairement à ce que soutient la requérante, il ne ressort nullement des pièces du dossier que la méthode de calcul retenue reposerait sur le postulat que la totalité des anciens avoués près les cours d'appel seraient devenus avocats et cotiseraient à la Caisse nationale des barreaux français ou sur l'existence d'un gain de cotisations pour cette caisse équivalent au montant des pertes subies par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires. Le moyen tiré de ce qu'en raison du caractère erroné de tels postulats, le décret attaqué méconnaîtrait l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 ou serait entaché d'une erreur manifeste d'appréciation ne peut donc qu'être écarté.
6. En troisième lieu, le législateur ayant entendu, par les dispositions de l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971 citées au point 1, que les transferts financiers résultant de la suppression de la profession d'avoué près les cours d'appel et de son intégration au sein de celle d'avocat prennent en compte les perspectives financières de chacun des régimes de base et complémentaire d'assurance vieillesse gérés, pour ces professions, par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires, d'une part, et par la Caisse nationale des barreaux français, d'autre part, le moyen tiré, par cette dernière, de ce que les principes de fonctionnement d'un régime de retraite fonctionnant par répartition auraient imposé que ce transfert soit subordonné à l'affectation préalable de la totalité du montant des réserves financières constituées par les deux autres caisses pour faire face à l'aléa que constitue cette suppression ne peut qu'être écarté.
7. En quatrième lieu, il ne ressort nullement des pièces du dossier que la méthode dite " contrefactuelle ", utilisée par le pouvoir réglementaire pour fixer le montant des transferts financiers mis à la charge de la Caisse nationale des barreaux français par le décret attaqué, consistant à comparer une situation fictive, pour les caisses concernées, en l'absence de suppression de la profession d'avoué près les cours d'appel et d'intégration de cette profession à celle d'avocat à la situation financière induite par cette suppression, aurait été manifestement inadaptée.
8. En cinquième lieu, contrairement à ce qui est soutenu, ni les dispositions de l'article 43 de la loi du 31 décembre 1971, ni aucun autre texte ou principe n'interdisaient au pouvoir réglementaire d'appliquer au montant des transferts mis à la charge de la Caisse nationale des barreaux français une revalorisation tenant compte du délai s'étant écoulé depuis l'intégration de la profession d'avoué près les cours d'appel à celle d'avocat, peu important l'origine de ce délai, pour actualiser les montants en fonction de l'évolution de l'indice des prix à la consommation depuis le 1er janvier 2012 et intégrer les rendements qui auraient dû être produits par le placement des dépenses avancées par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires. Pour les mêmes motifs, le décret attaqué n'est entaché d'aucune illégalité en ce qu'il prévoit, au II de son article 2, la revalorisation annuelle, pour tenir compte de la hausse de l'indice des prix à la consommation au cours de la même année, de la part des transferts qui n'a pas été versée au 31 décembre de chaque année.
9. En sixième et dernier lieu, le moyen tiré de ce que le décret attaqué porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens garanti par les stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'est pas assorti des précisions suffisantes pour permettre d'en apprécier le bien-fondé.
10. Il résulte de tout ce qui précède que la Caisse nationale des barreaux français n'est pas fondée à demander l'annulation du décret qu'elle attaque.
11. Les dispositions de l'article l. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas dans la présente affaire la partie perdante.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de la Caisse nationale des barreaux français est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Caisse nationale des barreaux français et à la ministre du travail et de l'emploi.
Copie en sera adressée au Premier ministre, à la ministre de la santé et de l'accès aux soins, au ministre auprès du Premier ministre, chargé du budget et des comptes publics, au garde des sceaux, ministre de la justice, à la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales et à la caisse d'assurance vieillesse des officiers ministériels, des officiers publics et des compagnies judiciaires.
Délibéré à l'issue de la séance du 13 décembre 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Edouard Geffray, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Jean-Dominique Langlais, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire et Mme Isabelle Tison, conseillère d'Etat-rapporteure.
Rendu le 20 décembre 2024.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Isabelle Tison
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber