Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. et Mme A... E... et leur assureur, la société MACIF, ont demandé au Tribunal administratif de Melun de condamner solidairement la commune de Mauregard, la société nouvelle de travaux publics et particuliers (SNTPP), la société Lyonnaise des eaux, devenue Suez Eau France, et la communauté de communes Plaines et Monts de France à leur verser les sommes de 3 652,62 euros au titre du remboursement des honoraires relatifs aux investigations, sondages et études géothermiques, de 48 079,19 euros au titre de travaux de consolidation des fondations, de 33 600 euros au titre du préjudice de jouissance et de 5 000 euros au titre du préjudice moral.
Par un jugement n° 1610228 du 1er février 2019, le Tribunal administratif de Melun a condamné la société Suez Eau France à verser à M. et Mme E... la somme de 49 719,85 euros et à la société MACIF la somme de 3 512,26 euros et a rejeté le surplus des conclusions des parties.
Par un arrêt n° 19PA01177 du 3 novembre 2020, la Cour administrative d'appel de Paris a porté à 76 119,85 euros la somme que la société Suez Eau France a été condamnée à verser à M. et Mme E..., a réformé dans cette mesure le jugement du tribunal administratif et rejeté le surplus des conclusions des parties.
Par une décision n° 448324 du 10 novembre 2021, le Conseil d'Etat statuant au contentieux, saisi d'un pourvoi formé par la société Suez Eau France, a annulé les articles 1er, 2 et 3 de cet arrêt ainsi que l'article 4 en tant qu'il a rejeté le surplus des conclusions d'appel de la société Suez Eau France et a renvoyé l'affaire à la Cour dans la mesure de la cassation prononcée.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés sous le n° 19PA01177 les 28 mars et 27 novembre 2019, la société Suez Eau France, représentée par Me Ben Zenou, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d'annuler le jugement du 1er février 2019 du Tribunal administratif de Melun en tant qu'il porte condamnation à son encontre ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. et Mme E... et la société MACIF devant le Tribunal administratif de Melun ;
3°) à titre subsidiaire, de rejeter toute demande présentée à son encontre et de condamner en tant que de besoin la commune de Mauregard et son assureur à la relever et à la garantir de toute condamnation ;
4°) à titre infiniment subsidiaire, de confirmer le jugement en tant qu'il a limité l'indemnité allouée aux époux E... à 48 219,85 euros correspondant aux travaux strictement nécessaires conformément aux conclusions de l'expert judiciaire ;
5°) de rejeter les conclusions indemnitaires présentées par la société MACIF tendant au versement de la somme de 3 512,26 euros correspondant au montant de la facture établie par la société Solen ;
6°) de mettre à la charge de M. et Mme E... ou de tout succombant la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.
Elle soutient que :
- le jugement du Tribunal administratif de Melun n'est pas suffisamment motivé ;
- l'action des époux E... et de la société MACIF à son encontre était prescrite lorsque le 13 décembre 2016, ils lui ont pour la première fois adressé des demandes ;
- à titre subsidiaire, la seule circonstance que la société Lyonnaise des Eaux était chargée de l'entretien du réseau d'assainissement de la commune ne suffit pas à engager sa responsabilité ; elle a rempli l'ensemble de ses obligations contractuelles ; le choc de la borne incendie à l'origine des dommages est un évènement étranger à l'entretien des ouvrages ;
- les premiers juges n'ont pas examiné l'une des hypothèses retenues par l'expert, relative à un défaut inhérent à la nature ou à la mise en œuvre de la prise d'incendie, imputable au seul maître d'ouvrage, la communauté d'agglomération Roissy Pays de France ;
- c'est à bon droit que le tribunal a limité le préjudice matériel des époux E... à la somme de 48 219,85 euros ;
- la société MACIF n'est pas fondée à réclamer le remboursement d'une somme facturée qu'elle n'a pas réglée ;
- la réalité du trouble de jouissance n'est pas établie ;
- aucun préjudice moral ne saurait être indemnisé.
Par un mémoire enregistré le 2 mai 2019, la commune de Mauregard, représentée par Me Aubert, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société Suez Eau France la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement doit être confirmé en ce qu'il l'a mise hors de cause, sur le fondement des conclusions de l'expert, dès lors que la fuite d'eau à l'origine des dommages ne résulte pas des travaux menés sous sa maîtrise d'ouvrage ;
- la responsabilité sans faute de la société Suez Eau France est engagée dès lors que celle-ci a la garde des bornes d'incendie.
Par deux mémoires en défense et en appel incident enregistrés les 3 juin 2019 et 28 janvier 2020, M. et Mme E... et la société MACIF, représentés par Me Bouaziz, demandent à la Cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) de confirmer le jugement attaqué ;
3°) à titre principal, de condamner la société Suez Eau France à verser à M. et Mme E... la somme de 33 600 euros en réparation de leur préjudice de jouissance et la somme de 26 400 euros au titre de leur préjudice matériel ;
4°) à titre subsidiaire, de condamner la société Suez Eau France à verser à M. et Mme E... la somme de 16 800 euros en réparation de leur préjudice de jouissance ;
5°) à titre infiniment subsidiaire, de condamner solidairement la commune de Mauregard, la société SNTPP, la société Suez Eau France et la communauté d'agglomération Roissy Pays de France à indemniser intégralement les préjudices subis par M. et Mme E... ;
6°) de mettre à la charge de la société Suez Eau France la somme de 3 000 euros à verser à M. et Mme E... et la même somme à verser à la société MACIF au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- leur action n'est pas prescrite ;
- la responsabilité de la société Suez, délégataire de service public, est engagée ;
- à titre subsidiaire, la responsabilité solidaire de tous les intervenants devra être reconnue au regard des conclusions d'expertise ;
- outre la somme retenue par le tribunal administratif, leur préjudice matériel doit être réparé à hauteur de la somme complémentaire de 26 400 euros correspondant à l'aggravation des désordres ;
- dès lors que les trois propriétaires victimes des désordres ont réglé chacun un tiers de la facture de l'étude géothermique, la société MACIF est bien fondée à réclamer le remboursement de la somme de 3 512,26 euros ;
- le préjudice moral de M. et Mme E... est établi ;
- leur préjudice de jouissance lié à la perte de loyers s'élève à la somme de 33 600 euros ou, à titre subsidiaire, à la somme de 16 800 euros.
Par deux mémoires enregistrés les 28 juin et 27 novembre 2019, la communauté d'agglomération Roissy Pays de France, représentée par Me Corneloup, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire au rejet de la demande indemnitaire des époux E... et de leur assureur au titre du préjudice de jouissance et à ce que soit mise à la charge de la société Suez Eau France la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- si les compétences eau potable et assainissement lui ont bien été transférées au 1er janvier 2016, la compétence " défense incendie " incluant la gestion des bornes à incendie est demeurée de la compétence de la commune de Mauregard ;
- aucune faute ne saurait lui être reprochée.
Par deux mémoires enregistrés les 4 juillet 2019 et 20 février 2020, la société SNTPP, représentée par Me Jougla, conclut au rejet de la requête, au rejet des demandes de toutes parties à son égard et à ce que soit mise à la charge de toute partie succombante la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que l'appel incident des époux E... à son égard doit être rejeté dès lors qu'elle n'est pas à l'origine du sinistre, n'étant pas intervenue sur les lieux où est implantée la borne d'incendie dont la fuite a provoqué les dommages.
Par un mémoire enregistré le 20 septembre 2019, la société Eiffage Génie civil Réseaux, représentée par Me Brosset, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de toute partie succombante la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que sa responsabilité ne peut qu'être écartée au regard des conclusions de l'expert.
Par un mémoire enregistré le 2 octobre 2019, la société Areas Dommages, représentée par la SCP Thouvenin-Coudray-Grevy, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise solidairement à la charge de la société Suez Eau France et des époux E... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les moyens soulevés par la société Suez Eau France ne sont pas fondés ;
- elle ne saurait être condamnée dès lors que la responsabilité de son assurée, la commune de Mauregard, n'est pas engagée.
Par un mémoire enregistré le 10 décembre 2021 sous le n° 21PA05906, la commune de Mauregard, représentée par Me Aubert, persiste dans ses conclusions tendant au rejet de la requête et conclut à ce que soit mise à la charge solidaire des parties perdantes la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa compétence dans le domaine " eau-assainissement " ayant été transférée à la communauté de communes de la Plaine de France, à laquelle a succédé la communauté de communes Plaines et Monts de France aux droits de laquelle vient aujourd'hui la communauté d'agglomération Roissy - Pays de France, créée le 1er janvier 2016, sa responsabilité ne saurait être engagée à l'égard des époux E... et de leur assureur ;
- sa responsabilité ne peut être engagée en l'absence d'un lien de causalité direct et certain entre la faute à l'origine des dommages et les travaux menés sous sa maîtrise d'ouvrage ;
- la demande des époux E... présentée devant le tribunal administratif le 13 décembre 2016 a interrompu la prescription à l'égard de la commune mais également à l'égard de la société Suez Eau France du fait du lien de solidarité existant entre la commune, maître de l'ouvrage, et le délégataire ;
- la responsabilité sans faute de la société Suez Eau France est engagée dès lors qu'elle a la garde des bornes d'incendie.
Par un mémoire enregistré le 4 avril 2022, la communauté d'agglomération Roissy Pays de France, représentée par Me Corneloup, persiste dans ses conclusions tendant au rejet de la requête et conclut à ce que soit mise à la charge solidaire des parties perdantes la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa responsabilité ne saurait être engagée faute d'un lien de causalité direct et certain entre la réalisation ou le fonctionnement de l'ouvrage public et les dommage comme l'a jugé le Conseil d'Etat dans sa décision du 10 novembre 2021 ;
- seule la responsabilité de la société Suez Eau France, en sa qualité de gestionnaire et responsable du réseau d'alimentation des bornes d'incendie et de son entretien, est engagée à l'égard des époux E... et de leur assureur dès lors que le fonctionnement de la borne d'incendie est seul en cause et qu'elle était tenue de s'assurer de la mise en place de plots de protection autour de cet ouvrage ;
- en tout état de cause, si sa responsabilité devait être engagée, la demande présentée par les époux E... serait tout autant prescrite à son égard qu'à celui de la société Suez Eau France.
Par un mémoire enregistré le 11 juillet 2022, la société nouvelle des travaux publics et particuliers (SNTPP), représentée par Me Jougla, persiste dans ses conclusions.
Elle soutient que :
- toute nouvelle demande dirigée à son encontre est irrecevable dès lors qu'elle n'est pas concernée par la décision du Conseil d'Etat prononçant la cassation partielle de l'arrêt du 3 novembre 2020 de la Cour ; elle a été ainsi mise définitivement hors de cause par le jugement du 1er février 2019 du Tribunal administratif de Melun confirmé sur ce point par l'arrêt du 3 novembre 2020 de la Cour ;
- à titre subsidiaire, si sa responsabilité venait à être à nouveau débattue devant la Cour, celle-ci ne saurait être engagée à l'égard des époux E... et de leur assureur dès lors qu'elle n'a pas effectué de travaux devant leur propriété pendant la période de survenance du sinistre entre décembre 2001 et mai 2002 et que le lien de causalité entre le sinistre et les travaux qu'elle a effectués dans d'autres secteurs de la ville n'est pas établi.
Par un mémoire enregistré le 14 mars 2023, la société Suez Eau France, représentée par Me Ben Zenou, persiste dans ses conclusions et dans ses moyens.
Elle soutient en outre que :
- elle ne peut être regardée comme un codébiteur solidaire de la commune de Mauregard et, par suite, l'interruption du délai de prescription à l'encontre de la commune ne vaut pas interruption du délai à son égard ;
- seule la responsabilité de la commune de Mauregard peut être engagée en sa qualité de maître d'ouvrage des travaux qui sont la cause de la fuite d'eau selon les deux experts.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Larsonnier,
- les conclusions de Mme Bernard, rapporteure publique,
- les observations de Me Ben Zenou, avocate de la société Suez Eau France, de Me Vieux-Roclas, avocate de la commune de Mauregard, et de Me Santana, avocat de la communauté d'agglomération Roissy Pays de France.
Considérant ce qui suit :
1. Au cours du mois de juin 2002, M. et Mme E... ont, à la suite d'importantes fuites d'eau dues à la rupture de la bride d'alimentation en eau sous pression d'une borne d'incendie située contre la façade de la maison mitoyenne à leur propriété, constaté l'apparition de désordres, affaissements et fissures affectant leur propriété, située sur le territoire de la commune de Mauregard (Seine-et-Marne). Le 13 décembre 2016, M. et Mme E... et leur assureur, la société MACIF, ont demandé au Tribunal administratif de Melun de condamner solidairement la commune de Mauregard, la société nouvelle de travaux publics et particuliers (SNTPP), la société Lyonnaise des eaux, devenue Suez Eau France, et la communauté de communes Plaines et Monts de France à leur verser les sommes de 3 652,62 euros au titre du remboursement des honoraires relatifs aux investigations, sondages et études géothermiques, de 48 079,19 euros au titre de travaux de consolidation des fondations, de 33 600 euros au titre du préjudice de jouissance et de 5 000 euros au titre du préjudice moral. Par un jugement du 1er février 2019, le Tribunal administratif de Melun a condamné la société Suez Eau France à verser à M. et Mme E... la somme de 49 719,85 euros et à la société MACIF la somme de 3 512,26 euros en réparation des préjudices subis. Par un arrêt du 3 novembre 2020, la Cour administrative d'appel de Paris a porté à 76 119,85 euros la somme que la société Suez Eau France a été condamnée à verser aux époux E..., a rejeté le surplus des conclusions des parties et a réformé en conséquence le jugement du 1er février 2019.
2. Par une décision du 10 novembre 2021, le Conseil d'Etat, saisi d'un pourvoi formé par la société Suez Eau France, a annulé cet arrêt en tant qu'il a fait droit aux conclusions indemnitaires des époux E... présentées par la voie de l'appel incident dirigées contre elle, a mis à la charge de la société Suez Eau France la somme de 500 euros à verser à chacune des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, a rejeté le surplus des conclusions d'appel de la société Suez Eau France et a renvoyé, dans cette mesure, l'affaire à la Cour.
Sur l'exception de prescription opposée par la société Suez Eau France :
En ce qui concerne le cadre juridique applicable au litige :
S'agissant du point de départ et de la durée du délai de prescription :
3. Aux termes du premier alinéa de l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : " Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ". Aux termes de l'article 2224 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ". La prescription instituée par ces deux dispositions court à compter de la date à laquelle la victime a une connaissance suffisamment certaine de l'étendue du dommage, quand bien même le responsable de celui-ci ne serait à cette date pas encore déterminé. Les conséquences futures et raisonnablement prévisibles des désordres apparus ne constituent pas une aggravation du dommage de nature à reporter le point de départ du délai de prescription.
4. Le II de l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile dispose que : " Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ". Il en résulte que, jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage, en application de l'article 2270-1 du code civil. Après l'entrée en vigueur de cette loi, une telle action se prescrit par cinq ans en vertu des dispositions de l'article 2224 du code civil. Toutefois, lorsque la prescription de dix ans n'était pas acquise à la date d'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, l'application de l'article 2224 du code civil ne saurait conduire à prolonger la prescription au-delà de la durée de dix ans résultant des dispositions antérieures.
S'agissant de l'interruption et la suspension du délai de prescription :
5. Aux termes de l'article 2244 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 : " Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir ".
6. Aux termes de l'article 2241 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 : " La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. / Il en est de même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure ". L'article 2239 du même code dans sa rédaction issue de la même loi dispose que : " La prescription est également suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. / Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée ".
7. D'une part, il résulte tant des dispositions précitées de l'article 2244 du code civil dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 que de l'article 2241 dans sa rédaction issue de cette même loi que la demande adressée à un juge de diligenter une expertise interrompt le délai de prescription jusqu'à l'extinction de l'instance. Les dispositions de l'article 2239 du code civil, issues de cette loi, selon lesquelles le délai de prescription est suspendu jusqu'à la remise par l'expert de son rapport au juge, ne sont quant à elles applicables qu'aux expertises ordonnées à compter du 19 juin 2008, date d'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 qui a institué cette nouvelle cause de suspension du délai de prescription.
8. D'autre part, alors même que l'article 2244 du code civil dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 réservait un effet interruptif aux actes " signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire ", termes qui n'ont pas été repris par le législateur aux nouveaux articles 2239 et 2241 de ce code, il ne résulte ni des dispositions de la loi du 17 juin 2008 ni de ses travaux préparatoires que la réforme des règles de prescription résultant de cette loi aurait eu pour effet d'étendre le bénéfice de la suspension ou de l'interruption du délai de prescription à d'autres personnes que le demandeur à l'action, et notamment à l'ensemble des participants à l'opération d'expertise. La suspension de la prescription, en application de l'article 2239 du code civil, lorsque le juge accueille une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès, le cas échéant faisant suite à l'interruption de cette prescription au profit de la partie ayant sollicité cette mesure en référé, tend à préserver les droits de cette partie durant le délai d'exécution de cette mesure et ne joue qu'à son profit, et non, lorsque la mesure consiste en une expertise, au profit de l'ensemble des parties à l'opération d'expertise, sauf pour ces parties à avoir expressément demandé à être associées à la demande d'expertise et pour un objet identique.
En ce qui concerne l'action des époux E... :
S'agissant du point de départ et de la durée du délai de prescription :
9. En premier lieu, il résulte de l'instruction que M. et Mme E... ont constaté en juin 2002 l'apparition des premières fissures sur les murs extérieurs de leur propriété et des affaissements au sol. Dans ces conditions, ils doivent être regardés comme ayant eu une connaissance suffisamment certaine de l'étendue des dommages qu'ils ont subis en juin 2002. Par suite, il résulte des dispositions combinées des articles 2270-1 et 2224 du code civil dans leur rédaction applicable au litige et de l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 que le délai de prescription de l'action des époux E... courait jusqu'au 30 juin 2012, sous réserve de causes d'interruption ou de suspension.
10. En second lieu, M. et Mme E... et leur assureur soutiennent que les désordres affectant leur propriété se sont aggravés postérieurement à 2002 comme l'a constaté l'expert, M. D..., dans son rapport du 27 juin 2015. Il ressort de ce rapport d'expertise que si l'expert a constaté une " évolution notable " et une " aggravation des désordres " depuis le précédent rapport d'expertise de M. C... du 2 janvier 2008, cette aggravation est constituée par le développement des lézardes et des fissures multiples sur les façades du bâtiment. Or, cette aggravation des lézardes et des fissures des murs extérieurs de la propriété constituait une conséquence future et raisonnablement prévisible des désordres constatés en juin 2002. Il résulte de ce qui a été dit au point 3 qu'il n'y a pas lieu de reporter le point de départ de la prescription des dommages initialement constatés à la date de ces circonstances, lesquelles ne caractérisaient pas davantage, en l'espèce, des préjudices nouveaux pour lesquels courrait un délai de prescription propre.
S'agissant de l'interruption et de la suspension du délai de prescription :
11. En premier lieu, il résulte de l'instruction que M. et Mme B..., dont la propriété est également concernée par les dommages, et leur assureur ont engagé, le 18 décembre 2002, devant le Tribunal administratif de Melun une procédure de référé sur le fondement de l'article R. 532-1 du code de justice administrative dans laquelle ils ont attrait la société Lyonnaise des eaux, devenue Suez Eau France. Il résulte toutefois de l'instruction que les époux E... ne se sont pas associés à cette demande et n'ont pas demandé au juge des référés à ce que la mission d'expertise soit étendue aux dommages causés à leur propriété. En outre, ils ne se sont pas associés aux demandes de la commune de Mauregard tendant à la désignation d'un nouvel expert, présentées le 11 août 2011 devant la Cour et le 7 février 2012 devant le Tribunal administratif de Melun. Dans ces conditions, le délai de prescription de leur action à l'encontre de la société Suez Eau France n'a pas été interrompu par ces procédures.
12. En deuxième lieu, si M. et Mme E... et la société MACIF ont présenté au Tribunal administratif de Melun, le 5 juin 2010, une demande de référé sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, cette demande était dirigée contre la commune de Mauregard et la SNTPP. Par suite, cette action n'a pas interrompu le cours de la prescription à l'encontre de la société Suez Eau France, sans qu'ait d'incidence le fait que le 18 avril 2011, le juge des référés ait condamné la commune de Mauregard à leur verser une provision.
13. En troisième lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 2245 du code civil dans sa version issue de la loi du 17 juin 2008 : " L'interpellation faite à l'un des débiteurs solidaires par une demande en justice ou par un acte d'exécution forcée ou la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription contre tous les autres, même contre leurs héritiers ". D'une part, le contrat d'affermage conclu le 11 septembre 1992 entre la société Lyonnaise des eaux, devenue la société Suez Eau France, et le district de la Plaine de France, auquel la commune de Mauregard avait délégué sa compétence en matière de gestion du service de distribution d'eau potable, qui stipule que la responsabilité de la société Suez Eau France ne peut être engagée que du fait des seuls dommages imputables au fonctionnement du service de distribution publique d'eau potable, ne prévoit pas d'obligation solidaire entre la société Suez Eau France et la commune de Mauregard ou la communauté de communes en cas de dommages imputables à l'existence et au fonctionnement de la borne d'incendie. D'autre part, aucune disposition législative ne prévoit une telle solidarité. La société Suez Eau France ne peut, par suite, être regardée comme un débiteur solidaire de la commune de Mauregard au sens de l'article 2245 du code civil, sans qu'ait d'incidence à cet égard la faculté qu'a le juge de condamner solidairement des coauteurs d'un dommage. Par suite, l'action en justice des époux E... et de leur assureur dirigée contre cette commune n'a pas interrompu le délai de prescription contre la société Suez Eau France.
14. Il suit de là que l'action de M. et Mme E... et de la société MACIF dirigée contre la société Lyonnaise des eaux, devenue la société Suez Eau France, était prescrite lorsqu'ils ont présenté leurs conclusions indemnitaires dirigées contre cette société dans leur demande enregistrée au greffe du Tribunal administratif de Melun le 13 décembre 2016.
15. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner le moyen tiré de l'insuffisance de motivation de la réponse apportée par les premiers juges à l'exception de prescription qu'elle avait opposée, que la société Suez Eau France est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Melun l'a condamnée à verser des indemnités à M. et Mme E... et à leur assureur, la société MACIF.
Sur les conclusions d'appel incident présentées par M. et Mme E... et la société MACIF :
16. En premier lieu, l'action de M. et Mme E... et de la société MACIF dirigée contre la société Suez Eau France étant prescrite depuis le 1er juillet 2012, ainsi qu'il résulte du point 9, leurs conclusions indemnitaires présentées par la voie de l'appel incident à l'encontre de la société Suez Eau France ne peuvent qu'être rejetées.
17. En second lieu, il ressort des termes de sa décision du 10 novembre 2021, comme il a été dit au point 2 du présent arrêt, que le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt du 3 novembre 2020 de la Cour en tant seulement qu'il a fait droit aux conclusions indemnitaires des époux E... dirigées contre la société Suez Eau France, présentées par la voie de l'appel incident, a mis à la charge de la société Suez Eau France la somme de 500 euros à verser à chacune des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, a rejeté le surplus des conclusions d'appel de la société Suez Eau France et qu'il a renvoyé, dans cette mesure, l'affaire à la Cour. Il s'ensuit que la Cour statuant sur ce renvoi n'est pas saisie à nouveau des conclusions présentées par la voie de l'appel incident et à titre subsidiaire par M. et Mme E... tendant à la condamnation solidaire de la commune de Mauregard, de la société SNTPP et de la communauté d'agglomération Roissy Pays de France à les indemniser des préjudices subis.
Sur les frais liés à l'instance :
18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la société Suez Eau France qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge solidaire de M. et Mme E... et de la société MACIF les sommes demandées par la société Suez Eau France, la commune de Mauregard, la communauté d'agglomération Roissy Pays de France, la SNTPP, la société Eiffage Génie civil Réseaux et la société Areas Dommages au titre des frais exposés et non compris dans les dépens au titre des mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : Les articles 2, 3 et 4 du jugement du 1er février 2019 du Tribunal administratif de Melun sont annulés.
Article 2 : Les conclusions dirigées contre la société Suez Eau France présentées par M. et Mme E... et la société MACIF devant le Tribunal administratif de Melun et devant la Cour sont rejetées.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société Suez Eau France, par M. et Mme E... et la société MACIF, la commune de Mauregard, la communauté d'agglomération Roissy Pays de France, la société nouvelle de travaux publics et particuliers, la société Eiffage Génie civil Réseaux et la société Areas Dommages sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. et Mme A... E..., à la société MACIF, à la société Suez Eau France, à la commune de Mauregard, à la société Areas dommages, à la société nouvelle des travaux publics et particuliers, à la société Eiffage Génie civil Réseaux et à la communauté d'agglomération Roissy Pays de France.
Délibéré après l'audience du 15 mai 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Le Goff, président de chambre,
- M. Ho Si Fat, président assesseur,
- Mme Larsonnier, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 juin 2023.
La rapporteure,
V. LARSONNIER Le président,
R. LE GOFF
Le greffier,
P. TISSERAND
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 21PA05906 2