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27/01/2025 | FRANCE | N°492376

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 27 janvier 2025, 492376


Vu la procédure suivante :



Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 mars 2024 et 8 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, C... D..., E... F... se présentant comme G... F..., H... I..., J... K... se présentant comme J...-L... K..., M... N... se présentant comme O..., P... Q... se présentant comme Z... Q..., R... S... se présentant comme T... U... S..., et les associations ACCEPTESS-T, ADHEOS, Education LGBT, Familles LGBT, Mousse, Sports LGBT et Stop Homophobie demandent au Conseil d'Etat :



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) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le garde des ...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 mars 2024 et 8 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, C... D..., E... F... se présentant comme G... F..., H... I..., J... K... se présentant comme J...-L... K..., M... N... se présentant comme O..., P... Q... se présentant comme Z... Q..., R... S... se présentant comme T... U... S..., et les associations ACCEPTESS-T, ADHEOS, Education LGBT, Familles LGBT, Mousse, Sports LGBT et Stop Homophobie demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé d'abroger sa circulaire du 17 février 2017 de présentation de l'article 56, I de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle et sa circulaire du 10 mai 2017 de présentation des dispositions de l'article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle concernant les procédures judiciaires de changement de prénom et de modification de la mention du sexe à l'état civil ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros à verser à chacun des requérants, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code civil ;

- la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 ;

- le décret n° 74-449 du 15 mai 1974 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. L'article 56 de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle a modifié l'article 60 code civil, relatif au changement de prénom, et créé dans le même code une nouvelle section, comprenant les articles 61-5 à 61-8, relative à la modification de la mention du sexe à l'état civil. Les requérants ont demandé au garde des sceaux, ministre de la justice d'abroger les circulaires du 17 février 2017 et du 10 mai 2017 qui ont présenté les nouvelles dispositions législatives. Eu égard à la teneur de leurs écritures, ils doivent être regardés comme demandant l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet née du silence gardé sur leur demande d'abrogation.

Sur la fin de non-recevoir opposée par le garde des sceaux, ministre de la justice :

2. Les documents de portée générale émanant d'autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.

3. Il appartient au juge d'examiner les vices susceptibles d'affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d'appréciation dont dispose l'autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s'il fixe une règle nouvelle entachée d'incompétence, si l'interprétation du droit positif qu'il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s'il est pris en vue de la mise en œuvre d'une règle contraire à une norme juridique supérieure.

4. La circulaire du 17 février 2024, adressée aux procureurs de la République qui sont invités à la diffuser aux officiers d'état civil et à en assurer la mise en œuvre, présente la procédure de changement de prénom et précise la portée de la notion d'intérêt légitime au changement de prénom. La circulaire du 10 mai 2017, également adressée aux procureurs de la République, décrit notamment les conditions mises à la modification de la mention du sexe à l'état civil. L'une et l'autre sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits et la situation des personnes qui souhaitent bénéficier des dispositions issues de l'article 56 de la loi du 18 novembre 2016. Par suite, le refus de les abroger peut faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.

Sur les moyens d'incompétence soulevés par les requérants concernant la circulaire du 17 février 2017 :

5. En premier lieu, aux termes de l'article 60 du code civil : " Toute personne peut demander à l'officier de l'état civil à changer de prénom. (...). S'il estime que la demande ne revêt pas un intérêt légitime (...), l'officier de l'état civil saisit sans délai le procureur de la République. Il en informe le demandeur. Si le procureur de la République s'oppose à ce changement, le demandeur, ou son représentant légal, peut alors saisir le juge aux affaires familiales ".

6. En précisant, par la circulaire en litige du 17 février 2017, que les pièces permettant de justifier d'un intérêt légitime au changement de prénom sollicité sont à remettre avec la demande, le garde des sceaux, qui, au demeurant, n'a donné d'exemples de ces pièces que " à titre indicatif ", s'est borné à prescrire aux services placés sous son autorité les mesures nécessaires pour que, ainsi que la loi le prévoit, ils puissent, au vu de la demande qui leur est présentée, apprécier s'il y a lieu de saisir sans délai le procureur de la République. Il n'a ainsi pas excédé les limites de sa compétence.

7. En second lieu, l'article 61-4 du code civil dispose : " Mention des décisions de changement de prénoms et de nom est portée en marge des actes de l'état civil de l'intéressé et, le cas échéant, de ceux de son conjoint, de son partenaire lié par un pacte civil de solidarité et de ses enfants ". A... en résulte que, pour accomplir sa mission, l'officier de l'état civil doit disposer des actes ainsi énumérés. Le garde des sceaux n'a, dès lors, pas davantage entaché sa circulaire d'incompétence en y indiquant que la demande doit être accompagnée de ces actes, de telle sorte que le changement de prénom puisse y être porté en marge.

Sur les moyens tirés de la méconnaissance du principe d'autonomie personnelle et d'une discrimination illicite :

En ce qui concerne les mentions de la circulaire du 10 mai 2017, relatives au changement de la mention du sexe à l'état civil :

8. Aux termes de l'article 61-5 du code civil : " Toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l'état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification. / Les principaux de ces faits, dont la preuve peut être rapportée par tous moyens, peuvent être :/ 1° Qu'elle se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ; / 2° Qu'elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel ; / 3° Qu'elle a obtenu le changement de son prénom afin qu'il corresponde au sexe revendiqué ". Aux termes de l'article 61-6 du même code : " La demande est présentée devant le tribunal judiciaire. / Le demandeur fait état de son consentement libre et éclairé à la modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l'état civil et produit tous éléments de preuve au soutien de sa demande. / Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande. / (...) ".

9. La circulaire en litige rappelle que, si la preuve d'un seul des faits mentionnés par l'article 61-5 est insuffisante, " les trois circonstances qui sont expressément énoncées par le législateur ne sont pas exclusives. Ainsi, les personnes concernées peuvent faire état d'autres éléments, le faisceau d'indices pouvant parfaitement être constitué : / - soit de plusieurs éléments de cette liste ; / - soit d'un seul élément de la liste proposée et d'un autre non compris dans celle-ci ; / - soit d'éléments tous non compris dans cette liste ". Elle ajoute : " Le premier critère énoncé par l'article 61-5 du code civil a trait à l'identité de genre vécue, tandis que le deuxième révèle la dimension sociale de son appartenance au sexe revendiqué. Ils peuvent l'un comme l'autre être prouvés par les témoignages de personnes (...), par tout écrit, photographie permettant d'établir que la personne se présente sous l'identité de genre revendiquée ", tels que des attestations ou documents " permettant de caractériser que la personne concernée est connue et se revendique de l'autre sexe ". Elle rappelle que : " Le changement de prénom, préalable à la procédure de changement de sexe à l'état civil, permet également de fonder la conviction du juge ". Elle souligne que : " L'exigence de production de documents en relation avec des comportements sociaux et/ou l'expérience de vie dans le sexe revendiqué ne doit toutefois pas conduire à considérer que c'est la société qui détermine le sexe du demandeur. En effet, c'est bien la volonté de la personne de se présenter, en société, comme appartenant au sexe intimement vécu qui peut permettre la mise en concordance du sexe revendiqué avec celui inscrit à l'état civil ". Elle attire ainsi l'attention sur un avis du Défenseur des droits selon lequel l'évaluation du comportement ne peut pas conduire à " entériner des stéréotypes de genre " ou à refuser des demandes " au motif que la personne ne serait pas suffisamment "femme" ou "homme" sur la base de perceptions relevant de l'ordre des préjugés ". Enfin, après avoir rappelé que l'article 61-6 interdit d'exiger un traitement médical, une stérilisation ou une opération chirurgicale, elle précise : " En revanche, rien ne s'oppose à ce que la personne concernée, si elle l'estime utile, produise des attestations médicales (...). / En tout état de cause, de tels éléments ne sauraient être exigés et l'absence de production de ceux-ci ne saurait conduire au rejet de la demande ".

10. Il résulte des dispositions citées au point 8 que le législateur, en faisant référence à une " réunion suffisante de faits " a admis, comme l'indique la circulaire attaquée, la mise en œuvre d'une méthode reposant sur un faisceau d'indices, la liste des éléments susceptibles d'être pris en compte étant indicative et non exhaustive, aucun élément n'étant imposé et notamment pas la fourniture d'une photographie ou d'éléments médicaux. Il appartient donc à la personne concernée de faire valoir les éléments qui lui paraissent pertinents et, contrairement à ce que soutiennent les requérants, l'apparence de la personne ou le jugement de tiers ne jouent aucun rôle prépondérant dans la mise en œuvre des différents critères d'appréciation. Par ailleurs, ni les critères mentionnés, ni le choix, fait par le législateur, de confier la décision au tribunal judiciaire, n'impliquent, par eux-mêmes, que les délais de traitement des demandes seraient particulièrement longs.

11. Enfin, s'agissant de la délivrance des livrets de famille, la circulaire se borne à rappeler les dispositions des articles 16 et 16-1 du décret du 15 mai 1974 relatif au livret de famille et à l'information des époux et des parents sur le droit de la famille, qui prévoient différentes hypothèses de délivrance d'un nouveau livret.

En ce qui concerne la circulaire du 17 février 2017, relative au changement de prénom :

12. L'article 60 du code civil, dont les dispositions sont reproduites au point 5, prévoit que le changement de prénom peut être refusé si la demande " ne revêt pas un intérêt légitime ". La circulaire du 17 février 2017 invite à " effectuer l'appréciation en fonction des circonstances particulières de chaque demande ". Elle énumère " à titre indicatif " des pièces justificatives susceptibles de justifier d'un intérêt légitime. Elle renvoie à la jurisprudence judiciaire selon laquelle " des motifs de simple convenance personnelle " ne peuvent suffire. Il en résulte que les éléments susceptibles d'être pris en compte pour caractériser l'intérêt légitime permettant le changement de prénom sont variés et propres à chaque personne. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, il ne résulte pas de ces dispositions, concernant les personnes qui demandent le changement à raison de leur identité de genre, que des critères tenant à leur seule apparence devraient prévaloir. Il ne résulte pas plus de ces dispositions que les personnes dites " intersexes " et " non-binaires " ne pourraient pas procéder à un changement de prénom.

13. Enfin, d'une part, l'obligation faite au demandeur de se présenter personnellement pour formuler une demande de changement de prénom ne peut pas être regardée comme excessive eu égard aux conséquences, pour l'état civil des personnes, attachées à un tel changement et, d'autre part, l'adaptation possible " au regard d'une politique définie localement entre parquet et officiers de l'état civil du ressort " mentionnée par la circulaire ne concerne pas la procédure de changement de prénom elle-même, qui est régie par les dispositions du code civil, mais sa mise en œuvre pratique, comme les formulaires-types ou les modèles de courrier annexés à la circulaire.

14. Il résulte de ce qui a été dit aux points 8 à 13 que, eu égard à la nécessité pour l'Etat d'assurer le respect du principe de l'indisponibilité de l'état des personnes et de garantir la fiabilité et la cohérence de l'état civil et la sécurité juridique, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les circulaires attaquées porteraient une atteinte excessive à l'autonomie personnelle qui découle du droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni qu'elles seraient constitutives d'une discrimination prohibée par l'article 14 de la même convention.

Sur les autres moyens :

15. En premier lieu, si les démarches décrites par les deux circulaires impliquent nécessairement que des limitations soient apportées au secret de la vie privée, celles-ci ne peuvent être regardées comme excessives, eu égard aux considérations d'intérêt général rappelées au point précédent.

16. En deuxième lieu, si les personnes dont l'apparence est en discordance avec leurs documents d'identité peuvent rencontrer des difficultés dans leur vie quotidienne, notamment dans leurs déplacements, les démarches prescrites pour obtenir le changement de la mention du sexe et du prénom n'impliquent pas par elles-mêmes, ainsi qu'il a été dit au point 10, des délais de nature à maintenir ces mêmes personnes, pour une durée excessive, dans une telle situation. Les requérants ne sont dès lors, et en tout état de cause, pas fondés à soutenir que les circulaires en litige méconnaîtraient, pour ce motif, le droit à la libre circulation garanti par le droit de l'Union européenne.

17. En troisième lieu, la prise en compte de différents indices ainsi que de pièces justificatives mentionnées à titre facultatif est inhérente à la diversité des situations susceptibles de se présenter et à la recherche d'un juste équilibre entre les intérêts en présence. Les requérants, qui ne peuvent utilement soutenir que les circulaires contestées porteraient atteinte à la clarté et à l'intelligibilité de la norme, ne sont donc pas fondés à en déduire qu'elles méconnaitraient les droits garantis par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, non plus que la sécurité juridique ou la hiérarchie des normes.

18. Il résulte de tout ce qui précède que la requête doit être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de Mme D... et autres est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à Mme C... D..., première requérante dénommée, pour l'ensemble des requérants, et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Copie en sera adressée au Défenseur des droits.

Rendu le 27 janvier 2025


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 492376
Date de la décision : 27/01/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

01-04-005 ACTES LÉGISLATIFS ET ADMINISTRATIFS. - VALIDITÉ DES ACTES ADMINISTRATIFS - VIOLATION DIRECTE DE LA RÈGLE DE DROIT. - CONSTITUTION ET PRINCIPES DE VALEUR CONSTITUTIONNELLE. - OBJECTIF DE VALEUR CONSTITUTIONNELLE DE CLARTÉ ET D'INTELLIGIBILITÉ DE LA NORME – MOYEN TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DE CET OBJECTIF PAR UNE CIRCULAIRE INTERPRÉTATIVE – OPÉRANCE – ABSENCE [RJ1].

01-04-005 Le moyen tiré de la méconnaissance de l’objectif de valeur constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la norme ne peut être utilement invoqué à l’encontre d’une circulaire interprétant des dispositions législatives.


Publications
Proposition de citation : CE, 27 jan. 2025, n° 492376
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Bruno Delsol
Rapporteur public ?: M. Frédéric Puigserver

Origine de la décision
Date de l'import : 02/02/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:492376.20250127
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