LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CDS
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 21 septembre 2022
Cassation partielle
Mme MARIETTE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 943 F-D
Pourvoi n° Z 21-14.481
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 21 SEPTEMBRE 2022
La société Vouillon, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° Z 21-14.481 contre l'arrêt rendu le 11 mars 2021 par la cour d'appel de Caen (chambre sociale, section 1), dans le litige l'opposant à M. [W] [V], domicilié [Adresse 1], défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Pietton, conseiller, les observations de Me Soltner, avocat de la société Vouillon, de la SCP Foussard et Froger, avocat de M. [V], après débats en l'audience publique du 14 juin 2022 où étaient présents Mme Mariette, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Pietton, conseiller rapporteur, Mme Le Lay, conseiller, et Mme Aubac, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Caen, 11 mars 2021), M. [V] a été engagé par la société Vouillon en qualité de responsable d'agence à compter du 1er avril 2015.
2. Convoqué le 5 décembre 2017 à un entretien préalable fixé au 18 décembre et mis à pied à titre conservatoire, le salarié a été licencié pour faute grave le 15 janvier 2018.
3. Contestant son licenciement et estimant ne pas avoir été rempli de ses droits, le salarié a saisi la juridiction prud'homale.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que le licenciement du salarié n'est justifié ni par une faute grave, ni par une cause réelle et sérieuse, et de le condamner à lui payer certaines sommes à titre d'indemnité compensatrice de préavis et de congés payés afférents, de rappel de salaire sur mise à pied conservatoire, de rappel de commissions, de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile, alors « que des négligences graves et répétées, de la part d'un salarié exerçant des fonctions de direction ou d'encadrement constituent une faute grave si elles dénotent une insubordination, un défaut persistant d'implication, ou une volonté manifeste de l'intéressé de s'affranchir des directives qu'il a reçues, particulièrement s'il expose son entreprise à des risques ; qu'en l'espèce, la Sarl Vouillon faisait valoir que les erreurs et irrégularités répétées dans le maniement des comptes séquestre commises par M. [V], recruté en qualité de négociateur immobilier et responsable de l'agence de [Localité 4], révélaient un défaut d'implication de l'intéressé qui s'était affranchi du respect de règles déontologiques et professionnelles qu'il connaissait mieux que quiconque compte tenu de son expérience et de sa qualité de formateur en négociation immobilière, et que leurs conséquences portaient une grave atteinte à l'image et au crédit du groupe notamment auprès des notaires ; que, pour exclure la qualification de faute grave, la cour d'appel énonce que les agissements reprochés à M. [V] avaient été qualifiés d' ‘'erreurs‘' dans la lettre de licenciement, ‘'ce qui excluait leur caractère volontaire à défaut duquel elles s'apparente à une insuffisance professionnelle'‘ ; qu'en se déterminant par ce motif inopérant, au lieu de rechercher si les erreurs ainsi commises par l'intéressé, eu égard à leur caractère répété, l'expérience et les responsabilités du salarié, ainsi qu'aux risques qu'elles faisaient peser sur l'entreprise, ne caractérisaient pas une faute grave, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L 1234-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1234-1 et L. 1235-1 du code du travail :
5. Il résulte du premier de ces textes que si l'insuffisance professionnelle ne revêt pas, en principe, un caractère fautif, il en va autrement lorsque cette insuffisance résulte d'une abstention volontaire ou d'une mauvaise volonté délibérée du salarié.
6. Aux termes du second, en cas de litige, il appartient au juge d'apprécier le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur à l'appui d'un licenciement.
7. Pour dire le licenciement non fondé, l'arrêt retient que selon la lettre de licenciement, la société reproche au salarié un même manquement concernant la manipulation du compte séquestre qu'elle décline dans quatre opérations : deux ventes dans lesquelles il a été découvert dès le 17 octobre 2017 un ordre de virement du compte séquestre vers une étude notariale d'une somme présentée comme un dépôt de garantie et la mise en évidence, après investigations, du même mécanisme dans deux autres ventes. Il ajoute que l'employeur qualifie expressément dans la lettre de licenciement, toutes ces opérations d' « erreurs » « de même nature » ce qui exclut leur caractère volontaire à défaut duquel ces opérations s'apparentent à des insuffisances professionnelles qui ne peuvent pas être sanctionnées sur le terrain disciplinaire, sauf à prouver une mauvaise volonté délibérée du salarié.
8. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si les erreurs commises, eu égard à leur caractère répété, l'expérience et les responsabilités du salarié, ainsi qu'aux risques qu'elles faisaient peser sur l'entreprise, ne revêtaient pas un caractère fautif, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Portée et conséquences de la cassation
9. La cassation sur le moyen n'emporte pas cassation des chefs de dispositif condamnant la société Vouillon aux entiers dépens de l'instance ainsi qu'au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par une autre condamnation prononcée à l'encontre de celle-ci et non remise en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute M. [V] de sa demande au titre des frais de déplacement, condamne la société Vouillon à payer à M. [V] la somme de 8 105,80 euros au titre du rappel de commissions, l'arrêt rendu le 11 mars 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Caen ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Rouen ;
Condamne M. [V] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un septembre deux mille vingt-deux.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par Me Soltner, avocat aux Conseils, pour la société Vouillon
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'AVOIR, confirmant le jugement entrepris, dit que le licenciement de M. [V] n'est justifié ni par une faute grave, ni par une cause réelle et sérieuse, et, l'infirmant partiellement, d'AVOIR condamné la société Sarl Vouillon à payer à M. [V] 20 805 euros d'indemnité compensatrice de préavis et les congés payés y afférents, 1 157,36 euros de rappel sur mise à pied conservatoire 8 105,80 euros au titre d'un rappel de commissions et 24 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, outre des indemnités au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
AUX MOTIFS QU'il est admis que la faute grave étant celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise, la mise en oeuvre de la rupture du contrat de travail doit intervenir dans un délai restreint après que l'employeur a eu connaissance des faits allégués dès lors qu'aucune vérification n'est nécessaire. Il appartient à l'employeur qui s'en prévaut de démontrer la réalité et la gravité des manquements reprochés au salarié, le doute profitant à ce dernier.
Le représentant de l'agence Vouillon a notifié au salarié une lettre de licenciement rédigée en ces termes :
" À la suite de notre entretien du lundi 18 décembre 2017 au cours duquel vous étiez assistée par un conseiller extérieur à l'entreprise, nous vous informons que nous avons décidé de vous licencier pour le motif suivant :
Le 17 octobre dernier, vous avez demandé à Madame [R] [H] de procéder au virement depuis notre compte séquestre vers l'étude de Me [T] [Z], notaire associé à [Localité 2], la somme de 29 000 euros correspondant au dépôt de garantie reçu lors de la signature du compromis de vente de la vente à intervenir entre consorts [I] et [D].
Le lendemain, Madame [R] [H] a indiqué n'avoir pu faire exécuter l'ordre de virement, le compte séquestre n'étant pas suffisamment provisionné et ne pouvant par définition être débiteur. Il est alors apparu que le 13 octobre 2017, vous avez donné pour instruction à Madame [R] [H] de procéder à un virement d'un montant de 8 100 euros dans une vente [K] [B], instruction déjà donnée et exécutée le 22 septembre 2017. Vous avez ainsi commis une première faute en omettant de vérifier dans votre dossier si l'ordre de virement n'avait pas déjà été donné.
Procédant à cette vérification élémentaire, vous auriez pu alors vous convaincre d'une première erreur qui a consisté à donner pour instruction de procéder au virement d'un dépôt de garantie dans une vente qui n'en prévoyait aucun.
Ce n'est donc pas les fonds appartenant aux consorts [B] qui ont été virés en l'étude de Me [N] [E], mais les fonds appartenant à nos autres clients dont les consorts [D], plaçant notre agence dans l'impossibilité de satisfaire à son obligation légale de conserver et restituer les sommes reçues en qualité de séquestre.
La vente [I]/[D] a donc dû être reportée du fait de cette double erreur qui encore une fois aurait pu être évitée en procédant aux vérifications les plus élémentaires
Il s'agit là de fautes particulièrement graves puisque m'exposant ainsi que l'entreprise à des sanctions administratives et pénales, pouvant conduire au retrait de ma carte professionnelle indispensable à la poursuite de notre activité, sans compter l'atteinte sérieuse portée à notre image auprès des notaires, correspondants réguliers et de notre clientèle.
J'ai immédiatement demandé à Madame [R] [H] de procéder à une vérification de l'ensemble des opérations du compte séquestre pour le mois d'octobre 2017. Il est apparu des erreurs de même nature dans les ventes [Y]/[L] et [F] dans lesquelles vous avez donné des ordres de virement pour des ventes ne donnant pas lieu à dépôt de garantie".
Cela est inacceptable de la part d'un collaborateur expérimenté et exerçant en qualité de cadre les fonctions de responsable d'agence.
Cette situation rend impossible le maintien de votre contrat de travail. Nous sommes donc contraints de vous licencier pour faute grave".
Il ressort de l'articulation de cette lettre que la société Vouillon reproche à M. [V] un même manquement concernant la manipulation du compte séquestre qu'elle décline dans quatre opérations : les ventes [G]/[D], [K]/[B] dans lesquelles il a été découvert dès le 17 octobre 2017 un ordre de virement du compte séquestre vers une étude notariale d'une somme présentée comme un dépôt de garantie et la mise en évidence, après investigations, du même mécanisme dans deux autres ventes [Y]/[L] et [F]/[J].
Force est de constater que dans le corps même de la lettre de licenciement, l'employeur qualifie expressément toutes ces opérations d'"erreurs" "de même nature" ce qui exclut leur caractère volontaire à défaut duquel ces opérations s'apparentent à des insuffisances professionnelles qui ne peuvent pas être sanctionnées sur le terrain disciplinaire, sauf à prouver une mauvaise volonté délibérée du salarié.
Plus encore, l'employeur ne justifie pas de la teneur de l'enquête interne qu'il a menée pour vérifier la réalité et mesurer l'ampleur des fautes commises par le salarié à savoir la date à laquelle les résultats de l'enquête ont été connus qui marque le point de départ du délai restreint alors qu'il résulte de ses propres pièces, une édition détaillée des opérations du compte séquestre que c'est au plus tard le 18 octobre 2017 que l'employeur avait une parfaite et totale connaissance des quatre opérations visées dans la lettre de licenciement, du montant du solde du compte séquestre (étant relevé que la lettre de licenciement ne reproche au salarié aucun détournement même si les écritures font allusion à une dissipation de plus de 27 000 euros) et qu'il n'a engagé la procédure de licenciement pour faute grave que le 5 décembre 2017, ce qui n'est pas cohérent avec la gravité alléguée.
Le licenciement se trouve privé de cause réelle et sérieuse comme l'ont justement retenu les premiers juges.
1°) ALORS QUE des négligences graves et répétées, de la part d'un salarié exerçant des fonctions de direction ou d'encadrement constituent une faute grave si elles dénotent une insubordination, un défaut persistant d'implication, ou une volonté manifeste de l'intéressé de s'affranchir des directives qu'il a reçues, particulièrement s'il expose son entreprise à des risques ; qu'en l'espèce, la Sarl Vouillon faisait valoir que les erreurs et irrégularités répétées dans le maniement des comptes séquestre commises par M. [V], recruté en qualité de négociateur immobilier et responsable de l'agence de [Localité 4], révélaient un défaut d'implication de l'intéressé qui s'était affranchi du respect de règles déontologiques et professionnelles qu'il connaissait mieux que quiconque compte tenu de son expérience et de sa qualité de formateur en négociation immobilière, et que leurs conséquences portaient une grave atteinte à l'image et au crédit du groupe notamment auprès des notaires ; que, pour exclure la qualification de faute grave, la cour d'appel énonce que les agissements reprochés à M. [V] avaient été qualifiés d' « erreurs » dans la lettre de licenciement, « ce qui excluait leur caractère volontaire à défaut duquel elles s'apparente à une insuffisance professionnelle » ; qu'en se déterminant par ce motif inopérant, au lieu de rechercher si les erreurs ainsi commises par l'intéressé, eu égard à leur caractère répété, l'expérience et les responsabilités du salarié, ainsi qu'aux risques qu'elles faisaient peser sur l'entreprise, ne caractérisaient pas une faute grave, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L 1234-1 du code du travail ;
2°) ALORS QU'en énonçant que les erreurs reprochées à M. [V] « s'apparentent à des insuffisances professionnelles qui ne peuvent pas être sanctionnées sur le terrain disciplinaire, sauf à prouver une mauvaise volonté délibérée du salarié », sans rechercher si, comme le soutenait l'exposante, cette mauvaise volonté n'était pas caractérisée au regard des éléments versés aux débats par l'employeur, la cour d'appel a privé en tout étant de cause sa décision de base légale au regard du texte susvisé ;
3°) ALOR QUE l'employeur n'a pas à produire les résultats de l'enquête interne qu'il a cru devoir mener après qu'il ait eu connaissance d'agissements fautifs de son salarié dès lors que par leur nature même, ces faits nécessitaient, avant que d'éventuelles conséquences disciplinaires en soient tirées, qu'il ait pu en identifier les causes, en connaître le nombre et mesurer l'ampleur de leurs conséquences; que la cour d'appel, qui retient que l'employeur ayant eu connaissance des quatre opérations visées dans la lettre de licenciement au plus tard le 18 octobre 2017, avait agi tardivement en n'engageant la procédure de licenciement que le 5 décembre 2017, aux motifs qu'il ne justifiait pas de la teneur de l'enquête qu'il disait avoir initiée pour connaître le nombre exact des irrégularités commises par le salarié et mesurer l'ampleur de leurs conséquences, a violé les articles L 1234-1 et L 1332-4 du code du travail ;
4°) ALORS QUE le juge prudhommal ne peut s'en tenir à la qualification que l'employeur a pu donner aux faits reprochés dans la lettre de licenciement, mais doit procéder lui-même à cette qualification ; qu'en l'espèce, pour décider que le licenciement était dépourvu de toute cause réelle et sérieuse, la cour d'appel se borne à retenir que les griefs reprochés à M. [V] avaient été qualifiés par l'employeur lui même d'« erreurs » répétées, « ce qui exclut leur caractère volontaire à défaut duquel ces opérations s'apparentent à des insuffisances professionnelles qui ne peuvent pas être sanctionnées sur le terrain disciplinaire sauf à prouver une mauvaise volonté délibérée du salarié » ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si, comme le soutenait précisément la Sarl Vouillon, les erreurs et irrégularités répétées dans le maniement des comptes séquestre ainsi commises par M. [V] ne révélaient pas un désintérêt du salarié pour le respect de règles déontologiques et professionnelles qu'il connaissait parfaitement et un mépris de ses responsabilités, ce qui constituait une faute professionnelle justifiant son licenciement pour motif disciplinaire, fût-il fondé sur une simple cause réelle et sérieuse, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L 1235-2 et L 1331-1 du code du travail ;
5°) ALORS QU'en énonçant, par des motifs supposément adoptés, que s'agissant des deux dernières opérations [Y]/[L] et [F]/[J], les compromis de vente produits indiquent bien dans la rubrique prix-séquestre la mention d'une somme à titre d'acompte déposée entre les mains de l'agent immobilier, de sorte qu'il ne peut « être reproché à M. [V] d'avoir donné des ordres de virement dans plusieurs vente alors même qu'aucun dépôt de garantie n'était prévu dans le compromis de vente », sans égard pour les conclusions d'appel de la Sarl Vouillon qui faisait valoir que si les compromis en cause faisaient effectivement mention d'un dépôt de garantie, celui-ci n'avait pas été versé par l'acquéreur, ce qui constituait l'une des fautes commises par M. [V] qui aurait dû systématiquement exiger ce versement de l'acquéreur, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;