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06/01/2025 | FRANCE | N°471653

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 06 janvier 2025, 471653


Vu la procédure suivante :



M. C... E... a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 28 mai 2020 par lequel le ministre de l'intérieur lui a infligé la sanction d'exclusion définitive du service et d'enjoindre à l'Etat d'effacer de son dossier toute mention relative à la procédure disciplinaire, de procéder à la reconstitution de sa carrière et de publier un communiqué indiquant l'annulation de la sanction. Par un jugement n° 2005700 du 17 juin 2022, le tribunal administratif a annulé l'arrêté du 28

mai 2020, enjoint au ministre de l'intérieur de reconstituer la carrière de M...

Vu la procédure suivante :

M. C... E... a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 28 mai 2020 par lequel le ministre de l'intérieur lui a infligé la sanction d'exclusion définitive du service et d'enjoindre à l'Etat d'effacer de son dossier toute mention relative à la procédure disciplinaire, de procéder à la reconstitution de sa carrière et de publier un communiqué indiquant l'annulation de la sanction. Par un jugement n° 2005700 du 17 juin 2022, le tribunal administratif a annulé l'arrêté du 28 mai 2020, enjoint au ministre de l'intérieur de reconstituer la carrière de M. E... et de procéder à l'effacement de la sanction d'exclusion de son dossier, et rejeté le surplus des conclusions de la demande.

Par un arrêt n°s 22PA03756, 22PA03797 du 23 décembre 2022, la cour administrative d'appel de Paris a, d'une part, rejeté l'appel du ministre de l'intérieur et des outre-mer contre ce jugement et, d'autre part, prononcé un non-lieu à statuer sur sa requête à fins de sursis à exécution.

Par un pourvoi, enregistré le 24 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code général de la fonction publique ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;

- le décret n° 94-874 du 7 octobre 1994 ;

- l'arrêté du 6 juin 2006 portant règlement général d'emploi de la police nationale ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sara-Lou Gerber, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Bardoul, avocat de M. E....

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 28 mai 2020, le ministre de l'intérieur a prononcé à l'encontre de M. E..., gardien de la paix stagiaire, la sanction d'exclusion définitive du service à raison de propos tenus à plusieurs reprises à l'automne 2018 au cours de sa scolarité en tant qu'élève gardien de la paix, devant d'autres élèves. Par un jugement du 17 juin 2022, le tribunal administratif de Montreuil a annulé cette décision et a enjoint au ministre de l'intérieur de reconstituer la carrière de l'intéressé. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 23 décembre 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a prononcé un non-lieu à statuer sur sa requête tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du 17 juin 2022, et rejeté son appel formé contre ce jugement.

2. D'une part, en vertu du premier alinéa de l'article 25 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, désormais codifié à l'article L. 121-1 du code général de la fonction publique, le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. En outre, aux termes de l'article R. 434-12 du code de la sécurité intérieure : " Le policier (...) ne se départ de sa dignité en aucune circonstance. / En tout temps, dans ou en dehors du service (...), il s'abstient de tout acte, propos ou comportement de nature à nuire à la considération portée à la police nationale et à la gendarmerie nationale. (...) ". Aux termes de l'article R. 434-27 du même code : " Tout manquement du policier ou du gendarme aux règles et principes définis par le présent code de déontologie l'expose à une sanction disciplinaire en application des règles propres à son statut, indépendamment des sanctions pénales encourues le cas échéant ".

3. D'autre part, aux termes de l'article 10 du décret du 7 octobre 1994 fixant les dispositions communes applicables aux stagiaires de l'Etat et de ses établissements publics : " Les sanctions disciplinaires susceptibles d'être infligées aux fonctionnaires stagiaires sont 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'exclusion temporaire, de fonctions avec retenue de rémunération à l'exclusion du supplément familial de traitement pour une durée maximale de deux mois ; / 4° Le déplacement d'office ; / 5° L'exclusion définitive du service. "

4. Il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes. Si le caractère fautif des faits reprochés est susceptible de faire l'objet d'un contrôle de qualification juridique de la part du juge de cassation, l'appréciation du caractère proportionné de la sanction au regard de la gravité des fautes commises relève, pour sa part, de l'appréciation des juges du fond et n'est susceptible d'être remise en cause par le juge de cassation que dans le cas où la solution qu'ils ont retenue quant au choix, par l'administration, de la sanction est hors de proportion avec les fautes commises.

5. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué, non contestées en cassation, qu'à la suite de son entrée à l'école nationale de police de Reims, en septembre 2018, M. E... a, devant d'autres élèves gardiens de la paix, souligné de manière appuyée et à deux reprises le " courage " des terroristes auteurs de l'attentat du Bataclan ainsi que des auteurs d'un attentat ayant fait de nombreuses victimes commis dans un lycée en Crimée, et indiqué éprouver du " respect " pour les auteurs de ces attentats, qualifiés de " soldats ", au motif en particulier qu'ils se battaient pour leurs idées et allaient jusqu'au bout de leurs convictions. Il a également, dans la même période, utilisé des propos péjoratifs et grossiers pour qualifier certains policiers.

6. Pour juger que la sanction d'exclusion définitive du service prononcée par le ministre de l'intérieur à l'encontre de M. E... était disproportionnée au regard des fautes qu'il avait commises, la cour administrative d'appel de Paris s'est fondée sur le caractère privé des propos tenus, sur la circonstance que l'intéressé n'avait pris aucune part à la publicité qu'ils avaient reçue au sein de la promotion d'élèves gardiens de la paix, et sur la très nette amélioration de son comportement après ces événements, attestée par plusieurs camarades de promotion.

7. Toutefois, eu égard à la gravité de propos répétés et appuyés soulignant le " courage " de terroristes et le respect qu'ils pourraient inspirer, qui sont par leur nature incompatibles avec la qualité de fonctionnaire de police, le ministre est fondé à soutenir que toute sanction moins sévère que l'exclusion définitive du service susceptible d'être infligée à M. E... en application de l'article 10 du décret du 7 octobre 1994 serait, en raison de son caractère insuffisant, hors de proportion avec les fautes commises par ce dernier. Dès lors, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de son pourvoi, il est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

9. En premier lieu, il résulte des termes mêmes de la décision du 15 mars 2022 portant délégation de signature au sein de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur que M. F... A..., chef du bureau du contentieux statutaire et de la protection juridique des fonctionnaires, avait reçu délégation pour signer, au nom du ministre, " tous recours et mémoires en défense devant les juridictions ". Par suite, la fin de non-recevoir soulevée par M. E..., tirée de ce que celui-ci n'avait pas compétence pour signer la requête d'appel du ministre contre le jugement du 17 juin 2022, ne peut qu'être écartée.

10. En deuxième lieu, s'il est établi que M. E... a tenu des propos par lesquels il a évoqué des actes de délinquance commis dans sa jeunesse ou manifesté de l'amusement après s'être fortuitement trouvé à effectuer un trajet en co-voiturage avec un ancien détenu, il ressort des pièces du dossier que de tels propos ne révélaient de sa part, eu égard au contexte dans lequel ils ont été tenus, aucune indulgence à l'égard de la délinquance. Par ailleurs, la seule circonstance qu'il ait évoqué en des termes grossiers les policiers qui se rendraient coupables de violences injustifiées à l'occasion d'une interpellation ne saurait être regardée comme constitutive d'une faute disciplinaire. Par suite, le ministre de l'intérieur a commis une erreur d'appréciation en regardant de tels faits comme de nature à justifier une sanction disciplinaire.

11. En revanche, il résulte de ce qui a été dit au point 7 que les propos tenus par M. E... au sujet des terroristes et du " courage " dont ils feraient preuve, dont la matérialité est établie, justifient à eux seuls, par leur nature et leur gravité, la sanction d'exclusion définitive du service. C'est par suite à tort que le tribunal administratif s'est fondé, pour faire droit à la demande de M. E..., sur ce que la sanction retenue à son encontre revêtait un caractère disproportionné.

12. Toutefois, il appartient au Conseil d'Etat, saisi de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par M. E... devant le tribunal administratif.

13. En premier lieu, aux termes de l'article L. 212-1 du code des relations entre le public et l'administration : " Toute décision prise par une administration comporte la signature de son auteur ainsi que la mention, en caractères lisibles, du prénom, du nom et de la qualité de celui-ci ". Si l'arrêté litigieux ne fait pas apparaître la qualité du signataire de la décision litigieuse, cette circonstance est sans incidence sur sa légalité dès lors qu'il comporte la mention, en caractères lisibles, de ce qu'il a été signé par M. D... B..., ce qui permettait d'identifier sans ambiguïté son auteur. Par ailleurs, aux termes de l'article 1er du décret du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du Gouvernement : " A compter du jour suivant la publication au Journal officiel de la République française de l'acte les nommant dans leurs fonctions ou à compter du jour où cet acte prend effet, si ce jour est postérieur, peuvent signer au nom du ministre ou du secrétaire d'Etat et par délégation, l'ensemble des actes, à l'exception des décrets, relatifs aux affaires des services placés sous leur autorité : / 1° (...) les directeurs d'administration centrale (...) ". Il résulte de ces dispositions que M. B..., nommé directeur général de la police nationale à l'administration centrale du ministère de l'intérieur à compter du 3 février 2020 par un décret du 29 janvier 2020 publié au Journal officiel de la République française le lendemain, avait qualité pour signer l'arrêté litigieux au nom du ministre de l'intérieur.

14. En deuxième lieu, la seule circonstance que les observations produites par M. E... à destination des membres du conseil de discipline ne leur auraient pas été communiquées en amont de la séance du 5 février 2020, au cours de laquelle il a été entendu, est sans incidence sur la légalité de la décision litigieuse dès lors qu'il ressort des pièces du dossier, et notamment du procès-verbal de cette réunion, que M. E... a été mis en mesure d'y présenter utilement sa défense. Par ailleurs et contrairement à ce qui est soutenu, il ne ressort pas des pièces du dossier que le conseil de discipline et le ministre de l'intérieur auraient pris la décision de sanctionner l'intéressé avant même de l'entendre.

15. En troisième lieu, aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. " Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Elles impliquent que l'agent public faisant l'objet d'une procédure disciplinaire ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu'il soit préalablement informé du droit qu'il a de se taire. A ce titre, il doit être avisé, avant d'être entendu pour la première fois, qu'il dispose de ce droit pour l'ensemble de la procédure disciplinaire. En revanche, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s'applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l'exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l'autorité hiérarchique et par les services d'inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent. Dans le cas où un agent sanctionné n'a pas été informé du droit qu'il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés ci-dessus, cette irrégularité n'est susceptible d'entraîner l'annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l'agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l'intéressé n'avait pas été informé de ce droit.

16. En l'espèce, si la procédure disciplinaire engagée à l'encontre de M. E... a notamment fait suite à une enquête administrative diligentée par le directeur de l'école de police de Reims, après que celui-ci a été informé d'éventuels manquements de l'intéressé à ses obligations, il résulte de ce qui précède que celui-ci n'est pas fondé à soutenir qu'il aurait dû être informé du droit qu'il avait de se taire au cours de cette enquête, conduite avant l'engagement de toute procédure disciplinaire. Si, par ailleurs, M. E... n'a pas été informé du droit qu'il avait de se taire lors de la séance du conseil de discipline alors que cette information aurait dû lui être donnée, il ne ressort pas des pièces du dossier que la sanction litigieuse reposerait de manière déterminante sur les propos qu'il a tenus devant cette instance.

17. En quatrième lieu, contrairement à ce qui est soutenu, la transmission au conseil de discipline du rapport établi par le directeur de l'école nationale de police de Reims à l'issue de l'enquête administrative mentionnée au point précédent ne méconnaît pas le principe de la présomption d'innocence, lequel ne saurait faire obstacle à ce que l'autorité hiérarchique, investie du pouvoir disciplinaire, conduise les investigations nécessaires à l'exercice de ce pouvoir.

18. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à soutenir que c'est à tort que, par son jugement du 17 juin 2022, le tribunal administratif de Montreuil a annulé l'arrêté du 28 mai 2020 prononçant l'exclusion définitive du service de M. E... et a lui a enjoint de reconstituer la carrière de l'intéressé et de procéder à l'effacement de la sanction d'exclusion de son dossier individuel.

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'État, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

D E C I D E :

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Article 1er : L'arrêt du 23 décembre 2022 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.

Article 2 : Les articles 2 à 4 du jugement du tribunal administratif de Montreuil sont annulés.

Article 3 : La demande de M. E... ainsi que ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et à M. C... E....

Délibéré à l'issue de la séance du 16 décembre 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; Mme Laurence Helmlinger, conseillère d'Etat ; M. Alain Seban, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Sara-Lou Gerber, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 6 janvier 2025.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

La rapporteure :

Signé : Mme Sara-Lou Gerber

Le secrétaire :

Signé : M. Bernard Longieras


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 471653
Date de la décision : 06/01/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 06 jan. 2025, n° 471653
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Sara-Lou Gerber
Rapporteur public ?: M. Florian Roussel
Avocat(s) : BARDOUL

Origine de la décision
Date de l'import : 10/01/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:471653.20250106
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