Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme L... M... A..., M. B... A..., Mme G... H... O...,
M. K... C..., Mme F... A..., M. B... I... et Mme E... I... ont demandé au tribunal administratif de Versailles :
1°) de surseoir à statuer dans l'attente de la décision définitive du juge d'instruction près le tribunal de grande instance de Beauvais, chargé d'une information judiciaire quant aux circonstances de la mort de Jean-Luc D... ;
2°) de condamner l'Etat à verser à chacun d'entre eux les sommes de 30 000 euros au titre de la réparation du préjudice de la perte d'une chance et de 20 000 euros au titre du préjudice moral à raison du suicide de Jean-Luc D... à la maison d'arrêt de Beauvais où celui-ci était placé en détention provisoire.
Par un jugement n°1909778 du 12 juin 2020, le tribunal administratif de Versailles a rejeté cette demande.
Première procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 12 août 2020 et le 8 mai 2022, Mme M... A... et autres, représentés par Me Chapelle, demandent à la cour :
1°) de surseoir à statuer dans l'attente de la décision du juge d'instruction chargé de l'information judiciaire sur les circonstances de la mort de Jean-Luc D... ;
2°) d'annuler le jugement attaqué ;
3°) de condamner l'Etat à verser à Mme J..., la somme de 21 312,90 euros en réparation de son préjudice économique et financier et à chacun d'eux la somme de 1 000 euros en réparation de leur préjudice moral, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la responsabilité pour faute simple de l'Etat est engagée du fait du manquement de l'administration pénitentiaire à ses obligations de sécurité, de prudence et de vigilance renforcée à l'égard des personnes détenues résultant des articles 12 et 46 de la loi pénitentiaire et de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, alors que Jean-Luc D... avait déjà tenté de se suicider lors de son interpellation ; une seconde faute résulte de l'emploi pour réanimer Jean-Luc D... d'un défibrillateur défectueux ;
- par la décision d'Assemblée n° 335625 du 19 juillet 2011 au Recueil qui leur est opposée par le ministre, le Conseil d'Etat a seulement jugé que la victime de l'auteur de l'infraction ne justifiait pas d'un préjudice réparable du fait de l'extinction de l'action publique par l'effet du décès du prévenu ; toutefois, le décès de Jean-Luc D... leur a causé un préjudice propre en ce qu'il les a privés de la faculté de faire valoir leurs intérêts civils devant la cour d'assises ; les conséquences de la privation de cette voie de droit sont constitutives d'un préjudice réparable ;
- l'impossibilité de se constituer parties civiles devant la cour d'assises les a contraints à engager plusieurs procédures coûteuses tant en temps qu'en argent ; il en est résulté un préjudice matériel constitué, d'une part, de frais de procédure supportés par Mme J... seule, d'autre part, d'un préjudice moral du fait de la complexification de la procédure supporté par chacun d'eux qui peut être évalué à la somme de 1 000 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 8 mars 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Par un arrêt n° 20VE02005 du 7 juin 2022, la cour a condamné l'Etat à verser à Mme M... A... la somme de 14 430 euros en réparation de son préjudice financier, a mis à la charge de l'Etat à la somme de 1 500 euros à verser à Mme M... A... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, a rejeté le surplus de la requête et a réformé le jugement n° 1909778 du 12 juin 2020 du tribunal administratif de Versailles en ce qu'il était contraire à cet arrêt.
Procédure devant le Conseil d'Etat :
Par une décision n° 466584 du 12 juillet 2024, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, saisi d'un pourvoi par le garde des sceaux, ministre de la justice, annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour.
Procédure après renvoi du Conseil d'Etat :
Par un mémoire, enregistré le 7 mai 2025, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir qu'aucun des moyens soulevés n'est fondé.
Par un mémoire, enregistré le 7 mai 2025, Mme M... A... et autres, représentés par Me Chapelle, demandent à la cour :
1°) d'annuler le jugement attaqué ;
2°) de condamner l'Etat à verser à Mme J..., la somme de 21 312,90 euros en réparation de son préjudice économique et financier et à chacun d'eux la somme de 1 000 euros en réparation de leur préjudice moral, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- l'extinction de l'action publique, par la faute de l'administration, les prive d'une voie procédurale civile, jointe à la procédure pénale, et leur ouvre droit à réparation du préjudice ainsi subi ; la décision rendue par le Conseil d'Etat le 12 juillet 2024 ne répond pas à la question posée par cette situation ;
- cette situation les a privés de la possibilité de saisir la cour d'assises ce qui a créé une situation complexe et engendré des coûts supplémentaires ;
- les préjudices subis, économiques, financiers et moraux, portent sur la saisine de la commission d'indemnisation des victimes d'infraction, sur l'assignation en justice de l'unique héritier de M. D....
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Pilven,
- les conclusions de Mme Villette, rapporteure publique,
- et les observations de Me Chapelle, pour Mme M... A... et autres.
Considérant ce qui suit :
1. Jean-Luc D... a été incarcéré le 23 août 2019 à la maison d'arrêt de Beauvais après avoir été mis en examen pour l'assassinat N... H... O.... Le 25 août 2019, Jean-Luc D... a été découvert pendu dans sa cellule et est décédé le jour même, après une tentative vaine de l'équipe de surveillants de le réanimer. Les membres de la famille N... H... O... ont demandé au tribunal administratif de Versailles la condamnation de l'Etat à les indemniser d'une perte de chance et d'un préjudice moral en l'absence de procès pénal du fait de l'extinction de l'action publique consécutive au décès de Jean-Luc D.... Par un jugement n° 1909778 du 12 juin 2020, le tribunal administratif a rejeté leur demande. Par un arrêt n° 20VE02005 du 7 juin 2022, la cour a, sur appel de Mme J... et autres, condamné l'Etat à verser à Mme J... la somme de 14 430 euros en réparation de son préjudice financier, rejeté la demande d'indemnisation du préjudice moral et réformé ce jugement en ce qu'il avait de contraire à cet arrêt. Par une décision n° 466584 du 12 juillet 2024, à la suite d'un pourvoi du ministre de la justice, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt de la cour et renvoyé l'affaire devant elle.
Sur le bien-fondé des demandes indemnitaires :
2. D'une part, aux termes de l'article 1er du code de procédure pénale : " L'action publique pour l'application des peines est mise en mouvement et exercée par les magistrats ou par les fonctionnaires auxquels elle est confiée par la loi. Cette action peut aussi être mise en mouvement par la partie lésée, dans les conditions déterminées par le présent code ". Le premier alinéa de l'article 6 du même code dispose que : " L'action publique pour l'application de la peine s'éteint par la mort du prévenu, la prescription, l'amnistie, l'abrogation de la loi pénale et la chose jugée (...) ".
3. D'autre part, aux termes du II de l'article préliminaire du code de procédure pénale : " L'autorité judiciaire veille à l'information et à la garantie des droits des victimes au cours de la procédure pénale ". L'article 2 du même code énonce que : " L'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction ". Aux termes de l'article 3 de ce code : " L'action civile peut être exercée en même temps que l'action publique et devant la même juridiction. Elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite. " Le premier alinéa de l'article 4 du même code dispose que : " L'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction prévue par l'article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique ". Selon les dispositions des articles 371 et suivants du code de procédure pénale, après que la cour d'assises s'est prononcée sur l'action publique, la cour, sans l'assistance du jury, statue sur les demandes en dommages-intérêts formées par la partie civile contre l'accusé.
4. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions du code de procédure pénale relatives à l'action publique et aux droits de la partie lésée que si le législateur a renforcé, au cours de l'instruction et dans le déroulement du procès pénal, la place et les droits des victimes, les prérogatives dont celles-ci disposent ainsi ne leur sont reconnues que pour concourir à la recherche et à la manifestation de la vérité, indépendamment de la réparation du dommage causé par l'infraction à laquelle tend l'action civile. L'action publique, qui peut être mise en mouvement par une partie lésée, dès lors qu'elle peut se prévaloir de l'existence d'un intérêt personnel et direct à cette action, ne peut être exercée que par les seules autorités publiques, au nom et pour le compte de la société. Si le procès pénal peut avoir pour effet de répondre aux attentes des victimes, il a pour objet de permettre à l'État, par la manifestation de la vérité et le prononcé d'une peine, d'assurer la rétribution de la faute commise par l'auteur de l'infraction et le rétablissement de la paix sociale. L'extinction de l'action publique consécutive, conformément à l'article 6 du code de procédure pénale, au décès de la personne mise en cause fait obstacle à ce que cet objectif d'intérêt général soit poursuivi par la tenue d'un procès pénal. En pareil cas, la victime, qui n'est de ce fait privée d'aucun droit propre, ne peut soutenir que l'impossibilité qu'un tel procès puisse se tenir lui cause un préjudice personnel de nature à ouvrir droit à indemnité.
5. Par ailleurs, l'extinction de l'action publique consécutive au décès de la personne mise en cause ne prive pas la victime des infractions commises par celle-ci de son droit à réparation du dommage causé par l'infraction, qu'elle peut faire valoir, dans les conditions du droit commun, devant les juridictions civiles et la circonstance qu'une victime se trouve privée, pour l'exercice de son droit à réparation, du concours de ce procès et contrainte d'engager des frais de représentation et de postulation devant les juridictions civiles, qu'elle aurait pu ne pas engager si le procès pénal avait pu se tenir, n'est pas en lien direct avec le préjudice résultant de l'engagement de ces frais.
6. Par suite, si l'extinction de l'action publique à raison du décès de Jean-Luc D... a privé les requérants du concours du procès pénal à l'établissement des responsabilités et les a contraints à engager des frais de représentation et de postulation devant les juridictions civiles, cette circonstance n'est pas de nature à leur ouvrir un droit à réparation du préjudice financier résultant pour elles, d'une part, de la perte de chance d'obtenir satisfaction sur leurs intérêts civils sans le concours de l'instruction et du procès pénal, d'autre part, des surcoûts de procédure qu'ils ont dû engager pour exercer leur action en réparation du dommage causé par l'infraction devant la juridiction civile. Enfin, et pour les mêmes motifs, cette circonstance n'est pas non plus de nature à leur ouvrir droit à réparation du préjudice moral tenant à la souffrance endurée en raison de la complexité plus grande de la procédure civile, n'étant pas jointe à l'action publique.
7. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de surseoir à statuer, que Mme L... M... A..., M. B... A..., Mme G... H... O..., M. K... C..., Mme F... A..., M. B... I... et Mme E... I... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 12 juin 2020, le tribunal administratif de Versailles a rejeté leurs conclusions indemnitaires.
Sur les frais liés au litige :
8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demandent les requérants au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de Mme L... M... A..., M. B... A..., Mme G... H... O..., M. K... C..., Mme F... A..., M. B... I... et Mme E... I... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme L... M... A... en application des dispositions de l'article R. 751-3 du code de justice administrative et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 13 mai 2025, à laquelle siégeaient :
Mme Massias, présidente,
M. Pilven, président assesseur,
M. Ablard, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 mai 2025
Le rapporteur,
J-E. PilvenLa présidente,
N. MassiasLa greffière,
F. Petit-Galland
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 24VE02023002