Vu la procédure suivante :
Procédures contentieuses antérieures
Par trois requêtes, M. C... A..., Mme D... épouse A... et Mme B... A... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler les décisions du 5 juillet 2023 par lesquelles le préfet de l'Isère leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de destination de ces mesures d'éloignement.
Par un jugement nos 2304665, 2304682, 2304683 du 11 septembre 2023, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Grenoble a annulé ces arrêtés, a enjoint au préfet de l'Isère de délivrer une autorisation provisoire de séjour à M. et Mmes A... et a mis à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à leur conseil, en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 4 octobre 2023, le préfet de l'Isère demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter les demandes présentées par M. et Mmes A... devant le tribunal administratif de Grenoble.
Il soutient que :
- ses décisions fixant le pays de destination des intéressés ne méconnaissent pas l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
- les mesures d'éloignement ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation ;
- les autres moyens soulevés en première instance ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense enregistré le 2 novembre 2023, M. et Mmes A..., représentés par Me Huard, concluent au rejet de la requête et demandent à la cour de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à leur conseil au titre des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils exposent que :
- les moyens soulevés ne sont pas fondés ;
- les arrêtés litigieux ne sont pas suffisamment motivés ;
- ils n'ont pas été en mesure de présenter leurs observations avant l'adoption des mesures d'éloignement litigieuses, en méconnaissance de l'article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- les obligations de quitter le territoire français méconnaissent l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et sont entachées d'erreur manifeste d'appréciation ;
- les décisions fixant le pays de destination méconnaissent l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
M. et Mmes A... ont été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 29 novembre 2023.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
La présidente de la formation de jugement ayant dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique le rapport de Mme Sophie Corvellec ;
Considérant ce qui suit :
1. Le préfet de l'Isère relève appel du jugement du 11 septembre 2023 par lequel la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Grenoble a annulé ses arrêtés du 5 juillet 2023 faisant obligation de quitter le territoire français à M. et Mme A..., et à leur fille, Mme B... A..., dans le délai de trente jours, à la suite du rejet de leurs demandes d'asile et fixant l'Albanie, ou tout autre pays dans lequel ils seraient légalement admissibles, comme pays à destination duquel ils pourront être éloignés.
2. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier qu'à la date des arrêtés litigieux, M. et Mme A..., ainsi que leur fille B..., alors âgée de vingt ans, ne résidaient que depuis un an en France, où ils n'ont été autorisés à résider qu'afin de permettre l'examen de leurs demandes d'asile, finalement rejetées. Ils ne se prévalent d'aucune attache privée ou familiale en France. Dans ces circonstances, nonobstant la scolarisation, au demeurant récente, des deux derniers enfants du couple, et la courte activité bénévole dont ils se prévalent, le préfet de l'Isère n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation des conséquences de ses décisions sur leur situation personnelle, en leur faisant obligation de quitter le territoire français après le rejet de leurs demandes d'asile.
3. En second lieu, aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ".
4. M. et Mmes A... exposent avoir été contraints de fuir l'Albanie à la suite de l'arrestation, sur la dénonciation de M. A..., d'un criminel, dont des commis les auraient menacés et auraient tenté de les assassiner, le 7 avril 2022 en tirant sur le véhicule de M. A... et le 8 décembre 2022 en plaçant des explosifs devant leur domicile. Ils produisent à l'appui de leur récit la traduction d'un article en langue anglaise daté du 1er avril 2022 relatant l'arrestation d'une personne suspectée de plusieurs meurtres, lequel ne permet toutefois pas de faire un lien avec la famille A..., ainsi que trois articles en langue albanaise, assortis de leur traduction et de la traduction d'un quatrième, évoquant les représailles les concernant. Ces derniers articles, pour le premier publié plusieurs semaines après les faits relatés et pour les autres rédigés en des termes, pour l'essentiel, identiques, ne présentent, ainsi que l'a d'ailleurs estimé l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, pas de garanties d'authenticité suffisantes pour permettre de tenir pour établi le récit des intéressés, au demeurant jugé peu précis et peu plausible tant par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides que par la Cour nationale du droit d'asile. Par suite, contrairement à ce qu'a estimé le premier juge, il ne ressort pas des pièces du dossier qu'en fixant l'Albanie comme pays à destination duquel ils pourront être éloignés, le préfet de l'Isère a méconnu l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
5. Il suit de là que c'est à tort que, par le jugement attaqué, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Grenoble a retenu les moyens tirés de l'erreur manifeste d'appréciation et de la méconnaissance de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales pour annuler les arrêtés du préfet de l'Isère du 5 juillet 2023. Il appartient à la Cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par M. et Mmes A....
6. En premier lieu, après visé, notamment, les articles L. 611-1 4° et L. 721-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, le préfet de l'Isère a relevé que les intéressés ne bénéficiaient plus d'un droit au maintien sur le territoire français depuis la confirmation du rejet de leurs demandes d'asile par la Cour nationale du droit d'asile, le 10 mai 2023, et qu'ils n'ont pas sollicité leur admission au séjour à un autre titre et a estimé, après examen de leur situation personnelle, que ses décisions ne méconnaissent ni l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ni l'article 3 de cette même convention, en l'absence d'éléments probants de nature à démontrer l'existence de risques réels et personnels en cas de retour dans leur pays d'origine. Contrairement à ce que prétendent M. et Mmes A..., le préfet de l'Isère, qui n'était pas tenu de reprendre l'ensemble des éléments caractérisant leur situation en France, a ainsi indiqué, sans se borner à des considérations stéréotypées, les circonstances de fait et de droit sur lesquelles se fondent ses décisions. Par suite, les moyens tirés de l'insuffisante motivation de ces arrêtés doivent être écartés.
7. En deuxième lieu, aux termes de l'article 41 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " 1. Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l'Union. 2. Ce droit comporte notamment : - le droit de toute personne d'être entendue avant qu'une mesure individuelle qui l'affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre (...) ".
8. Le droit d'être entendu, qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, principe général du droit de l'Union, implique que l'autorité administrative mette le ressortissant étranger en situation irrégulière à même de présenter, de manière utile et effective, son point de vue sur l'irrégularité du séjour et les motifs qui seraient susceptibles de justifier que l'autorité s'abstienne de prendre à son égard une décision de retour.
9. Lorsqu'il présente une demande d'asile, l'étranger, dont la démarche tend à son maintien régulier sur le territoire français, ne saurait ignorer qu'il pourra le cas échéant faire l'objet d'un refus d'admission au séjour en cas de rejet de sa demande et, lorsque la reconnaissance de la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire lui a été définitivement refusé, d'une mesure d'éloignement du territoire français. Il lui appartient, lors du dépôt de sa demande d'asile d'apporter à l'administration toutes les précisions qu'il juge utiles, notamment celles de nature à permettre à l'administration d'apprécier son droit au séjour au regard d'autres fondements que celui de l'asile. Il lui est loisible, au cours de l'instruction de sa demande, de faire valoir auprès de l'administration toutes observations complémentaires utiles, au besoin en faisant état d'éléments nouveaux. Le droit de l'intéressé d'être entendu n'impose pas à l'autorité administrative de mettre l'intéressé à même de réitérer ses observations ou de présenter de nouvelles observations, de façon spécifique, sur l'obligation de quitter le territoire français qui est prise à la suite du refus définitif de sa demande d'asile.
10. Il ne ressort pas des pièces du dossier que M. et Mmes A... aient sollicité en vain un entretien avec les services de la préfecture de l'Isère, ni qu'ils aient été empêchés de présenter spontanément des observations avant que ne soient prises les décisions d'éloignement litigieuses. Il ne ressort pas davantage des pièces du dossier qu'ils disposaient d'éléments pertinents tenant à leur situation personnelle susceptibles d'influer sur le sens de ces décisions. En conséquence, les moyens tirés de ce que les obligations de quitter le territoire français ont été adoptées en méconnaissance de leur droit à être entendus ne peuvent qu'être écartés.
11. En dernier lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...). 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui (...) ".
12. Comme indiqué au point 2, à la date des arrêtés litigieux, M. et Mme A..., ainsi que leur fille B..., alors âgée de vingt ans, ne résidaient en France que depuis un an, où ils n'ont été autorisés à résider qu'afin de permettre l'examen de leurs demandes d'asile, finalement rejetées. Ils ne se prévalent d'aucune attache privée ou familiale en France. Dans ces circonstances, nonobstant la scolarisation, au demeurant récente, des deux derniers enfants du couple, et la courte activité bénévole dont ils se prévalent, le préfet de l'Isère n'a ni porté une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, ni dès lors méconnu les stipulations citées au point 11, en leur faisant obligation de quitter le territoire français.
13. Il résulte de ce tout qui précède que le préfet de l'Isère est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Grenoble a annulé ses arrêtés du 5 juillet 2023, lui a enjoint de délivrer une autorisation provisoire de séjour à M. et Mmes A... et a mis à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à leur conseil, en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, une somme au titre des frais exposés par M. et Mmes A....
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement nos 2304665, 2304682, 2304683 du 11 septembre 2023 de la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Grenoble est annulé.
Article 2 : Les demandes présentées par M. et Mmes A... devant le tribunal administratif de Grenoble et les conclusions qu'ils ont présentées en appel sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A..., à Mme D... épouse A..., à Mme B... A... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au préfet de l'Isère.
Délibéré après l'audience du 13 juin 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Aline Evrard, présidente-assesseure, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
Mme Christine Psilakis, première conseillère,
Mme Sophie Corvellec, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 juillet 2024.
La rapporteure,
S. CorvellecLa présidente,
A. Evrard
La greffière,
F. Faure
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
2
N° 23LY03114