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11/04/2023 | FRANCE | N°21TL00620

France | France, Cour administrative d'appel de Toulouse, 2ème chambre, 11 avril 2023, 21TL00620


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... E..., Mme D... E... et M. B... E... ont demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à verser à Mme A... E... la somme de 1 170 713,39 euros, à Mme D... E... la somme de 70 000 euros et à M. B... E... la somme de 30 000 euros, en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont a été victime Mme A... E... à la suite de la prise de Két

oprofène, le 30 juin 2016, et de mettre à la charge de l'ONIAM la somme de 4...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... E..., Mme D... E... et M. B... E... ont demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à verser à Mme A... E... la somme de 1 170 713,39 euros, à Mme D... E... la somme de 70 000 euros et à M. B... E... la somme de 30 000 euros, en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont a été victime Mme A... E... à la suite de la prise de Kétoprofène, le 30 juin 2016, et de mettre à la charge de l'ONIAM la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1904153 du 14 décembre 2020, le tribunal administratif de Montpellier a condamné l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales à verser à Mme A... E... la somme de 101 245 euros en réparation de ses préjudices ainsi que la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros, et a rejeté le surplus de leur demande.

Procédures devant la cour :

I. Par une requête et des mémoires, enregistrés les 11 février 2021 et 13 décembre 2021 sous le n° 21MA00577 au greffe de la cour administrative d'appel de Marseille, puis le 11 avril 2022 au greffe de la cour administrative d'appel de Toulouse sous le n° 21TL00577, et un mémoire enregistré le 14 décembre 2022, qui n'a pas été communiqué, l'ONIAM, représenté par Me Fitoussi de la SELARL GF Avocats, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le jugement du 14 décembre 2020 en ce qu'il l'a condamné à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros ;

2°) de réformer ce jugement en ce qu'il a refusé de déduire la rente accident du travail de l'indemnisation allouée à Mme A... E... au titre de l'incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent, et en ce qu'il a indemnisé le préjudice lié à la conscience d'être atteint d'une pathologie évolutive ;

3°) de rejeter les demandes de Mme A... E... au titre de l'incidence professionnelle, du déficit fonctionnel permanent et du préjudice lié à la conscience d'être atteint d'une pathologie évolutive ;

4°) de rejeter les demandes nouvelles de Mme A... E... au titre de son préjudice moral et de Mme D... E... en tant que co-victime directe.

Il soutient que :

- le tribunal a statué ultra petita en retenant une obligation indemnitaire à l'encontre de la caisse primaire d'assurance maladie de Pau alors que celle-ci ne sollicitait aucune condamnation ; en tout état de cause, les tiers payeurs ne bénéficient d'aucun recours subrogatoire à l'encontre de l'office ;

- il ne conteste pas son obligation indemnitaire envers Mme E... :

- si la réalité du préjudice lié à l'incidence professionnelle n'est pas remise en cause, il y a lieu de déduire la rente accident du travail de l'indemnisation allouée par le tribunal ; aucune indemnité ne pourra être allouée à ce titre dès lors que le montant versé par la caisse primaire d'assurance maladie excède largement l'indemnisation allouée ;

- le taux de déficit fonctionnel permanent de 30% retenu par le tribunal doit être confirmé au regard du barème d'évaluation des taux d'incapacité des victimes d'accidents médicaux, d'affections iatrogènes ou d'infections nosocomiales ;

- en revanche, si le montant alloué au titre du déficit fonctionnel permanent n'est pas remis en cause, il y a lieu de déduire la rente accident du travail versée à Mme E..., en application des articles L. 434-1 et L. 434-2 du code de la sécurité sociale ; aucune indemnité ne pourra lui être allouée dès lors que le montant versé par la caisse primaire d'assurance maladie excède l'indemnisation allouée ;

- le préjudice lié à la conscience d'être atteinte d'une pathologie évolutive ne peut être indemnisé en l'espèce, au regard des conclusions de l'expert ;

- le jugement doit être confirmé en ce qu'il a indemnisé ou rejeté les demandes des consorts E... quant aux autres postes de préjudices ;

- la demande nouvelle présentée par Mme E... au titre de son préjudice moral doit également être rejetée comme n'étant pas justifiée ;

- Mme D... E... n'est pas recevable à solliciter une indemnisation en qualité de co-victime, s'agissant d'une demande nouvelle ; en tout état de cause, celle-ci a volontairement fait don de son rein à sa fille, opération qui ne peut être qualifiée d'accident médical ;

- la demande de fixation d'une astreinte pour l'exécution de la décision à intervenir ne répond à aucun impératif.

Par une ordonnance en date du 11 avril 2022, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a attribué à la cour administrative d'appel de Toulouse le jugement de la requête de l'ONIAM.

Par ordonnance du 8 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 3 janvier 2023.

II. Par une requête, enregistrée le 14 février 2021 sous le n° 21MA00620 au greffe de la cour administrative d'appel de Marseille, puis le 11 avril 2022 au greffe de la cour administrative d'appel de Toulouse sous le n° 21TL00620, et des mémoires enregistrés les 15 novembre 2022 et 15 décembre 2022, Mme A... E..., Mme D... E... et M. B... E..., représentés par Me Bedois, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) de condamner l'ONIAM à verser à Mme A... E... une rente annuelle d'un montant de 19 004,16 euros, sous déduction des revenus et prestations perçues, dont le montant sera revalorisé par application des coefficients prévus à l'article L. 434-17 du code de la sécurité sociale ;

2°) de condamner l'ONIAM à verser à Mme A... E... la somme totale de 299 745 euros en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont elle a été victime à la suite de la prise de Kétoprofène, le 30 juin 2016 ;

3°) de condamner l'ONIAM à verser à Mme D... E..., sa mère, la somme totale de 70 000 euros en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence ;

4°) de condamner l'ONIAM à verser à M. B... E..., son père, la somme totale de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence ;

5°) de fixer un délai d'exécution et de prononcer une astreinte de 100 euros par jour de retard ;

6°) de mettre à la charge de l'ONIAM à verser à Mme A... E... la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et de le condamner aux dépens.

Ils soutiennent que :

- le jugement doit être confirmé s'agissant du principe de l'indemnisation de Mme A... E... par la solidarité nationale ;

- il doit également être confirmé en ce qu'il a évalué à 1 340 euros les pertes de revenus actuelles subies par Mme A... E... ;

- en revanche, la perte de revenus futurs qui est réelle ainsi que la perte consécutive de droits à pension doit faire l'objet d'une réparation par le versement d'une rente viagère calculée sur la base de 1 583,68 euros, soit 19 004,16 euros par an, qui devra être revalorisée annuellement par application des coefficients qui seront légalement fixés, après déduction des revenus et prestations perçus, notamment la rente d'accident du travail ;

- le jugement doit être confirmé s'agissant du préjudice d'incidence professionnelle évalué à 20 000 euros ; il n'y a pas lieu de déduire la somme de 115 850,93 euros, s'agissant d'un calcul de capitalisation de la rente mensuelle qui lui est versée, Mme E... n'ayant pas perçu cette somme ;

- le jugement doit être confirmé s'agissant des souffrances physiques et morales évaluées à 4 000 euros, ainsi que du préjudice esthétique évalué à 2 500 euros ;

- le taux de déficit fonctionnel permanent dont elle reste atteinte doit être fixé à 50%, ainsi que l'a quantifié l'expert ; contrairement à ce que soutient l'ONIAM, la rente d'accident du travail ne peut pas être imputée sur un poste de préjudice personnel ; l'indemnisation de ce préjudice doit être fixée à 232 500 euros ;

- une somme de 20 000 euros doit lui être allouée en réparation de son préjudice moral du fait de son sentiment de culpabilité concernant la dégradation de l'état de santé de sa mère qui lui a donné un de ses reins ; cette demande est recevable, relevant de la même cause juridique que celle invoquée en première instance ;

- le jugement doit être confirmé s'agissant du déficit fonctionnel temporaire évalué à 4 405 euros, ainsi que du préjudice exceptionnel lié à la conscience pour Mme A... E... d'être atteinte d'une pathologie évolutive, lequel présente un caractère réel, certain et présent ;

- Mme D... E... et M. B... E... sont fondés à demander une indemnisation en leur qualité de victimes par ricochet, ainsi qu'il résulte de la décision du Conseil d'Etat du 27 mai 2016 n° 391149 et du principe d'indemnisation intégrale des victimes ; ils sont ainsi fondés à demander la réparation de leur préjudice moral d'affection au vu de la souffrance du handicap de leur fille à hauteur de 20 000 euros chacun ; Mme D... E... a subi des troubles dans ses conditions d'existence, en particulier en ce qu'elle a subi l'ablation d'un rein pour le donner à sa fille, et doit être indemnisée à ce titre à hauteur de la somme de 50 000 euros ; les troubles dans les conditions d'existence subis par M. E... doivent être indemnisés à hauteur de la somme de 10 000 euros ;

- subsidiairement, l'ONIAM doit être condamné à indemniser Mme D... E... en tant que co-victime directe de l'accident médical.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 13 décembre 2021 et 14 décembre 2022, l'ONIAM, représenté par Me Fitoussi de la SELARL GF Avocats, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 14 décembre 2020 en ce qu'il l'a condamné à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros ;

2°) de réformer ce jugement en ce qu'il a refusé de déduire la rente accident du travail de l'indemnisation allouée à Mme A... E... au titre de l'incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent, et en ce qu'il a indemnisé le préjudice lié à la conscience d'être atteint d'une pathologie évolutive ;

3°) de rejeter les demandes de Mme A... E... au titre de l'incidence professionnelle, du déficit fonctionnel permanent et du préjudice lié à la conscience d'être atteint d'une pathologie évolutive ;

4°) de rejeter les demandes nouvelles de Mme A... E... au titre de son préjudice moral et de Mme D... E... en tant que co-victime directe, ainsi que la demande présentée au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et la demande de fixation d'une astreinte pour l'exécution de la décision à intervenir.

Il reprend les mêmes moyens que ceux présentés dans le cadre de l'instance n° 21TL00577.

Par une ordonnance en date du 11 avril 2022, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a attribué à la cour administrative d'appel de Toulouse le jugement de la requête des consorts E....

Par ordonnance du 19 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 17 janvier 2023.

Par un courrier du 6 mars 2023, Mme A... E... a été invitée sur le fondement de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, à apporter toutes précisions et justificatifs utiles sur les revenus qu'elle a perçus depuis décembre 2022.

Des pièces complémentaires présentées par Mme E... ont été enregistrées le 13 mars 2023.

Vu :

- l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Montpellier n°1904151 du 30 septembre 2019 ;

- les autres pièces des dossiers.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Anne Blin, présidente-assesseure,

- et les conclusions de Mme Michèle Torelli, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Mme A... E..., née le 3 décembre 1996, a été admise le 30 juin 2016 dans le service des urgences de l'hôpital ... à Montpellier à la suite d'une lombalgie survenue dans l'exercice de son activité professionnelle d'agent des services hospitaliers. Un traitement médicamenteux comprenant des anti-inflammatoires non stéroïdiens et du paracétamol lui a été prescrit. Le soir même, Mme E... a présenté des vomissements et des diarrhées. Elle s'est de nouveau rendue au service des urgences le 3 juillet où les examens réalisés ont mis en évidence une insuffisance rénale aiguë, une thrombopénie, une cytolyse hépatique, une souffrance myocardique et un syndrome inflammatoire majeur. Elle a subi une transplantation rénale le 7 juin 2017 en bénéficiant d'un don de rein de sa mère. Le 17 avril 2018, Mme E... a saisi la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux Languedoc-Roussillon d'une demande d'indemnisation, laquelle, après avoir diligenté une expertise confiée à un néphrologue, a émis le 5 février 2019 un avis d'indemnisation, estimant que Mme E... avait été victime d'une affection iatrogène non fautive ouvrant droit à la réparation intégrale de ses préjudices, au titre de la solidarité nationale. Le 20 juin 2019, l'ONIAM a présenté une offre d'indemnisation partielle à hauteur de la somme de 9 903,75 euros, implicitement refusée par l'intéressée. Mme E... a demandé au tribunal administratif de Montpellier la condamnation de l'ONIAM à lui payer la somme de 1 170 713,39 euros en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont elle a été victime. Mme D... E... et M. B... E..., ses parents, ont demandé la condamnation de l'ONIAM à leur verser respectivement les sommes de 70 000 euros et 30 000 euros en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont leur fille A... a été victime. Par ordonnance du 30 septembre 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier a condamné l'ONIAM à verser à Mme A... E... une somme de 36 000 euros à titre de provision sur la réparation des préjudices subis. Par un jugement du 14 décembre 2020, le tribunal a condamné l'ONIAM à verser à Mme A... E... la somme de 101 245 euros après déduction de la provision de 36 000 euros, à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros au titre de ses débours et a rejeté le surplus des demandes. Par la requête enregistrée sous le n°21TL00577, l'ONIAM relève appel de ce jugement, d'une part, en tant qu'il a été condamné à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros et, d'autre part, en tant qu'il a été condamné à indemniser Mme A... E... des préjudices liés à l'incidence professionnelle, au déficit fonctionnel permanent et à la conscience d'être atteinte d'une pathologie évolutive. Par la requête enregistrée sous le n°21TL00620, Mme A... E..., Mme D... E... et M. B... E... relèvent appel de ce jugement et demandent de condamner l'ONIAM à verser à Mme A... E... une rente annuelle d'un montant de 19 004,16 euros ainsi que la somme totale de 299 745 euros en réparation des préjudices subis du fait de l'affection iatrogène dont elle a été victime, et à verser à Mme D... E... et M. B... E... les sommes respectives de 70 000 euros et 30 000 euros, en réparation de leur préjudice moral et des troubles dans leurs conditions d'existence.

2. Les requêtes n° 21TL00577 et 21TL00620 de l'ONIAM d'une part, et de Mme A... E..., Mme D... E... et M. B... E... d'autre part, sont dirigées contre le même jugement. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité du jugement :

3. Aux termes des deux premiers alinéas de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale : " Lorsque, sans entrer dans les cas régis par les dispositions législatives applicables aux accidents du travail, la lésion dont l'assuré social ou son ayant droit est atteint est imputable à un tiers, l'assuré ou ses ayants droit conserve contre l'auteur de l'accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n'est pas réparé par application du présent livre. / Les caisses de sécurité sociale sont tenues de servir à l'assuré ou à ses ayants droit les prestations prévues par le présent livre, sauf recours de leur part contre l'auteur responsable de l'accident dans les conditions ci-après ". Il résulte de ces dispositions que le recours de la caisse de sécurité sociale, subrogée dans les droits de la victime d'un dommage corporel, s'exerce contre les auteurs responsables de l'accident. Si, en application des dispositions du II de l'article L. 1142-1 et de l'article L. 1142-22 du code de la santé publique, l'ONIAM doit indemniser au titre de la solidarité nationale les victimes des affections iatrogènes les plus graves, cet établissement public ne peut être regardé comme le responsable des dommages que ces affections occasionnent. Il suit de là que la caisse qui a versé des prestations à la victime d'une telle affection ne peut exercer un recours subrogatoire contre l'ONIAM.

4. Il ressort des pièces du dossier que, par un mémoire enregistré le 6 juillet 2020, la caisse primaire d'assurance maladie de l'Hérault a communiqué au tribunal administratif de Montpellier le relevé des débours établi par la caisse primaire d'assurance maladie de Pau, indiquant ne plus être gestionnaire du dossier de Mme E... et sans présenter de demande de remboursement de ses débours. Par suite, en estimant que la caisse primaire d'assurance maladie de l'Hérault devait être regardée comme demandant la condamnation de l'ONIAM à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros au titre de ses débours, le tribunal a statué de conclusions dont il n'était pas saisi, alors au surplus qu'il résulte des dispositions énoncées au point 3 que la caisse qui a versé des prestations à la victime d'une affection iatrogène ne peut exercer un recours subrogatoire contre l'ONIAM. Il résulte de ce qui vient d'être exposé que l'ONIAM est fondé à soutenir que le jugement attaqué est entaché d'irrégularité dans cette mesure et doit être annulé en tant qu'il l'a condamné à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Pau la somme de 150 339,92 euros au titre de ses débours.

Sur l'indemnisation au titre de la solidarité nationale :

5. Aux termes du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Lorsque la responsabilité d'un professionnel, d'un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d'un producteur de produits n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale, lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. / Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d'un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret. " L'article D. 1142-1 du même code a défini le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l'article L. 1142-1 à 24%.

6. Il résulte de ces dispositions que l'ONIAM doit assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation des dommages résultant directement d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins à la double condition qu'ils présentent un caractère d'anormalité au regard de l'état de santé du patient comme de l'évolution prévisible de cet état et que leur gravité excède le seuil défini à l'article D. 1142-1 du code de la santé publique. La condition d'anormalité du dommage prévue par ces dispositions doit toujours être regardée comme remplie lorsque l'acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l'absence de traitement. Lorsque les conséquences de l'acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par son état de santé en l'absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l'acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible.

7. Il résulte de l'instruction, notamment de l'expertise du professeur C..., néphrologue, que Mme A... E... a présenté une nécrose corticale rénale irréversible à la suite de la prise d'un comprimé unique contenant du kétoprofène, laquelle résulte exclusivement d'une affection iatrogène imputable à un acte de soins. Le taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique est supérieur au seuil de gravité fixé à l'article D. 1142-1, et le dommage dont elle a été victime présente un caractère anormal au regard de l'état initial de la patiente ou de son évolution prévisible en l'absence de traitement. Par suite, les critères d'anormalité et de gravité étant remplis, et au demeurant non débattus en cause d'appel, Mme E... a droit, en application des dispositions précitées du code de la santé publique, à la réparation intégrale des préjudices en résultant, au titre de la solidarité nationale.

8. En revanche, il résulte des termes du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique que le régime d'indemnisation au titre de la solidarité nationale qu'il prévoit ne peut bénéficier qu'à la victime du dommage corporel et, en cas de décès, de ses ayants droit. Ces dispositions ne mentionnent en effet que la réparation des préjudices du patient. Il s'ensuit que Mme D... E... et M. B... E... ne peuvent utilement se prévaloir de la qualité de victimes par ricochet au regard de ces dispositions. Si Mme D... E... expose qu'elle a subi l'ablation d'un rein pour en faire don à sa fille afin de minimiser le préjudice de cette dernière et qu'elle doit dès lors être regardée comme étant une co-victime directe de l'accident médical dont a été victime sa fille, elle ne peut cependant être considérée comme étant la patiente de l'affection iatrogène dont la réparation des préjudices est sollicitée. Par suite, Mme D... E... et M. B... E... ne sont pas fondés à demander l'indemnisation, au titre de la solidarité nationale, des préjudices qu'ils ont subis en propre.

Sur l'indemnisation :

En ce qui concerne les préjudices patrimoniaux :

S'agissant des pertes de revenus professionnels et de l'incidence professionnelle :

9. Eu égard à sa finalité de réparation d'une incapacité permanente de travail, qui lui est assignée par l'article L. 431-1 du code de la sécurité sociale, et à son mode de calcul, appliquant au salaire de référence de la victime le taux d'incapacité permanente défini par l'article L. 434-2 du même code, la rente d'accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l'accident, c'est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité.

10. En premier lieu, les parties ne contestent pas la somme de 1 340 euros accordée par les premiers juges à Mme E... au titre des pertes de gains professionnels pour la période allant du 1er janvier 2020 à la date du jugement contesté. Il y a lieu, par suite, de confirmer le jugement en ce qu'il met cette somme à la charge de l'ONIAM.

11. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que Mme E..., qui exerçait comme agent des services hospitaliers au sein du centre hospitalier universitaire de Montpellier, a été reclassée sur un poste d'agent administratif au sein de cet établissement à compter du 8 octobre 2017. Alors que le 6 mars 2018, le médecin du travail l'avait déclarée apte au poste d'agent des services hospitaliers à 100% avec aménagement de son poste sur une longue durée selon plusieurs recommandations, elle a ensuite été déclarée inapte aux fonctions en milieu thérapeutique le 14 novembre 2018. Le centre hospitalier universitaire a mis fin à son contrat à durée déterminée venant à expiration le 25 décembre 2019. Depuis le 13 mars 2018, Mme E... perçoit une rente trimestrielle d'accident du travail d'un montant de 694,50 euros, ainsi qu'une allocation d'aide au retour à l'emploi d'un montant journalier de 35,53 euros, laquelle allocation devait prendre fin en janvier 2023. Sa perte de gains professionnels s'établit ainsi mensuellement à 116,60 euros jusqu'à cette date. Il résulte ensuite des pièces produites que l'intéressée a été embauchée en qualité d'hôtesse de caisse à compter du 11 janvier 2023 et a perçu un salaire d'un montant de 627,23 euros en janvier et de 1 195,89 euros en février. Le préjudice correspondant pour la période allant de la date du jugement contesté au 1er janvier 2023 doit dès lors être évalué à la somme de 3 000 euros.

12. En troisième lieu, Mme E... demande le versement d'une rente annuelle d'un montant de 19 004,16 euros, sous déduction des revenus et prestations perçues, au titre de ses pertes de gains professionnels futurs. Toutefois, il ne résulte pas de l'instruction que Mme E... soit inapte à toute activité professionnelle. En outre, elle ne justifie pas davantage en appel d'un projet professionnel précis depuis le non-renouvellement de son contrat de travail le 25 décembre 2019. Par suite, ainsi que l'ont estimé les premiers juges, le préjudice correspondant aux pertes de gains professionnels futurs n'est pas établi.

13. En quatrième lieu, il résulte de l'instruction qu'une rente d'accident du travail est versée à Mme E... sur la base d'un taux d'incapacité permanente partielle fixé à 30%. Alors qu'elle est titulaire d'un baccalauréat professionnel sanitaire et social et d'un brevet d'enseignement professionnel accompagnement sanitaire et social, Mme E... ne peut plus exercer les fonctions d'agent des services hospitaliers du fait de son inaptitude aux fonctions en milieu thérapeutique. Au regard de son âge et de la circonstance qu'elle n'est cependant pas inapte à l'exercice de toute activité professionnelle, son préjudice lié à l'incidence professionnelle peut être évalué à la somme de 20 000 euros, ainsi que l'ont retenu les premiers juges. L'ONIAM expose que la rente d'accident du travail qui a également pour objet de réparer l'incidence professionnelle doit être déduite de cette somme et qu'aucune indemnité ne doit dès lors être accordée à Mme E.... Toutefois, compte-tenu d'une part du montant de la rente qui lui est allouée depuis le 13 mars 2018, à hauteur de 231,50 euros par mois, et d'autre part des pertes de revenus professionnels subies par l'intéressée ainsi qu'il a été exposé aux points 10 et 11, ce préjudice ne peut être regardé comme étant intégralement ou même partiellement réparé par la rente d'accident du travail qui lui est versée par la caisse primaire d'assurance maladie. Par suite, il y a lieu de mettre à la charge de l'ONIAM la somme de 20 000 euros au titre du préjudice résultant de l'incidence professionnelle.

14. Il résulte de ce qui précède que les préjudices patrimoniaux de Mme E... doivent être évalués à la somme de 24 340 euros.

En ce qui concerne les préjudices personnels :

15. En premier lieu, les parties ne contestent pas les sommes accordées par les premiers juges à Mme E... au titre du déficit fonctionnel temporaire à hauteur de 4 405 euros, des souffrances endurées à hauteur de 4 000 euros et du préjudice esthétique à hauteur de 2 500 euros. Il y a lieu, par suite, de confirmer le jugement en ce qu'il met ces sommes à la charge de l'ONIAM.

16. En deuxième lieu, la consolidation de l'état de santé de Mme E... a été fixée au 8 octobre 2017, date à laquelle l'intéressée était âgée de 20 ans. Le déficit fonctionnel permanent en lien avec les conséquences dommageables de l'affection iatrogène dont elle a été victime a été évalué à 50 % par l'expert compte tenu de son jeune âge, sur la base du barème spécifique figurant dans l'annexe 11-2 du code de la santé publique et concernant l'insuffisance rénale chronique terminale. Or, dès lors que Mme E... ne souffre plus de cette pathologie du fait de la transplantation rénale dont elle a bénéficié en juin 2017, la commission régionale de conciliation et d'indemnisation a évalué à 30 % le déficit fonctionnel permanent dont elle reste atteinte. Dans ces conditions, le déficit fonctionnel permanent doit être évalué à 30 %, ainsi que l'ont retenu les premiers juges. Contrairement à ce que persiste à soutenir l'ONIAM, la rente d'accident du travail ne saurait s'imputer sur l'indemnisation allouée à l'intéressée en réparation de son déficit fonctionnel permanent. Il y a lieu de fixer l'indemnisation de ce préjudice subi par Mme E..., âgée de 20 ans à la date de consolidation, compte tenu des troubles dans ses conditions d'existence, à la somme de 90 000 euros qui a été allouée par les premiers juges.

17. En troisième lieu, Mme E... soutient, en se fondant sur le rapport d'expertise, qu'elle subit un préjudice exceptionnel lié à la conscience d'être atteinte d'une pathologie évolutive, dès lors que l'évolution de sa maladie conduira probablement à plusieurs transplantations rénales et de longues périodes de dialyse, outre une réduction de son espérance de vie. Toutefois, il résulte de l'instruction que l'état de santé de Mme E... est consolidé et n'est pas susceptible d'aggravation. Si l'expert a indiqué que son transplant rénal aura probablement une durée de vie inférieure à l'espérance de vie de Mme E..., avec peut-être nécessité d'une deuxième transplantation dans le futur ou d'un traitement par dialyse, le préjudice dont il est fait état est purement éventuel et ne peut dès lors être indemnisé. Par suite, l'ONIAM est fondé à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont alloué à ce titre à Mme E... une indemnisation de 15 000 euros.

18. En dernier lieu, Mme E... invoque pour la première fois devant la cour un préjudice moral du fait de son sentiment de culpabilité concernant la dégradation de l'état de santé de sa mère à la suite de l'ablation d'un rein dont cette dernière lui a fait don. Toutefois, ce préjudice n'est pas en lien direct avec l'affection iatrogène dont Mme E... a été victime. Par suite, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de cette demande présentée à ce titre, celle-ci doit être rejetée.

19. Il résulte de ce qui précède que les préjudices personnels de Mme E... en lien avec les conséquences dommageables de l'affection iatrogène s'élèvent à la somme de 100 905 euros.

20. Il résulte de tout ce qui précède que l'indemnité que l'ONIAM a été condamné à verser à Mme E... en réparation de ses préjudices doit être ramenée à 125 245 euros. Compte-tenu de la provision de 36 000 euros qui lui a été allouée par ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Montpellier du 30 septembre 2019, l'ONIAM doit être condamné à verser à Mme E... la somme de 89 245 euros.

Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :

21. Le présent arrêt n'implique aucune mesure d'exécution particulière au sens des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative. Par suite, les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

22. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'ONIAM, qui n'est pas dans les présentes instances la partie perdante, la somme que les consorts E... demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : L'article 2 du jugement du tribunal administratif de Montpellier n° 1904153 du 14 décembre 2020 est annulé.

Article 2 : L'indemnité que l'ONIAM a été condamné à verser à Mme A... E... est ramenée à 89 245 euros.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 14 décembre 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de l'ONIAM et la requête de Mme A... E..., Mme D... E..., M. B... E... sont rejetés.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... E..., Mme D... E..., M. B... E..., à l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, à la caisse primaire d'assurance maladie des Pyrénées-Atlantiques et à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Hérault.

Délibéré après l'audience du 28 mars 2023, à laquelle siégeaient :

Mme Geslan-Demaret, présidente,

Mme Blin, présidente assesseure,

M. Teulière, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 avril 2023.

La rapporteure,

A. Blin

La présidente,

A. Geslan-Demaret La greffière,

M-M. Maillat

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

N°21TL00577, 21TL00620 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Toulouse
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 21TL00620
Date de la décision : 11/04/2023
Type d'affaire : Administrative

Analyses

60-01-05 Responsabilité de la puissance publique. - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité. - Responsabilité régie par des textes spéciaux.


Composition du Tribunal
Président : Mme GESLAN-DEMARET
Rapporteur ?: Mme Anne BLIN
Rapporteur public ?: Mme TORELLI
Avocat(s) : BEDOIS BEKISSA

Origine de la décision
Date de l'import : 16/04/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.toulouse;arret;2023-04-11;21tl00620 ?
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