Vu la procédure suivante :
Par une requête, un nouveau mémoire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 23 juin et 15 décembre 2023 et les 24 janvier et 5 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés par actions simplifiées CMCMRS Distribution et Mybud demandent au Conseil d'État :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 12 juin 2023 par laquelle la directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a classé comme stupéfiants l'hexahydrocannabinol (HHC), l'hexahydrocannabinol acétate (HCO) et l'hexahydrocannabiphorol (HHCP) ;
2°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de deux questions préjudicielles portant sur la portée à donner respectivement aux articles 1er et 5 et à l'article 6 de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 19 novembre 2020, Procédure pénale contre B S et C A (C-663/18) ;
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Eric Buge, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Thomas Janicot, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gouz-Fitoussi, avocat de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ;
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision du 12 juin 2023, la directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a inscrit l'hexahydrocannabinol (HHC), l'hexahydrocannabinol acétate (HHCO) et l'hexahydrocannabiphorol (HHCP) sur la liste des substances classées comme stupéfiants figurant à l'annexe IV de l'arrêté du 22 février 1990 fixant la liste des substances classées comme stupéfiants. Les sociétés CMCMRS Distribution et Mybud demandent l'annulation de cette décision.
Sur l'intervention :
2. Les sociétés Highbuy, K-Lab, Le Lab, M-2J, et Deli-Hemp et LC BO ont intérêt à l'annulation de la décision attaquée. Leur intervention est par suite recevable.
Sur le cadre juridique :
3. L'article L. 5132-1 du code de la santé publique définit les substances vénéneuses comme les substances stupéfiantes, les substances psychotropes et les substances inscrites sur la liste I et la liste II définies à l'article L. 5132-6, listes qui comprennent notamment tout produit ou substance présentant des risques directs ou indirects pour la santé. L'article L. 5132-7 du même code prévoit que les plantes, substances ou préparations vénéneuses sont classées comme stupéfiants ou comme psychotropes ou sont inscrites sur les listes I et II par décision du directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
Sur la légalité de la décision attaquée :
4. En premier lieu, l'article 34 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit les restrictions quantitatives à l'importation entre les États membres ainsi que toutes mesures d'effet équivalent. Aux termes de l'article 36 du même traité, ces dispositions ne font cependant pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit " justifiées par des raisons (...) de sécurité publique, (...). Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres ". Enfin, aux termes du paragraphe 1 de l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information : " (...) les États membres communiquent immédiatement à la Commission tout projet de règle technique (...) ; ils adressent également à la Commission une notification concernant les raisons pour lesquelles l'établissement d'une telle règle technique est nécessaire, à moins que ces raisons ne ressortent déjà du projet (...) ".
5. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit, notamment dans son arrêt du 19 novembre 2020 Procédure pénale contre B S et C A (C-663/18), que les produits stupéfiants qui ne se trouvent pas dans un circuit strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques relèvent, par leur nature même, d'une interdiction d'importation et de mise en vente sur le territoire de tous les États membres, ce dont il résulte que les articles 34 et 36 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne leur sont pas applicables. Il résulte du même arrêt qu'il revient au juge national, pour déterminer si une substance bénéficie de la liberté de circulation des marchandises, quand il est saisi d'une contestation sur ce point, de vérifier si, en l'état actuel des connaissances scientifiques, une substance présente ou non un caractère stupéfiant.
6. Il ressort des pièces du dossier que, si les études scientifiques portant sur l'hexahydrocannabinol (HHC) et ses deux dérivés (HHCO et HHCP) sont peu nombreuses, deux études récentes ont été menées. D'une part, il ressort d'une étude de 2023 de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies que ces substances, qui n'ont pas d'usage médical ou vétérinaire connu, sont pharmacologiquement proches de la substance active stupéfiante du cannabis (THC), que leurs effets seraient en partie similaires et que le HHC serait susceptible de faire naître une dépendance. D'autre part, il ressort d'une enquête conduite sur le territoire national au printemps 2023 à la demande de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé par le centre d'addictovigilance de Caen-Bretagne-Normandie que la consommation de produits contenant du HHC prend de l'ampleur en France depuis l'année 2022 et que les données recueillies, " bien qu'encore peu nombreuses, laissent déjà entrevoir, malgré la nouveauté de phénomène en France, la possibilité de survenue d'effets psychiatriques, neurologiques et cardiovasculaires potentiellement graves et ce d'autant plus que les produits consommés ont des teneurs potentiellement très élevées en HHC ". Cette étude souligne également une toxicité pulmonaire potentielle liée à la consommation de HHCO par vapotage. Elle conclut que " la dangerosité de ces produits, à ce jour non illégaux en France, et les problématiques sanitaires connexes (accidentologie par exemple), ne sauraient être inférieures à celle des produits contenant des tétrahydrocannabinols, c'est-à-dire le principe actif stupéfiant du cannabis ".
7. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 que les produits contenant de l'hexahydrocannabinol (HHC) et ses deux dérivés, qui ne se trouvent pas dans un circuit strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d'être utilisés à des fins médicales et scientifiques, présentent, du fait de leurs effets psychotropes et sur la santé humaine potentiels, en l'état actuel des connaissances scientifiques, un caractère stupéfiant. Par suite, les sociétés requérantes ne peuvent utilement invoquer le bénéfice, pour ces produits, de la liberté de circulation des marchandises au sein de l'Union européenne garantie par l'article 34 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
8. Dès lors que les produits en litige ne bénéficient pas de la liberté de circulation des marchandises garantie par l'article 34 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, les sociétés requérantes ne peuvent utilement invoquer la méconnaissance de l'exigence de notification à la Commission européenne prévue au paragraphe 1 de l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015.
9. En deuxième lieu, il résulte également de ce qui a été dit au point 6 qu'à la date de la décision en litige, la directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en classant, par la décision en litige, le HHC et ses deux dérivés sur la liste des substances stupéfiantes.
10. En troisième lieu, les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir que la décision en litige, qui se borne à classer l'hexahydrocannabinol (HHC) et ses dérivés comme substances stupéfiantes sur le fondement de l'article L. 5132-7 du code de la santé publique, porterait, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre ou à la liberté d'aller et venir des sociétés commercialisant des produits comprenant de l'hexahydrocannabinol (HHC) ou leurs dérivés et de leurs dirigeants.
11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne ni de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, que les sociétés requérantes ne sont pas fondées à demander l'annulation pour excès de pouvoir de la décision qu'elles attaquent.
Sur les frais de l'instance :
12. En application de l'article L. 5322-2 du code de la santé publique, les décisions prises par la directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé dans l'exercice des pouvoirs qu'elle tient du code de la santé publique le sont au nom de l'Etat. Par suite, il ne peut être fait droit aux conclusions présentées par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé tendant à ce que lui soit versée une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Par ailleurs, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention des sociétés Highbuy, K-Lab, Le Lab, M-2J, et Deli-Hemp et LC BO est admise.
Article 2 : La requête des sociétés CMCMRS Distribution et Mybud est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé et par les sociétés intervenantes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée aux sociétés par actions simplifiées CMCMRS Distribution et Mybud et à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé et à la société Highbuy, première dénommée, pour l'ensemble des sociétés intervenantes.
Délibéré à l'issue de la séance du 12 février 2025 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Edouard Geffray, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Raphaël Chambon, M. Vincent Mazauric, conseillers d'Etat et M. Eric Buge, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 7 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Eric Buge
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber