Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
M. C... E... a demandé au tribunal administratif de Dijon de condamner le centre hospitalier d'Auxerre à lui verser une somme de 719 978 euros, augmentée des intérêts et de la capitalisation de ces intérêts.
Par un jugement n° 1603161 du 12 avril 2018, le tribunal administratif de Dijon a rejeté cette demande.
Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 28 mai 2018, M. E..., représenté par Me F..., avocat, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Dijon du 12 avril 2018 ;
2°) de condamner le centre hospitalier d'Auxerre à lui verser une somme de 719 978 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de la capitalisation de ces intérêts, en réparation des préjudices causés par l'illégalité de sa suspension et le harcèlement moral dont il a été victime ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Auxerre une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le centre hospitalier a commis une faute en le suspendant de ses fonctions sans que cette mesure ne soit justifiée ;
- il n'a pas été entendu préalablement à l'adoption de cette mesure, ni n'a été reçu en entretien ;
- cette suspension ne pouvait s'étendre au-delà d'une durée de six mois ;
- cette mesure, qui l'a contraint à démissionner, lui a causé un préjudice matériel, constitué d'une perte de rémunération en qualité de praticien hospitalier, d'une perte de rémunération liée à une activité libérale, d'une perte de droits à la retraite au titre du régime de base, du régime Ircantec et du régime complémentaire CARMF, qui s'élève à 669 978 euros ;
- elle lui a causé un trouble dans ses conditions d'existence et un préjudice moral, dus au harcèlement moral dont il a été victime, qui doivent être évalués à 50 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 1er avril 2019, le centre hospitalier d'Auxerre, représenté par Me H... (J... avocats), avocat, conclut au rejet de la requête et demande que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge de M. E... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il expose que :
- la requête est irrecevable à défaut d'exposer des conclusions et des moyens contre le jugement de première instance ;
- à titre subsidiaire, les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Par un mémoire enregistré le 11 octobre 2019, M. E... conclut aux mêmes fins que précédemment par les mêmes moyens.
Il soutient en outre que sa requête est recevable dès lors qu'elle est motivée.
Par ordonnance du 15 octobre 2019, la clôture de l'instruction a été fixée, en dernier lieu, au 25 novembre 2019.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi du 13 juillet 1983 ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B... G..., première conseillère,
- les conclusions de M. Samuel Deliancourt, rapporteur public,
- les observations de Me F... représentant M. E..., et de Me I... représentant le centre hospitalier d'Auxerre ;
Considérant ce qui suit :
1. M. E..., praticien hospitalier au sein du centre hospitalier d'Auxerre depuis le 1er juillet 2003, a été suspendu de ses fonctions de pneumologue, à titre conservatoire, par décision du directeur de l'établissement du 23 octobre 2009. Plusieurs plaintes ayant été déposées par des patients ou leurs familles, M. E... a été mis en examen le 2 août 2010 pour homicides involontaires et non-assistance à personnes en danger. Par une décision du 27 octobre 2010, la directrice du centre national de gestion a prolongé sa suspension jusqu'au terme de cette procédure judiciaire, laquelle a pris fin avec une ordonnance de non-lieu du juge d'instruction du 24 juin 2016. Par courrier du 17 novembre 2016, M. E... a demandé réparation des préjudices qu'il aurait ainsi subis. Sa demande ayant été implicitement rejetée, il a saisi le tribunal administratif de Dijon d'une requête aux mêmes fins, laquelle a été rejetée par jugement du 12 avril 2018. M. E... relève appel de ce jugement.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne la décision du directeur du centre hospitalier d'Auxerre du 23 octobre 2009 suspendant M. E... :
2. S'il appartient, en cas d'urgence, au directeur général de l'agence régionale de santé compétent de suspendre, sur le fondement de l'article L. 4113-14 du code de la santé publique, le droit d'exercer d'un médecin qui exposerait ses patients à un danger grave, le directeur d'un centre hospitalier, qui, aux termes de l'article L. 6143-7 du même code, exerce son autorité sur l'ensemble du personnel de son établissement, peut toutefois, dans des circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients, décider lui aussi de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d'un praticien hospitalier au sein du centre, à condition d'en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné.
3. En premier lieu, la mesure de suspension prise à l'encontre de M. E..., le 23 octobre 2009, a le caractère d'une mesure conservatoire, et non d'une sanction disciplinaire. Par ailleurs, il ne résulte pas de l'instruction, eu égard notamment à ce qui est indiqué au point 6 du présent arrêt, que le directeur du centre hospitalier aurait eu, par cette décision, l'intention de le sanctionner, ni, par suite, que cette décision constituerait une sanction déguisée. Elle n'est, par suite, pas au nombre des décisions qui doivent être précédées d'une procédure contradictoire ou d'un entretien préalable.
4. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 6152-77 du code de la santé publique : " Dans l'intérêt du service, le praticien qui fait l'objet d'une procédure disciplinaire peut être immédiatement suspendu par le directeur général du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière pour une durée maximale de six mois (...) ".
5. M. E... ne saurait utilement se prévaloir des dispositions précitées de l'article R. 6152-77 du code de la santé publique, qui limitent à une durée maximale de six mois les seules suspensions prononcées par le directeur du centre national de gestion sur leur fondement, et ne s'appliquent pas aux mesures de suspension prises en urgence par le directeur du centre hospitalier.
6. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que, par un " rapport d'incidents ", l'ensemble des membres du service de pneumologie ont signalé, le 19 octobre 2009, au directeur du centre hospitalier d'Auxerre, quatorze séries d'incidents mettant en cause le docteur E..., constatés depuis le mois de janvier 2009. Ces incidents concernent tant les relations entretenues par M. E... avec des patients, quant à la régularité de ses visites, au suivi de ceux-ci et à l'information qui leur est délivrée, que celles entretenues avec les autres membres du service, lesquels lui reprochent notamment un manque de disponibilité pendant ses périodes d'astreinte et en cas de demande d'intervention urgente, des interruptions de traitements prescrits par ses confrères ou l'oubli de rendez-vous, ainsi que ses pratiques médicales, telles que le non-renouvellement d'ordonnances prescrites ou l'interruption injustifiée de traitements. Si M. E... conteste la réalité du premier des incidents énumérés dans ce document, relatif au défaut d'intervention auprès d'un patient qui décèdera au cours des heures suivantes, le planning qu'il produit, relatif aux seules astreintes des praticiens, ne permet pas d'identifier les praticiens présents sur place ces jours-là, ni, par suite, de démontrer le caractère mensonger du témoignage produit à l'appui, alors même que celui-ci n'aurait pas été joint au dossier du patient. En outre, il résulte d'un courrier adressé dès le 21 octobre 2009 à l'agence régionale de santé que le directeur de l'établissement avait connaissance de précédents dysfonctionnements de même nature imputés, notamment par le précédent chef de service de pneumologie, à M. E..., lequel n'avait été maintenu dans ce service que dans le cadre d'une charte lui imposant le respect de règles déontologiques à l'égard des patients comme de ses collaborateurs. M. E... ne conteste pas la réalité de ces antécédents. Enfin, il résulte des différents actes de la procédure pénale engagée à son égard, notamment du réquisitoire définitif du 1er avril 2016, qu'à la date de la décision de suspension en litige, deux proches de patients décédés avaient déposé plainte en mettant en cause les pratiques du docteur E.... Dans ce contexte, les faits reprochés à l'intéressé étaient suffisamment vraisemblables et graves, par leur nature et leur nombre, pour justifier que le directeur du centre hospitalier considère qu'ils mettaient en péril la continuité du service et la sécurité des patients, et qu'il prenne, à son encontre, une mesure de suspension conservatoire. La vraisemblance de ces faits ne saurait être remise en cause par la seule circonstance que la procédure pénale engagée à son encontre pour les seules charges d'homicides involontaires et non-assistance à personnes en danger à l'égard de six patients décédés ait, plus de six ans après la suspension en litige, été clôturée sans qu'aucune charge ne soit retenue à son encontre, par une ordonnance du juge d'instruction du 24 juin 2016. Par suite, M. E... n'est pas fondé à soutenir que la décision en litige était injustifiée.
7. En l'absence de toute illégalité fautive, M. E... n'est pas fondé à demander réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de la mesure de suspension prise à son égard par le directeur du centre hospitalier d'Auxerre.
En ce qui concerne le harcèlement moral :
8. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, introduit par la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la rémunération, la formation, l'évaluation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération :1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ;2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ;3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus. ".
9. D'une part, pour être qualifiés de harcèlement moral, de tels faits répétés doivent excéder les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors que la répétition de faits n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service, en raison d'une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n'est pas constitutive de harcèlement moral.
10. D'autre part, il appartient à l'agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de caractériser l'existence de tels agissements. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au regard de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. En outre, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte de l'ensemble des faits qui lui sont soumis, y compris des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral.
8.
9.
10.
11. M. E... soutient avoir été victime de harcèlement moral du fait de trois confrères et un membre de l'équipe médicale, qui a mené à sa suspension et à l'engagement d'une procédure pénale à son encontre. Toutefois, il résulte de ce qui a été indiqué au point 6 que la suspension prononcée à son encontre par le directeur du centre hospitalier d'Auxerre du 23 octobre 2009 a été décidée au vu d'un " rapport d'incidents " émanant de l'ensemble des membres du service de pneumologie et apparaissant vraisemblable au vu, notamment, d'antécédents imputables à M. E.... Par ailleurs, outre le signalement de ces faits au procureur de la République par le directeur du centre hospitalier, la procédure pénale a également été engagée en raison de plaintes déposées par des familles de patients décédés, avant même la rédaction de ce rapport d'incidents. Enfin, si M. E... établit que le projet de service qu'il a tenté de mettre en place à son arrivée au centre hospitalier d'Auxerre n'a pas obtenu le soutien de ses confrères, il ne résulte nullement de l'instruction que ce désaccord aurait donné ultérieurement lieu à des agissements réitérés de ceux-ci susceptibles d'être constitutifs d'un harcèlement moral. Dans ces circonstances, M. E... n'est pas fondé à soutenir que la responsabilité du centre hospitalier d'Auxerre doit être engagée pour harcèlement moral.
12. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la recevabilité de la requête, que M. E... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande.
Sur les frais liés au litige :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du centre hospitalier d'Auxerre, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par M. E.... Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ce dernier une somme de 1 000 euros à verser au centre hospitalier d'Auxerre au titre de ces mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. E... est rejetée.
Article 2 : M. E... versera au centre hospitalier d'Auxerre une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... E... et au centre hospitalier d'Auxerre.
Délibéré après l'audience du 30 juin 2020 à laquelle siégeaient :
Mme D... A..., présidente de chambre,
M. Pierre Thierry, premier conseiller,
Mme B... G..., première conseillère.
Lu en audience publique, le 25 août 2020.
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N° 18LY01994