LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 16 février 2022
Cassation partielle
Mme DARBOIS, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 125 F-D
Pourvoi n° W 20-20.132
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 16 FÉVRIER 2022
La société Minimax France, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° W 20-20.132 contre l'arrêt rendu le 2 juillet 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 5), dans le litige l'opposant à la société Airess, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bellino, conseiller référendaire, les observations de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de la société Minimax France, de la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, avocat de la société Airess, et l'avis de M. Debacq, avocat général, après débats en l'audience publique du 4 janvier 2022 où étaient présentes Mme Darbois, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Bellino, conseiller référendaire rapporteur, Mme Champalaune, conseiller, et Mme Mamou, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 2 juillet 2020), la société Airess et la société Minimax France (la société Minimax) exercent la même activité de conception et d'installation de dispositifs de protection incendie.
2. M. [B], salarié de la société Airess depuis le 31 août 2001, a été licencié le 24 janvier 2011 pour faute grave, son employeur lui reprochant de travailler, sous la dénomination commerciale « Premis », pour le compte de la société Minimax.
3. S'estimant victime d'actes de concurrence déloyale, la société Airess a assigné la société Minimax en réparation de son préjudice.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. La société Minimax fait grief à l'arrêt de décider qu'elle a commis des actes de concurrence déloyale à l'égard de la société Airess, de la condamner à lui verser la somme de 210 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de ces faits et celle de 20 000 euros au titre du préjudice d'image, assortis des intérêts, alors « que la responsabilité civile pour concurrence déloyale suppose la démonstration d'une faute ; que, pour retenir des faits de concurrence déloyale à l'encontre de la société Minimax, l'arrêt a considéré "qu'au travers des devis ou commandes litigieuses, le nom de M. [B] ou des sociétés Premis ou Oppi (dénommée ensuite Tek Industrie) apparai(ssai)t pour la société Minimax alors que M. [B] était sous contrat de travail avec la société Airess. Le fait que la société Minimax ait emporté certains marchés sur appels d'offres ne fai(sai)t pas obstacle aux faits de concurrence déloyale dans la mesure où le salarié de la société Airess pouvait l'informer des offres proposées par celle-ci", pour en déduire que "la preuve (était) rapportée qu'antérieurement à son licenciement et alors que M. [B] était salarié de la société Airess, il réalisait des prestations pour le concurrent de celle-ci" ; qu'en statuant ainsi sans constater que la société Minimax avait connaissance de ce que l'intéressé était le salarié de la société Airess et n'avait pas le droit de travailler pour son propre compte, ni que celui-ci l'avait effectivement informée des offres de son concurrent, omettant ainsi de caractériser une faute constitutive d'un acte de concurrence déloyale, la cour d'appel a violé l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
5. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
6. Pour dire que la société Minimax a commis des faits de concurrence déloyale à l'égard de la société Airess et la condamner à payer des dommages-intérêts, l'arrêt relève que l'huissier de justice a prélevé au siège de la société Minimax cinq factures émises par M. [B], cependant qu'il était salarié de la société Airess, établies au nom de la société Premis, pour des prestations réalisées au profit de la société Minimax les 7 février 2009, 4 janvier 2010, 8 mars 2010, 14 mai 2010 et 12 juillet 2010 et que, M. [B] étant alors sous contrat de travail avec la société Airess et lié à cette dernière par une clause d'exclusivité, il lui était interdit, même dans le cadre d'une société tierce, d'effectuer des prestations au profit d'un concurrent de son employeur. L'arrêt relève encore que la société Airess produit des bons de commande et des courriels remis par l'ancien adjoint de M. [B], établissant que ce dernier prenait les commandes de la société Minimax pour le compte soit de la société Premis, soit de la société Oppi (dénommée ensuite Tek industrie), soit encore de la société SPIB, tandis qu'il était salarié de la société Airess. Il relève par ailleurs que le fait que la société Minimax ait emporté certains marchés sur appels d'offres ne fait pas obstacle aux faits de concurrence déloyale dans la mesure où le salarié de la société Airess pouvait l'informer des offres proposées par celle-ci. Il en déduit que la preuve est rapportée qu'antérieurement à son licenciement et pendant que M. [B] était salarié de la société Airess, il réalisait des prestations pour sa concurrente directe, la société Minimax.
7. En statuant ainsi, sans établir que la société Minimax savait que M. [B] était salarié de la société Airess lorsqu'elle lui a confié la réalisation de prestations, ni que celui-ci l'avait effectivement informée des offres proposées par son employeur, la cour d'appel, qui n'a pas relevé l'existence d'une faute personnellement imputable à la société Minimax, a violé le texte susvisé.
Et sur le moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
8. La société Minimax fait le même grief à l'arrêt, alors « que, en déduisant de la lettre du 30 septembre 2011 par laquelle la société Minimax avait proposé à M. [B] de l'engager à partir du 2 janvier 2012, "lorsqu'il sera(it) libre de tout engagement à l'égard de sa société", qu'elle n'ignorait pas qu'il était salarié d'un concurrent direct pour retenir que le fait d'utiliser les services d'un salarié d'un concurrent qui, de par ses fonctions, avait accès aux documents commerciaux de son employeur constituait des actes de concurrence déloyale, après avoir pourtant relevé que la société Minimax avait conclu des contrats de sous-traitance avec la société Premis, dirigée par M. [B], entre 2009 et 2010, soit antérieurement à l'envoi de la lettre du 30 septembre 2011, et sans constater qu'à cette époque l'exposante savait qu'il était salarié de la société Airess bien que dirigeant de sa propre société, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
9. Pour dire que la société Minimax a commis des faits de concurrence déloyale à l'égard de la société Airess et la condamner à payer des dommages-intérêts, l'arrêt retient encore que la société Minimax était informée que M. [B] était salarié de la société Airess et que si elle ignorait l'existence de la clause d'exclusivité, même en l'absence d'une telle clause, le fait d'effectuer des prestations en utilisant les services d'un salarié d'une société concurrente qui, du fait de ses fonctions, a accès aux documents commerciaux de la société qui l'emploie, constitue un acte de concurrence déloyale. Il relève que, le 30 septembre 2011, la société Minimax écrivait à M. [B], qui avait été licencié le 24 janvier 2011, qu'elle lui confirmait pouvoir l'engager à partir du 2 janvier 2012, « lorsqu'[il] ser[ait] libre de tout engagement au regard de [sa] société ». Il en déduit que la société Minimax n'ignorait donc pas que M. [B] était salarié d'un concurrent direct.
10. En se déterminant ainsi, sans constater qu'à l'époque des faits litigieux, en 2009 et 2010, antérieurement à l'envoi de la lettre du 30 septembre 2011, la société Minimax savait que M. [B] était salarié de la société Airess, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute la société Premis de sa demande de déclarer irrecevables les prétentions de la société Airess à son encontre, liquide à néant les astreintes ordonnées dans les jugements avant dire droit précédents et statue sur les demandes formées contre la société Premis, l'arrêt rendu le 2 juillet 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Airess aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Airess et la condamne à payer à la société Minimax France la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du seize février deux mille vingt-deux.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat aux Conseils, pour la société Minimax France.
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir décidé qu'une entreprise commerciale (la société Miramax France, l'exposante) avait commis des actes de concurrence déloyale à l'égard d'un concurrent (la société Airess), de l'avoir condamnée à lui verser 210 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de ces faits et 20 000 € au titre du préjudice d'image, assortis des intérêts au taux légal à compter de son prononcé et capitalisation des intérêts échus ;
ALORS QUE, d'une part, la responsabilité civile pour concurrence déloyale suppose la démonstration d'une faute ; que, pour retenir des faits de concurrence déloyale à l'encontre de l'exposante, l'arrêt attaqué a considéré « qu'au travers des devis ou commandes litigieuses, le nom de M. [B] ou des sociétés Premis ou Oppi (dénommée ensuite Tek Industrie) apparai(ssai)t pour la société Minimax alors que M. [B] était sous contrat de travail avec la société Airess. Le fait que la société Minimax ait emporté certains marchés sur appels d'offres ne fai(sai)t pas obstacle aux faits de concurrence déloyale dans la mesure où le salarié de la société Airess pouvait l'informer des offres proposées par celle-ci », pour en déduire que « la preuve (était) rapportée qu'antérieurement à son licenciement et alors que M. [B] était salarié de la société Airess, il réalisait des prestations pour le concurrent de celle-ci » ; qu'en statuant ainsi sans constater que l'exposante avait connaissance de ce que l'intéressé était le salarié de la société Airess et n'avait pas le droit de travailler pour son propre compte, ni que celui-ci l'avait effectivement informée des offres de son concurrent, omettant ainsi de caractériser une faute constitutive d'un acte de concurrence déloyale, la cour d'appel a violé l'article 1240 du code civil ;
ALORS QUE, d'autre part, en engageant la responsabilité de l'exposante sur la seule hypothèse que M. [B] « pouvait l'informer des offres proposées par (son) (concurrent) » sans constater qu'elle avait effectivement bénéficié de telles informations, se déterminant ainsi par un motif hypothétique impropre à caractériser des faits de concurrence déloyale, la cour d'appel a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ;
ALORS QUE, en outre, en déduisant de la lettre du 30 septembre 2011 par laquelle l'exposante avait proposé à M. [B] de l'engager à partir du 2 janvier 2012, « lorsqu'il sera(it) libre de tout engagement à l'égard de sa société », qu'elle n'ignorait pas qu'il était salarié d'un concurrent direct pour retenir que le fait d'utiliser les services d'un salarié d'un concurrent qui, de par ses fonctions, avait accès aux documents commerciaux de son employeur constituait des actes de concurrence déloyale, après avoir pourtant relevé que l'exposante avait conclu des contrats de sous-traitance avec la société Premis, dirigée par M. [B], entre 2009 et 2010, soit antérieurement à l'envoi de la lettre du 30 septembre 2011, et sans constater qu'à cette époque l'exposante savait qu'il était salarié de la société Airess bien que dirigeant de sa propre société, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1240 du code civil ;
ALORS QUE, de surcroît, les juges du fond doivent constater l'existence d'un lien causal entre la faute et le dommage ; que l'arrêt attaqué a énoncé, d'un côté, que les activités parallèles et concurrentes de M. [B] en dehors de son contrat de travail remontaient à l'année 2007 (v. p. 8, dernier alinéa, et p. 9, alinéa 1er) et, de l'autre, que les actes de concurrence déloyale reprochés à l'exposante consistaient en des prestations réalisées par M. [B], via sa société Premis, le 7 février 2009 et les 4 janvier, 8 mars, 14 mai et 12 juillet 2010 (ibid., p. 8, alinéa 6) ; qu'en retenant dès lors un lien causal entre les actes de concurrence déloyale reprochés à l'exposante et le préjudice invoqué au prétexte que la société Airess avait connu un résultat déficitaire en 2009 et que M. [B] avait été licencié en janvier 2011, ce qui correspondait à une reprise nette de l'activité de la société Airess, quand elle constatait que celle-ci n'avait connu un résultat déficitaire qu'en 2009, de sorte que la circonstance qu'elle ait retrouvé un résultat positif après le licenciement de M. [B] ne pouvait établir un lien causal entre le préjudice allégué et les actes reprochés dès lors que ces derniers avaient eu lieu pour l'essentiel en 2010 et que les actes de concurrence de M. [B] remontaient à 2007 sans que les conséquences sur le chiffres d'affaires de son employeur n'eussent été établies, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1240 du code civil ;
ALORS QUE, en toute hypothèse, la réparation du préjudice doit être intégrale sans perte ni profit pour la victime ; que l'exposante faisait valoir (v. ses concl., p. 19) que le taux de marge appliqué pour l'évaluation du préjudice de la société Airess, compris entre 18% et 50%, ne s'appuyait sur aucun élément de comptabilité analytique ; qu'en se bornant à appliquer une marge de 30% sur la perte de marché allégué, sans s'expliquer sur les éléments l'ayant conduite à retenir un tel taux, la cour d'appel n'a conféré à sa décision aucune base légale au regard du principe susvisé.