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04/04/2025 | FRANCE | N°23MA01051

France | France, Cour administrative d'appel de MARSEILLE, 2ème chambre, 04 avril 2025, 23MA01051


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme C... E..., épouse F... et M. B... F... ont demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner le centre hospitalier de Bastia à leur payer la somme de 412 808,27 euros en réparation des préjudices subis suite à la naissance de leur enfant atteinte d'une trisomie 21.



Par un jugement n° 2001350 du 9 mars 2023, le tribunal administratif de Bastia a condamné le centre hospitalier de Bastia à payer à Mme E..., épouse F... une somme de 32 000 euros

avec intérêts au taux légal à compter du 13 janvier 2020 et capitalisation des intérêts.





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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme C... E..., épouse F... et M. B... F... ont demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner le centre hospitalier de Bastia à leur payer la somme de 412 808,27 euros en réparation des préjudices subis suite à la naissance de leur enfant atteinte d'une trisomie 21.

Par un jugement n° 2001350 du 9 mars 2023, le tribunal administratif de Bastia a condamné le centre hospitalier de Bastia à payer à Mme E..., épouse F... une somme de 32 000 euros avec intérêts au taux légal à compter du 13 janvier 2020 et capitalisation des intérêts.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 26 avril 2023, Mme E..., épouse F..., représentée par l'AARPI Tetralex, agissant par Me Gaertner de Rocca Serra, demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du tribunal administratif de Bastia en tant qu'il a rejeté sa demande portant sur l'indemnisation des préjudices patrimoniaux ;

2°) de condamner le centre hospitalier de Bastia à lui payer la somme totale de 213 370,21 euros au titre de ses préjudices économiques ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Bastia la somme de 1 800 euros toutes taxes comprises au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- son époux a subi une perte de revenus et un préjudice d'incidence professionnelle du fait de la faute commise par le centre hospitalier ;

- elle est fondée à solliciter l'indemnisation des frais liés à leur déménagement rendus nécessaires pour assurer les soins de leur enfant.

Par un mémoire en défense enregistré le 22 avril 2024, le centre hospitalier de Bastia, représenté par la SELARL Le Prado-Gilbert, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de Mme E... épouse F... ;

2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement du tribunal sur le taux de perte de chance retenu et le montant des indemnités allouées en les ramenant à de plus justes proportions.

Il fait valoir que :

- la perte de chance de la requérante de faire réaliser des examens complémentaires puis, le cas échéant, de recourir à l'interruption volontaire de grossesse ne saurait être supérieure à 50 % ; l'indemnité allouée au titre du préjudice moral doit en conséquence être ramenée à la somme de 20 000 euros au plus ;

- la demande tendant à l'indemnisation des pertes de revenus et de l'incidence professionnelle subies par l'époux de la requérante, à l'égard duquel le contentieux n'est pas lié, doit, à titre principal, être rejetée comme irrecevable ; elle doit, à titre subsidiaire, être rejetée comme infondée ;

- la demande d'indemnisation des frais liés au déménagement est infondée.

La procédure a été communiquée à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Corse et à la Mutualité sociale agricole corse, qui n'ont pas présenté d'observations.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Danveau,

- les conclusions de M. Gautron, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. Mme E... épouse F..., suivie dans le cadre de sa grossesse par le centre hospitalier de Bastia, a donné naissance à une fille le 12 juillet 2018. Il a été constaté que l'enfant était atteinte d'une malformation cardiaque inter-ventriculaire et d'une trisomie 21, qui n'avaient pas été détectées au cours de la grossesse. L'intéressée a saisi la commission de conciliation et d'indemnisation (CCI) de Corse, qui a ordonné la désignation d'un expert, chirurgien des hôpitaux spécialisé en gynécologie-obstétrique, lequel a remis son rapport le 24 mars 2020. Par un avis du 9 octobre 2020, la CCI a estimé que le centre hospitalier de Bastia avait commis une faute dans la prise en charge de Mme E... épouse F... avant la naissance de l'enfant. L'assureur du centre hospitalier de Bastia n'a pas présenté d'offre d'indemnisation. L'intéressée et son époux, M. F..., ont saisi le tribunal administratif de Bastia qui a condamné le centre hospitalier de Bastia à payer à Mme E... épouse F... une somme de 32 000 euros au titre de son préjudice moral. Cette dernière relève appel de ce jugement en tant qu'il a rejeté sa demande portant sur l'indemnisation des préjudices patrimoniaux et demande à la cour de condamner le centre hospitalier de Bastia à lui payer la somme de totale de 213 370,21 euros au titre des préjudices économiques qu'elle estime avoir subis.

Sur la fin de non-recevoir partielle :

2. Aux termes de de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " (...) Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. (...) ".

3. La requérante sollicite, à l'appui de ses écritures, l'indemnisation des pertes de revenus et du préjudice d'incidence professionnelle subis par son époux résultant de la faute commise par le centre hospitalier de Bastia. Il résulte cependant de l'instruction, notamment du dossier de demande d'indemnisation adressé par Mme E... épouse F... à la CCI de Corse et de l'avis rendu par la commission, que la réclamation préalable de la requérante a été présentée en son nom propre et non au nom de son époux et ne visait qu'à l'indemnisation de ses préjudices personnels, à l'exclusion des préjudices subis par M. F..., en particulier ses pertes de revenus et l'incidence professionnelle. En dépit d'une invitation à régulariser la requête adressée par le tribunal, la preuve du dépôt d'une demande préalable de M. F... à l'administration n'a pas été apportée. Dans ces conditions, le rejet implicite par le centre hospitalier de Bastia de la réclamation présentée par Mme E... épouse F... au titre de ses seuls préjudices n'a pas eu pour effet de lier le contentieux à l'égard de son époux. Par suite, le centre hospitalier de Bastia est fondé à soutenir que la demande présentée par la requérante tendant à l'indemnisation des pertes de revenus et de l'incidence professionnelle subies par son époux est irrecevable.

Sur la responsabilité :

4. Aux termes de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles : " Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance. / La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer. / Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ".

5. Il résulte de l'instruction, en particulier du rapport d'expertise établi à la demande de la CCI, que les clichés de la seconde échographie réalisée à la vingt-et-unième semaine d'aménorrhée le 8 mars 2018, qui avaient notamment pour objet d'apprécier la morphologie du cœur, étaient de mauvaise qualité et non conformes aux préconisations du comité national technique de l'échographie de dépistage prénatal (CNTE), ne permettant pas de bien visualiser la pointe du cœur et les valves auriculo-ventriculaires, et n'étant pas accompagnés de clichés sur la continuité septo-aortique. Par ailleurs, l'échographie suivante du 22 mars 2018, qui s'est focalisée sur les reins du fœtus en raison d'une dilatation rénale relevée lors de la précédente échographie, n'a pas consisté en un diagnostic anténatal complet, qui aurait permis de déceler les anomalies au niveau de la continuité septo-aortique et/ou de la croix du cœur, permettant de poser le diagnostic de trisomie 21 avec canal atrioventriculaire complet, qui concerne 40 % des enfants atteints de trisomie 21. L'expert relève enfin que les échographies faites les 3 et 17 mai 2018 ne sont pas techniquement conformes aux critères de qualité du CNTE, alors que celle du 6 juin 2018 s'est de nouveau focalisée sur les problèmes rénaux. Dans ces conditions, en privant Mme E... épouse F... de toute information relative à la malformation cardiaque et, par suite, au risque de trisomie 21 que pouvait présenter l'enfant qu'elle attendait, le centre hospitalier de Bastia a commis une faute, au demeurant non contestée en appel, et qui, par son intensité et son évidence, doit être regardée comme caractérisée au sens du dernier alinéa de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles.

Sur le taux de perte de chance :

6. Cette faute caractérisée du centre hospitalier de Bastia a fait perdre à Mme E... épouse F... une chance de faire réaliser des examens complémentaires, de détecter, au cours de la grossesse, la malformation cardiaque évocatrice d'une trisomie 21, et de recourir, le cas échéant, à une interruption volontaire de grossesse pour motif médical. Il résulte à cet égard de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que le dépistage anténatal de la cardiopathie avec canal atrioventriculaire est efficace dès lors qu'il est effectué par les échographistes selon les préconisations du CNTE. L'expert évoque notamment une étude médicale des docteurs Biquard, Boussion et Lepinard de 2008 indiquant que le taux de détection de cette cardiopathie est passé de 68 % en 1999 à 90 % en 2008. Les circonstances, d'une part, que la requérante et son époux avaient, postérieurement à la naissance de l'enfant, indiqué à la psychologue leur acceptation de la pathologie de l'enfant, d'autre part, que l'intéressée aurait remarqué lors des échographies une protrusion de la langue de l'enfant qui n'a en tout état de cause pas alerté les médecins, sont sans incidence sur l'appréciation de l'ampleur de cette perte de chance. Par suite, et ainsi que l'a jugé le tribunal administratif, il y a lieu de retenir, pour l'ensemble des éléments précités, un taux global de perte de chance de 80 %. Les conclusions présentées par la voie de l'appel incident par le centre hospitalier de Bastia ne peuvent, par voie de conséquence, qu'être rejetées.

Sur les préjudices :

7. Il résulte de l'instruction que l'état de santé de l'enfant de Mme E... épouse F... a nécessité un suivi et une prise en charge au sein du centre hospitalier universitaire de Toulouse. La requérante expose à cet effet avoir pris en charge des frais de transport maritime afin d'effectuer un déménagement près de Toulouse, lesquels s'élèvent à la somme de 787,62 euros au vu de la facture produite. Un certificat médical d'un médecin généraliste du 5 novembre 2011 confirme la nécessité d'une prise en charge spécialisée médicale en hôpital pédiatrique au long cours qui a conduit à ce déménagement également relevé dans un certificat du 12 janvier 2023 établi par un cardiologue de la clinique Pasteur à Toulouse. La requérante produit en outre, pour la première fois en appel, un contrat de bail conclu le 16 septembre 2021 et une quittance de loyer pour un logement situé à Montastruc-La-Conseillère, ainsi que plusieurs pièces médicales mentionnant cette nouvelle adresse et justifiant la prise en charge régulière de l'enfant à l'hôpital des enfants du centre hospitalier universitaire de Toulouse. Dans ces conditions, la requérante doit être regardée comme justifiant la réalité de ces frais de transport rendus nécessaires par l'état de santé de son enfant. Par suite, il y a lieu d'indemniser Mme E... épouse F... à hauteur de la somme de 631 euros, après application du taux de perte de chance de 80 %.

8. Il résulte de l'instruction, et il n'est pas contesté par le centre hospitalier de Bastia, que Mme E... épouse F... a subi un préjudice moral résultant de ce qu'elle a été privée de la possibilité de recourir à une interruption de grossesse pratiquée pour motif médical ainsi que de la possibilité de se préparer à l'éventualité, qui s'est réalisée, que sa fille A... soit atteinte d'un handicap lourd. Elle subit par ailleurs des troubles importants dans ses conditions d'existence du fait de cette situation. Les premiers juges ont fait une juste appréciation de la réparation due au titre de ce préjudice en l'évaluant à 40 000 euros. Compte tenu du taux de perte de chance retenu au point 6, il y a lieu de confirmer la somme de 32 000 euros allouée par le tribunal.

9. Il résulte de tout ce qui précède que Mme E... épouse F... est seulement fondée à demander que l'indemnité de 32 000 euros que les premiers juges ont mis à la charge du centre hospitalier de Bastia soit portée à la somme de 32 631 euros.

Sur la déclaration d'arrêt commun :

10. Il y a lieu de déclarer le présent arrêt commun à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Corse et à la Mutualité sociale agricole corse qui, régulièrement mises en causes dans la présente instance, n'ont pas produit de mémoire.

Sur les frais liés au litige :

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme E... épouse F... et non compris dans les dépens.

D E C I D E

Article 1er : La somme que le tribunal administratif de Bastia a mise à la charge du centre hospitalier de Bastia au titre des préjudices subis par Mme E... épouse F... par le jugement du 9 mars 2023 est portée à la somme de 32 631 euros.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Bastia du 9 mars 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le centre hospitalier de Bastia versera à Mme E... épouse F... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt est déclaré commun à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Corse et à la Mutualité sociale agricole corse.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E... épouse F..., M. B... F..., le centre hospitalier de Bastia, la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Corse et la mutualité sociale agricole de Corse.

Copie en sera adressée à M. D..., expert.

Délibéré après l'audience du 27 mars 2025 à laquelle siégeaient :

- Mme Fedi, présidente de chambre,

- Mme Rigaud, présidente assesseure,

- M. Danveau, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 4 avril 2025.

N° 23MA01051

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Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de MARSEILLE
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 23MA01051
Date de la décision : 04/04/2025
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme FEDI
Rapporteur ?: M. Nicolas DANVEAU
Rapporteur public ?: M. GAUTRON
Avocat(s) : GAERTNER DE ROCCA SERRA

Origine de la décision
Date de l'import : 13/04/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-04-04;23ma01051 ?
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