AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-cinq mai deux mille quatre, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de Mme le conseiller CHANET, les observations de la société civile professionnelle WAQUET, FARGE et HAZAN, de Me FOUSSARD, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général FINIELZ ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- X... Maud,
- Y... Philippe,
contre l'arrêt de la cour d'appel de LYON, 7ème chambre, en date du 26 février 2003, qui dans la procédure suivie contre eux des chefs de diffamation publique envers un dépositaire ou agent de l'autorité publique ou un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public et diffamation publique envers un particulier, après avoir constaté l'extinction de l'action publique pour le dernier délit, les a condamnés, la première, à 1 200 euros d'amende et, le second, à 3 000 euros d'amende, et a prononcé sur les intérêts civils ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles 29, alinéa 1er, et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué, statuant sur les intérêts civils à la suite de l'extinction de l'action publique par l'amnistie, a considéré que les éléments de la diffamation publique envers un particulier étaient constitués, et condamné Maud X... et Philippe Y... à des réparations civiles ;
"aux motifs que la publication d'un texte selon lequel "une sale affaire va éclabousser le président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables qui, selon une enquête de la COB, aurait cédé des actions CEGID dans des conditions suspectes", constitue bien une diffamation publique envers un particulier, dès lors qu'une telle allégation met en cause l'honnêteté de René Z... à l'occasion d'une cession d'actions d'une société ;
"alors que la précision, à l'occasion d'un article relatif aux difficultés que Christian A..., dirigeant de FIDUCIAL, a rencontrées avec l'Ordre des experts-comptables, que René Z..., président du Conseil supérieur de l'Ordre, avait été éclaboussé par une "sale affaire" dans le cadre de laquelle on lui reprochait d'avoir "cédé des actions CEGID dans des conditions suspectes", loin de mettre en cause l'honnêteté de René Z..., se borne à rappeler la poursuite pénale dont il avait effectivement fait l'objet (et dont il admet dans ses conclusions, page 7, qu'elle était "publiquement connue"), et ne saurait, dès lors, être qualifiée de diffamatoire ;
qu'en retenant, néanmoins, cette qualification, la cour d'appel a violé les textes susvisés" ;
Sur le quatrième moyen de cassation, pris de la violation des articles 29, alinéa 1er, 31, alinéa 1er, 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, 10-2 de la Convention européenne des droits de l'homme, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré les prévenus coupables, Philippe Y... en qualité d'auteur et Maud X... en qualité de complice, du délit de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un service public, en les condamnant de ce chef à des amendes délictuelles, considéré que les éléments de la diffamation publique envers un particulier étaient constitués, et condamné Philippe Y... et Maud X... à des réparations civiles ;
"aux motifs que ni la croyance en l'exactitude des faits allégués ni la notoriété publique des imputations elles-mêmes, ni l'absence d'animosité personnelle, ni l'intention d'informer le public ne sont de nature à détruire la présomption de mauvaise foi qui résulte des termes mêmes des imputations formulées ; que la relation des faits imputés à René Z... non seulement manque de prudence dans l'expression utilisée, mais révèle au contraire une volonté de présenter les faits sans objectivité, de manière tendancieuse et défavorable à l'égard de René Z..., de sorte que l'exception de bonne foi doit être écartée ;
"alors, d'une part, que l'absence de bonne foi ne peut être déduite du caractère jugé diffamatoire des imputations ; qu'en se référant, pour refuser aux intéressés le bénéfice de la bonne foi, à la présomption de mauvaise foi "résultant des termes mêmes des imputations formulées", la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"alors, d'autre part, que, dans le contexte de l'article relatant l'expansion rapide du groupe FIDUCIAL dirigé par Christian A..., et la volonté de ce dernier de faire fonctionner son groupe en dehors du cadre strict des normes déontologiques, tentative à laquelle l'Ordre des experts-comptables s'est vigoureusement opposé, les expressions : "déstabiliser le personnage", "stopper son irrésistible ascension" ne sont pas excessives, pas plus que les expressions rendant compte de l'accord finalement intervenu : "armistice"... "capitulation", ou encore l'expression "une sale affaire" pour qualifier le caractère pénible, pour René Z..., des poursuites pénales dont il avait fait l'objet ; qu'en refusant néanmoins le bénéfice de la bonne foi, au motif d'un manque de prudence dans l'expression et d'une présentation tendancieuse, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"alors, enfin, qu'en imposant une restriction de sa liberté d'expression à "objectifs", magazine d'information économique rejetant la "langue de bois", qui s'est attaché, dans l'article incriminé, à rendre compte du contentieux important ayant existé entre l'Ordre des experts-comptables et Christian A..., patron de FIDUCIAL, avant qu'un accord ait pu être trouvé, sans rechercher si cette restriction était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but poursuivi (la protection de la réputation d'autrui) au point de primer l'intérêt public s'attachant à la liberté d'expression, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 10.2 de la Convention européenne des droits de l'homme" ;
Les moyens étant réunis ;
Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué et l'examen des pièces de procédure mettent la Cour de Cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par des motifs exempts d'insuffisance et de contradiction et répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés dans la citation et a, à bon droit, refusé aux prévenus le bénéfice de la bonne foi, après avoir retenu que ces propos caractérisent des faits de diffamation ;
D'où il suit que les moyens doivent être écartés ;
Mais sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 31, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, 7 du décret n° 97-586 du 30 mai 1997, 49 et 50 de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945, 19 du décret n° 45-2370 du 15 octobre 1945, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré les prévenus coupables du délit de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un service public, et les a condamnés de ce chef ;
"aux motifs que le décret du 30 mai 1997 donne au Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables mission, notamment :
"- de préparer le Code des devoirs professionnels dont les dispositions sont édictées sous la forme d'un décret en Conseil d'Etat, d'en faire respecter les prescriptions et de prendre toutes mesures nécessaires à cet effet, ainsi que d'établir un règlement intérieur ;
"- de veiller à l'exécution des dispositions de l'article 5 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 et de fixer les règles générales de rémunération des experts-comptables stagiaires visés à l'article 4 ;
"- de fixer le montant des redevances qu'il peut imposer aux Conseils régionaux pour couvrir les dépenses entraînées par l'exercice de ses attributions ;
"qu'il apparaît ainsi que le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables est, notamment, chargé de veiller au respect de la réglementation, notamment en assurant la discipline interne par la prise de mesures unilatérales qui s'imposent à ses membres, mesures qui peuvent prendre la forme aussi bien de mesures réglementaires que de mesures individuelles ; que ces deux types de mesures exorbitantes du droit commun confèrent aux compétences du Conseil supérieur leur caractère de prérogatives de puissance publique ; que René Z... était membre du Conseil supérieur et le présidait, de sorte que cette appartenance à cet organisme et les fonctions qu'il y exerçait suffisent à lui conférer à titre personnel la qualité de citoyen chargé d'un service public ; que l'article incriminé évoque le contrôle qu'en sa qualité de président du Conseil supérieur René Z... a entendu mettre en oeuvre pour s'assurer du respect par la société FIDUCIAL de la règle fixant le nombre maximum de comptables salariés et de membres de l'Ordre exerçant sous contrat d'emploi dont un cabinet d'expertise comptable pour utiliser les services ; que cette initiative de René Z..., qui se rattache directement à son pouvoir discrétionnaire, entre dans le domaine des prérogatives de puissance publique qu'il pouvait légitimement exercer ; qu'ainsi, en remplissant la mission qui lui était dévolue de faire respecter les prescriptions réglementaires régissant l'exercice de la profession d'expert-comptable, René Z... se trouvait bien dans la situation d'un citoyen chargé d'un service public ;
"alors, d'une part, que le seul fait de président le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables ne conférait pas à René Z... des prérogatives de puissance publique permettant de conclure qu'il avait la qualité de citoyen chargé d'un service public ;
qu'en estimant néanmoins que l'appartenance de René Z... au Conseil supérieur et les fonctions de président qu'il y exerçait suffisaient à lui conférer à titre personnel la qualité de citoyen chargé d'un service public, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"alors, d'autre part, que les citoyens chargés d'un service public sont exclusivement les agents investis d'une portion de l'autorité publique, à l'exception de ceux qui participent seulement à une mission d'intérêt public ; que le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables, qui a seulement pour mission de préparer le Code des devoirs professionnels dont les dispositions sont édictées sous la forme d'un décret en Conseil d'Etat pris sur le rapport du ministère chargé du budget, et de prendre toutes mesures nécessaires pour en faire respecter les prescriptions en établissant notamment un règlement intérieur, étant précisé que le pouvoir disciplinaire appartient aux chambres de discipline présidées par un magistrat, n'est pas investi d'une portion de l'autorité publique et ne participe pas à cette autorité ; qu'en estimant néanmoins que le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables disposait de prérogatives de puissance publique, conférant à son président la qualité de citoyen chargé d'un service public, la cour d'appel a violé les textes susvisés" ;
Vu l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que la qualité de dépositaire ou agent de l'autorité publique ou de citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public au sens de ce texte, n'est reconnue qu'à celui qui accomplit une mission d'intérêt général en exerçant des prérogatives de puissance publique ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que René Z... a porté plainte et s'est constitué partie civile contre Maud X..., journaliste, et Philippe Y..., directeur de publication, notamment pour diffamation publique envers un citoyen chargé d'un service public au visa de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881 à raison d'un passage d'un article intitulé "ce mystérieux M. A..." publié dans le numéro de juillet-août 2001 de la revue Objectifs Rhône-Alpes qui, selon lui, le mettait en cause en sa qualité de président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables ;
Attendu que, renvoyés devant le tribunal correctionnel, les prévenus ont excipé de la nullité de la poursuite en soutenant que la partie civile n'ayant pas la qualité de citoyen chargé d'un service public, la plainte aurait dû être déposée sur le fondement de l'article 32 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que, pour écarter cette argumentation, l'arrêt prononce par les motifs reproduits au moyen ;
Mais attendu qu'en se déterminant ainsi alors que le président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables n'est investi d'aucune prérogative de puissance publique, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ;
Que la cassation est encourue de ce chef ;
Par ces motifs, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner le deuxième moyen proposé ;
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions l'arrêt précité de la cour d'appel de Lyon, en date du 26 février 2003 et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Lyon, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Etaient présents aux débats et au délibéré, dans la formation prévue à l'article L.131-6, alinéa 4, du Code de l'organisation judiciaire : M. Cotte président, Mme Chanet conseiller rapporteur, M. Joly conseiller de la chambre ;
Greffier de chambre : Mme Lambert ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;