Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme C... D... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'Etat à lui verser une indemnité d'un montant total de 98 898,66 euros, avec intérêts et capitalisation, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la remise en cause fautive de sa nationalité française, de son éloignement à destination de Madagascar et d'un retard de restitution de ses documents d'identité.
Par un jugement n° 1701912 du 25 juin 2019, le tribunal a condamné l'Etat à lui verser une indemnité de 12 660,64 euros avec intérêts à compter du 2 janvier 2017 et capitalisation à compter du 2 janvier 2018, et a rejeté le surplus de sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 10 septembre 2019 et un mémoire enregistré
le 8 janvier 2021, Mme D..., représentée par l'association d'avocats à responsabilité professionnelle T et L Avocats, demande à la cour :
1°) de réformer de jugement en tant qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de sa demande ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une indemnité d'un montant total
de 98 898,66 euros, avec intérêts à compter du 29 décembre 2016 et capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- c'est à bon droit que les premiers juges ont écarté la fin de non-recevoir tirée de l'absence de liaison du contentieux et l'exception de prescription quadriennale opposées par le préfet de la Haute-Garonne ;
- l'Etat a commis de multiples fautes en la regardant comme ayant obtenu indûment sa carte d'identité et son passeport français, en l'inscrivant sur le fichier des personnes recherchées, en retirant ses documents d'identité français sur la seule base de cette inscription, en la plaçant en rétention administrative, en exécutant l'obligation de quitter le territoire français du préfet de la Haute-Garonne du 14 janvier 2012 et en lui restituant tardivement ses documents d'identité ; si les premiers juges ont reconnu ces fautes, ils ont sous-évalué les préjudices subis ;
- elle a été traitée comme une délinquante, irrégulièrement privée de ses documents d'identité, menottée, gardée à vue durant 24 heures, placée en rétention administrative, éloignée de force du pays dont elle a la nationalité, empêchée de revenir en France de janvier
au 11 septembre 2012 et a dû effectuer de nombreuses démarches pour être rapatriée ; contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, elle a justifié avoir contracté des dettes pour subvenir à ses besoins à Madagascar ; n'ayant pu honorer ses obligations auprès de son assureur et de sa banque, elle a fait l'objet de procédures d'exécution forcée de la part de ses créanciers ; à Madagascar, elle a été privée de son traitement pour hyperthyroïdie, ce qui lui a causé un préjudice d'anxiété ; à son retour, elle a été empêchée de quitter la France jusqu'à la restitution de son passeport le 27 novembre 2012 ; elle a également perdu son affiliation à la sécurité sociale ainsi que son logement et a perdu l'ensemble de ses meubles et de ses effets personnels ; cette situation lui a causé une dépression sévère pour laquelle elle est suivie depuis son retour ; elle est ainsi fondée à solliciter une somme de 80 000 euros au titre des troubles dans ses conditions d'existence et de son préjudice moral ;
- du fait de l'impossibilité de répondre aux convocations de Pôle Emploi, elle n'a pas perçu ses allocations chômage de juin à la mi-octobre 2012, ce qui lui a causé une perte de revenus de 5 316 euros ; elle a également supporté le coût de son billet d'avion aller-retour non remboursable pour Madagascar pour 1 121,63 euros et le financement du vol de retour en France pour 1 110 euros ; elle a dû emprunter 3 180 euros à M. E... et 1 341 euros à M. A... pour financer son séjour à Madagascar, et elle a exposé 2 113 euros de frais de logement
et 1 530 euros de frais de bouche à Tananarive pour effectuer les démarches nécessaires à son rapatriement ; contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, elle a produit de nombreuses pièces justificatives ; elle est ainsi fondée à demander l'indemnisation de son préjudice matériel à hauteur de 16 898,66 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 2 juin 2020, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête et, par la voie de l'appel incident, demande à la cour de réduire la somme allouée par le tribunal au titre du préjudice moral de Mme D....
Il fait valoir que :
- il n'est pas contesté que l'Etat a commis plusieurs fautes de nature à engager
sa responsabilité ;
En ce qui concerne l'appel incident :
- si Mme D... a été contrainte de rester durant plus de dix mois à Madagascar,
elle avait prévu d'y passer deux mois et demi de vacances entre le 13 janvier et le 31 mars 2012 ; le certificat médical du 20 décembre 2012 ne permet pas d'établir l'existence d'un lien direct et certain entre les troubles psychologiques et le placement en rétention qui n'a duré que quatre jours, ou avec la mesure d'éloignement dont il n'est pas démontré qu'elle aurait empêché
Mme D... d'entretenir des relations familiales ou l'aurait privée de ressources ; ainsi, la somme de 7 000 euros allouée au titre du préjudice moral est excessive ;
En ce qui concerne l'appel principal :
- Mme D... n'est pas fondée à demander le rehaussement de la somme allouée au titre de son préjudice moral ;
- c'est à bon droit que les premiers juges, qui ont condamné l'Etat au versement des sommes de 5 105,44 euros au titre des pertes de revenus et de 555,20 euros au titre du vol
de retour en France, ont rejeté les autres demandes relatives au préjudice matériel invoqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B...,
- et les conclusions de Mme Gallier, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme D..., née en 1968 à Madagascar de père français et de mère malgache, qui avait été inscrite au fichier des personnes recherchées pour obtention indue de faux documents d'identité française à la suite d'une erreur matérielle affectant le numéro de son acte de naissance sur son certificat de nationalité française, a été interpellée le 13 janvier 2012 à l'aéroport
de Toulouse-Blagnac alors qu'elle allait embarquer pour un séjour à Madagascar, et placée
en garde à vue. Le préfet de la Haute-Garonne a pris à son encontre le 14 janvier 2012
une obligation de quitter le territoire français et une décision de placement en rétention administrative. Le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Toulouse ayant rejeté son recours à l'encontre de ces deux décisions, Mme D... a été éloignée à destination de Madagascar le 18 janvier 2012. Par un arrêt du 24 juillet 2012, la cour a annulé les décisions du 14 janvier 2012 au motif que les éléments sur lesquels le préfet s'était fondé n'étaient pas de nature à renverser la présomption de nationalité française, et a enjoint au ministre de l'intérieur de prendre les mesures nécessaires pour que l'intéressée puisse rentrer en France dans les meilleurs délais. Mme D... est rentrée en France le 21 septembre 2012 munie d'un laissez-passer délivré le 11 septembre par le consul de France à Tananarive, et ses documents d'identité, qui lui avaient été retirés lors de son interpellation en janvier 2012, lui ont été restitués
le 27 novembre 2012 après l'engagement d'une procédure devant le tribunal de grande instance de Toulouse. Sa réclamation préalable reçue le 2 janvier 2017 par le préfet de la Haute-Garonne ayant été implicitement rejetée, Mme D... a saisi le tribunal administratif de Toulouse d'une demande de condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité de 98 898,66 euros en réparation de ses préjudices. Elle relève appel du jugement du 25 juin 2019 en tant que le tribunal a seulement condamné l'Etat à lui verser une indemnité de 12 660,64 euros, et a rejeté le surplus de sa demande. Par son appel incident, le ministre de l'intérieur demande à la cour de réduire la somme allouée au titre du préjudice moral de Mme D....
2. Les fautes commises par l'Etat à raison de l'inscription de Mme D... au fichier des personnes recherchées, de l'illégalité des décisions du 14 janvier 2012 portant obligation de quitter le territoire français et maintien en rétention administrative, et du manque de diligence dans l'exécution de l'injonction de prendre les mesures nécessaires pour que l'intéressée puisse rentrer en France dans les meilleurs délais, ne sont pas contestées.
3. Dès lors que Mme D... avait prévu un voyage à Madagascar et y a été acheminée, elle n'a effectivement supporté, du fait des fautes de l'Etat, que le coût du billet de retour de 824 dollars, correspondant alors à 624,50 euros, qu'elle a dû racheter du fait que ses titres de transport précédemment acquis, avec un retour fin mars 2012, n'étaient pas remboursables. En revanche, doivent être indemnisés les frais qu'elle a dû exposer pour
la location d'un logement meublé à Tananarive, dont il est justifié pour les mois de mars, avril
et juin 2012 pour un montant de 900 000 ariary par mois, soit au total 1 000 euros. La demande relative à des frais de repas doit être rejetée dès lors que l'existence d'un surcoût par rapport
à ceux que Mme D... aurait nécessairement exposés en l'absence de faute de l'Etat n'est pas établie, ni même alléguée. Les bases de calcul retenues par les premiers juges pour fixer
à 5 105,44 euros les pertes de revenus correspondant à la suppression de l'allocation de retour
à l'emploi de juin à la mi-octobre 2012 ne sont pas contestées, et seul l'emploi des sommes empruntées par Mme D... à Madagascar, et non ces sommes elles-mêmes, serait susceptible de constituer un préjudice indemnisable. Le préjudice matériel et financier doit être ainsi fixé
à 6 729,94 euros.
4. Si Mme D... soutient avoir été privée de son traitement médical pour hyperthyroïdie et avoir perdu son affiliation à la sécurité sociale, ainsi que son logement
en France et l'ensemble des meubles et des effets personnels qui s'y trouvaient, elle n'en justifie pas davantage en appel qu'en première instance. Les " procédures d'exécution forcées " invoquées se limitent à une mise en demeure de payer de l'assureur de Mme D...
du 19 septembre 2012, renvoyée à l'intéressée par lettre du 11 octobre 2012 alors qu'elle était rentrée en France, en lui laissant un délai jusqu'au 23 octobre avant la suspension de ses contrats, et l'existence d'une perte de chance de trouver un emploi n'est pas démontrée.
5. Le placement en garde à vue puis en rétention administrative, l'éloignement forcé, la privation des documents d'identité et l'impossibilité de rentrer en France durant huit mois, puis la restitution tardive des documents d'identité le 27 novembre 2012 ayant pour effet de porter atteinte à la liberté d'aller et venir d'une ressortissante française, ont nécessairement causé
à Mme D... des troubles graves dans ses conditions d'existence et un préjudice moral.
Les premiers juges ont fait une appréciation de ces préjudices qui n'est ni insuffisante, ni excessive, en fixant leur indemnisation à 7 000 euros.
6. Il résulte de ce qui précède que la somme de 12 660,64 euros que l'Etat a été condamné à verser à Mme D... doit être portée à 13 729,94 euros, et que l'appel incident du ministre de l'intérieur doit être rejeté.
7. Lorsqu'ils sont demandés, les intérêts au taux légal sur le montant de l'indemnité allouée sont dus, quelle que soit la date de la demande préalable, à compter du jour
où cette demande est parvenue à l'autorité compétente. Sa demande indemnitaire datée
du 29 décembre 2016 ayant été reçue par le préfet de la Haute-Garonne le 2 janvier 2017,
c'est à cette dernière date que Mme D... a droit aux intérêts, et la capitalisation prend effet à compter du 2 janvier 2018.
8. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : La somme que l'Etat a été condamné à verser à Mme D... est portée
de 12 660,64 euros à 13 729,94 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 2 janvier 2017. Les intérêts échus à la date du 2 janvier 2018 seront capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts
à compter de cette date ainsi qu'à chaque échéance annuelle ultérieure.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Toulouse n° 1701912 du 25 juin 2019
est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Mme D... une somme de 1 500 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... D... et au ministre de l'intérieur.
Une copie en sera adressée au préfet de la Haute-Garonne.
Délibéré après l'audience du 25 janvier 2022 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Olivier Cotte, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 février 2022.
La rapporteure,
Anne B...
La présidente,
Catherine GiraultLa greffière,
Virginie Guillout
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 19BX03593