Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
La société La Petite Sirène a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la commune de Chens-sur-Leman (Haute-Savoie) et l'Etat à lui verser la somme de 250 000 euros en réparation des préjudices qu'elle aurait subis en raison de l'organisation du festival " Tougues Beach Festival ".
Par jugement n° 1904014 du 4 mai 2021, le tribunal a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour
Par requête et des mémoires enregistrés le 2 juillet 2021, le 30 juillet 2021 et le 7 février 2023, la société La Petite Sirène, représentée par Me Augoyard, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de condamner solidairement la commune de Chens-sur-Leman et l'Etat à lui verser la somme de 250 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 20 juin 2018 et de la capitalisation de ces intérêts au 20 juin 2019 puis à chaque échéance annuelle ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Chens-sur-Leman et de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle présente un intérêt pour agir dès lors qu'elle a subi des préjudices ;
- la commune a commis une faute consistant dans l'illégalité de la décision du maire de Chens-sur-Léman d'autoriser la tenue du festival " Tougues Beach Festival " ; l'autorisation d'un tel évènement relevait de la compétence du préfet ;
- l'Etat a commis une faute dès lors que le préfet n'a pas averti le maire de son incompétence pour autoriser ce festival ;
- compte tenu de la proximité d'une zone protégée Natura 2000, les organisateurs auraient dû procéder à une étude d'incidence au sens de l'article L. 414-4 du code de l'environnement ; la carence de l'Etat à agir est également fautive à ce titre ;
- les organisateurs n'ont pas réalisé l'étude acoustique visée à l'article R. 571-29 du code de l'environnement ; l'Etat a commis une faute dès lors que le préfet n'a pas mis en demeure les organisateurs de régulariser ce manquement ;
- tant la commune que l'État ont commis une carence fautive dans l'exercice de leur pouvoir de police en laissant se tenir ce festival ;
- la baisse de chiffre d'affaires qu'elle a subie est en lien avec la tenue de ce festival ; son préjudice financier s'élève à 75 000 euros ;
- elle a également subi un préjudice financier lié à la perte de valeur de son fonds de commerce estimé à 150 000 euros et un préjudice moral lié à l'abandon de son activité, d'un montant de 25 000 euros ;
- à titre subsidiaire, la responsabilité sans faute de la commune est engagée dès lors qu'elle a subi un préjudice anormal et spécial, consécutif à l'autorisation de diverses activités à proximité de son établissement, et en particulier du " Tougues Beach festival " en 2017 ;
- ce préjudice s'est traduit par une perte nette de chiffre d'affaires au titre de l'été 2017 et a conduit à une forte décote de la valeur du fonds de commerce ; il est estimé à 250 000 euros.
Par mémoire enregistré le 6 septembre 2022 et le 21 février 2023, ce dernier n'ayant pas été communiqué, la commune de Chens-sur-Leman, représentée par Me Petit, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de la société La Petite Sirène une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la requête est irrecevable pour défaut d'intérêt à agir de la société ;
- la commune n'a commis aucune faute en autorisant le festival, dès lors que la décision du 29 mai 2017 porte uniquement autorisation d'occupation du domaine public, et aucune faute dans ses pouvoirs de police, dès lors qu'en l'absence de péril imminent, seul le préfet était compétent ;
- en tout état de cause, la requérante ne démontre pas que les illégalités qui auraient été commises par la commune seraient à l'origine d'un préjudice direct et certain ;
- la réalité des préjudices invoqués n'est pas établie ;
- les conditions d'anormalité et de spécialité du préjudice ne peuvent être regardées comme satisfaites en l'absence de preuve d'un préjudice direct et certain.
Par mémoire enregistré le 24 janvier 2023, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la réalité des préjudices allégués n'est pas établie ;
- en tout état de cause, il n'existe aucun lien entre les préjudices allégués et une faute de l'Etat ;
- en ce qui concerne l'existence de cette faute, il s'en remet aux écritures du préfet de la Haute-Savoie produites en première instance.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Evrard,
- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public,
- et les observations de Me Augoyard pour la société La Petite Sirène, et celles de Me Untermaier pour la commune de Chens-sur-Leman.
Considérant ce qui suit :
1. La société La Petite Sirène, qui exploitait un restaurant situé route du Lac à Chens-sur-Léman (Haute-Savoie), a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner, sur le fondement de la responsabilité pour faute ou, à défaut, sur celui de la responsabilité sans faute, la commune de Chens-sur-Leman et l'Etat à lui verser la somme de 250 000 euros en réparation des préjudices qu'elle soutient avoir subis du fait de l'organisation du Tougues Beach Festival, les 28 et 29 juillet 2017. Elle relève appel du jugement du 4 mai 2021 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
Sur la régularité du jugement :
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ". Contrairement à ce que soutient la société La Petite Sirène, les premiers juges, qui ont répondu à l'argumentation soulevée devant eux en opposant l'absence de démonstration de l'existence des préjudices invoqués, ont suffisamment motivé leur jugement.
3. En second lieu, il ressort des motifs du jugement attaqué que le tribunal a rejeté expressément les conclusions tendant à la désignation d'un expert, en les regardant comme dépourvues d'utilité en l'absence de démonstration de l'existence de préjudices. Dès lors, le moyen tiré de l'omission à statuer manque en fait.
Sur la responsabilité pour faute :
En ce qui concerne la faute de la commune de Chens-sur-Leman :
4. En premier lieu, la société La Petite Sirène fait valoir que par un arrêté du 29 mai 2017, la maire de Chens-sur-Leman a autorisé l'organisation du Tougues Beach Festival alors qu'en vertu des dispositions de l'article L. 211-5 du code de la sécurité intérieure, seul le préfet était compétent pour délivrer une telle autorisation.
5. Toutefois, il ressort des pièces du dossier, et, notamment, des termes mêmes de l'arrêté du 29 mai 2017 intervenant en réponse à la demande formée par l'association Leman Beach Animation le 23 mai 2017, que la maire de Chens-sur-Leman s'est bornée à autoriser l'occupation du domaine public communal en vue de la tenue de la manifestation dans le parc municipal et la plage de Tougues, et n'a pas entendu se substituer au préfet dans les pouvoirs qui lui sont dévolus par l'article L. 211-5 du code de la sécurité intérieure pour autoriser l'organisation de cette manifestation.
6. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales : " La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (...) 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que (...) les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ". Il incombe au maire, en vertu des dispositions précitées, de prendre les mesures appropriées pour empêcher sur le territoire de sa commune les bruits excessifs de nature à troubler le repos et la tranquillité des habitants.
7. La société requérante soutient qu'en ne s'opposant pas à l'évènement en vertu de ses pouvoirs de police, la maire de Chens-sur-Leman aurait commis une faute de nature à engager la responsabilité de la commune. Toutefois, si elle fait valoir que le festival a généré des nuisances sonores dont l'émergence globale a atteint 8,5 dB (A) en période diurne et 19,5 dB (A) en période nocturne, il ne résulte pas de l'instruction que des émergences sonores de ce niveau, qui demeuraient au surplus limitées à deux rassemblements, les 28 et 29 juillet 2017, de 18h à 00h30, auraient été de nature à troubler le repos des habitants et à compromettre la tranquillité publique. Dans ces conditions, la société requérante n'établit pas qu'en ne s'opposant pas à l'évènement en vertu de ses pouvoirs de police, la maire de Chens-sur-Leman aurait commis une faute de nature à engager la responsabilité de la commune.
8. En dernier lieu, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que le festival en cause serait organisé de façon habituelle, la société La Petite Sirène ne peut utilement invoquer la méconnaissance par la maire de Chens-sur-Leman des articles R. 1334-32 et suivants du code de la santé publique imposant l'organisation d'une étude acoustique. Par suite, la société requérante n'est pas fondée à soutenir qu'en s'abstenant d'effectuer une telle étude, la commune a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
9. Il résulte de ce qui précède que la société La Petite Sirène n'établit pas que la commune de Chens-sur-Leman aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
En ce qui concerne la faute de l'Etat :
10. En premier lieu, la société La Petite Sirène soutient qu'en s'abstenant d'avertir la maire de Chens-sur-Leman de son incompétence pour autoriser le festival, de s'assurer des mesures prises pour le bon déroulement de ce dernier, de s'opposer lui-même à sa tenue dès lors notamment qu'il n'avait pas fait l'objet de l'évaluation et de l'étude acoustique prévues respectivement aux articles L. 414-4 et R. 571-29 du code de l'environnement, et de se substituer à la maire sur le fondement de l'article L. 2215-1 du code général des collectivité territoriales, le préfet de la Haute-Savoie aurait commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
11. Toutefois, dès lors que la maire de Chens-sur-Leman n'a pas autorisé l'organisation du festival, le préfet n'a pas commis de faute en s'abstenant de l'avertir de ce qu'elle n'était pas compétente pour ce faire. En outre, l'association Leman Beach Animation ne peut être regardée comme l'exploitant d'un établissement mentionné à l'article R. 571-25 du code de l'environnement, si bien qu'elle n'était pas tenue d'établir une étude d'impact des nuisances sonores. Enfin, eu égard au caractère limité des nuisances sonores relevées lors de ce festival, l'absence de mise en œuvre par le préfet des pouvoirs de substitution qu'il tient des dispositions du 1° de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales ne révèle pas, dans les circonstances de l'espèce, l'existence d'une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
12. En second lieu, aux termes de l'article L. 211-5 du code de la sécurité intérieure : " Les rassemblements exclusivement festifs à caractère musical, organisés par des personnes privées, dans des lieux qui ne sont pas au préalable aménagés à cette fin et répondant à certaines caractéristiques fixées par décret en Conseil d'Etat (...), font l'objet d'une déclaration des organisateurs auprès du représentant de l'Etat dans le département (...) (...) ". Aux termes de l'article R. 211-2 du même code : " Les rassemblements mentionnés à l'article L. 211-5 sont soumis à la déclaration requise par cet article auprès du préfet du département (...) lorsqu'ils répondent à l'ensemble des caractéristiques suivantes : 1° Ils donnent lieu à la diffusion de musique amplifiée ; 2° Le nombre prévisible des personnes présentes sur leurs lieux dépasse 500 ; 3° Leur annonce est prévue par voie de presse, affichage, diffusion de tracts ou par tout moyen de communication ou de télécommunication ; 4° Ils sont susceptibles de présenter des risques pour la sécurité des participants, en raison de l'absence d'aménagement (...) ". Aux termes de l'article L. 211-6 du même code : " Lorsque les moyens envisagés paraissent insuffisants pour garantir le bon déroulement du rassemblement, le représentant de l'Etat dans le département (...) organise une concertation avec les responsables, destinée notamment à adapter lesdites mesures et, le cas échéant, à rechercher un terrain ou un local plus approprié ". Et aux termes de l'article L. 211-7 du même code : " Le représentant de l'Etat dans le département (...) peut imposer aux organisateurs toute mesure nécessaire au bon déroulement du rassemblement, notamment la mise en place d'un service d'ordre ou d'un dispositif sanitaire. Il peut interdire le rassemblement projeté si celui-ci est de nature à troubler gravement l'ordre public (...) ".
13. Il résulte de l'instruction que le Tougues Beach Festival avait vocation à donner lieu à la diffusion de musique amplifiée et à accueillir plus de cinq cents personnes, qu'il a été précédé de mesures de publicité via différents médias et que, en raison de l'absence d'aménagement de la plage et du parc public où les festivaliers devaient être accueillis, il était susceptible de présenter des risques pour la sécurité des participants. Par suite, son organisation était subordonnée, en vertu de l'article L. 211-5 du code de la sécurité intérieure, à une déclaration préalable auprès du préfet. Les services préfectoraux, qui ont été avertis par un tiers, le 25 juillet 2017, de l'organisation de cette manifestation non déclarée, se sont bornés, après avoir relevé que l'évaluation environnementale prévue par l'article L. 414-4 du code de l'environnement n'avait pas été réalisée, à demander à la maire de Chens-sur-Leman de prendre toutes les mesures nécessaires pour interdire au public l'accès au site Natura 2000 situé à une centaine de mètres du lieu du festival, sans rechercher si les moyens mis en œuvre pour garantir le bon déroulement de l'évènement étaient suffisants au regard de la configuration et de l'occupation des lieux avoisinants. Par suite, la société requérante est fondée à soutenir que, ce faisant, le préfet a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
En ce qui concerne le préjudice :
14. La société La Petite Sirène soutient que la tenue du Tougues Beach Festival et d'autres évènements de la commune lui ont fait subir un préjudice, qu'elle évalue à 250 000 euros, composé, à hauteur de 75 000 euros, d'une perte de chiffre d'affaires, à hauteur de 100 000 euros, de la perte de valeur de son fonds de commerce et, à hauteur de 25 000 euros, d'un préjudice moral.
15. En premier lieu, si la société requérante fait état d'une perte de chiffre d'affaires de 20 % au mois de juillet 2017, d'ailleurs non démontrée par les pièces qu'elle produit, elle n'apporte aucun élément relatif à la perte de bénéfice, seul préjudice susceptible de donner lieu à indemnisation.
16. En deuxième lieu, la requérante, qui se borne à produire une attestation notariale dépourvue de mention relative au prix auquel son fonds de commerce a été cédé, n'établit pas la réalité du préjudice qu'elle invoque, ni a fortiori, le lien de causalité entre cette moins-value et la faute de l'Etat.
17. En dernier lieu, et alors qu'il ne résulte pas de l'instruction que le festival ait eu un impact négatif sur l'exploitation de l'établissement ni qu'il ait été à l'origine de la cession du fonds de commerce, la réalité du préjudice moral invoqué par la société n'est pas davantage établie.
Sur la responsabilité sans faute :
18. Les mesures légalement prises par l'administration peuvent ouvrir droit à réparation sur le fondement du principe de l'égalité devant les charges publiques au profit des personnes qui, du fait de leur application, subissent un préjudice anormal, grave et spécial.
19. Pour les mêmes motifs que ceux exposés aux points 14 à 17, la société requérante ne démontre pas avoir subi un préjudice anormal, grave et spécial susceptible de donner lieu à indemnisation.
20. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de procéder à une expertise, la société La Petite Sirène n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.
Sur les frais liés à l'instance :
21. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat et de la commune de Chens-sur-Léman, qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes, le versement d'une quelconque somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de rejeter les conclusions de la commune de Chens-sur-Léman présentées sur le fondement des mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de la société La Petite Sirène est rejetée.
Article 2 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société La Petite Sirène, à la commune de Chens-sur-Léman et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 14 septembre 2023, à laquelle siégeaient :
M. Arbarétaz, président,
Mme Evrard, présidente assesseure,
Mme Psilakis, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 octobre 2023.
La rapporteure,
A. EvrardLe président,
Ph. Arbarétaz
La greffière,
M.-A. Boizot
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
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N° 21LY02215