LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
AF1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 21 juin 2023
Cassation partielle
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 740 F-D
Pourvoi n° F 20-21.843
Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de Mme [H] [P], veuve [B] [H],
ayant droit de [X] [B] [H].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 14 octobre 2021.
Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de M. [P] [H], ayant droit de [X] [B] [H].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 14 octobre 2021.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 21 JUIN 2023
1°/ Mme [M] [K] [H] [P], veuve [B] [H], domiciliée [Adresse 1],
2°/ Mme [S] [P] [H], domiciliée [Adresse 3],
3°/ Mme [R] [G] [P] [H], domiciliée [Adresse 1],
4°/ M. [C] [P] [H], domicilié [Adresse 4],
tous les quatre agissant en qualité d'ayant droit de [X] [B] [H] décédé,
ont formé le pourvoi n° F 20-21.843 contre l'arrêt rendu le 15 septembre 2020 par la cour d'appel d'Amiens (5e chambre prud'homale), dans le litige les opposant à la société Gueudet vallée de l'Oise, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2], anciennement dénommée Le Palais de l'automobile Gueudet frères, défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, quatre moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ala, conseiller référendaire, les observations de la SCP Bouzidi et Bouhanna, avocat de Mme [H] [P], veuve [B] [H], de Mme [S] [P] [H], de Mme [R] [P] [H] et de M. [P] [H], tous les quatre ayants droit de [X] [B] [H], de Me Laurent Goldman, avocat de la société Gueudet vallée de l'Oise, après débats en l'audience publique du 24 mai 2023 où étaient présents Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Ala, conseiller référendaire rapporteur, M. Sornay, conseiller, et Mme Dumont, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 15 septembre 2020), [X] [L] [B] [H] a été engagé en qualité de chauffeur dépanneur le 6 août 2007 par la société Sacli. En application de l'article L. 1224-1 du code du travail, le contrat de travail a été transféré à la société Le Palais de l'automobile Gueudet frères actuellement dénommée la société Gueudet Vallée de l'Oise.
2. Le salarié était titulaire de plusieurs mandats : délégué du personnel titulaire, membre titulaire du comité d'entreprise dans le cadre de la délégation unique du personnel, membre du CHSCT.
3. Le 15 janvier 2014, il a saisi la juridiction prud'homale de demandes se rapportant à l'exécution du contrat de travail.
4. Déclaré inapte après un arrêt pour maladie au poste de chauffeur dépanneur, il a, après autorisation de l'inspecteur du travail donnée le 23 septembre 2014, été licencié pour inaptitude médicale et impossibilité de reclassement le 29 septembre 2014.
5. Le 23 octobre 2014, le salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes se rapportant à la rupture du contrat de travail.
6. [X] [L] [B] [H] est décédé le 24 novembre 2015. Ses ayants droit Mme [H] [P], Mme [S] [P] [H], Mme [R] [P] [H] et M. [P] [H] ont repris l'instance.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. Les ayants droit du salarié font grief à l'arrêt de rejeter les demandes au titre des heures supplémentaires, repos compensateurs, travail dissimulé, de rejeter les demandes en paiement de dommages-intérêts pour harcèlement et manquement à l'obligation de sécurité, de limiter le montant des dommages-intérêts pour non-respect de la législation sur le temps de travail, de rejeter les demandes en paiement de dommages-intérêts au titre d'un licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse, de dommages-intérêts pour violation du statut protecteur, de limiter les condamnations au titre du rappel de salaire et des indemnités spéciales de rupture et de rejeter le surplus des demandes, alors « que les ayants droit avaient fait valoir que M. [H], employé en qualité de dépanneur autoroutier, assurant, avec un seul de ses collègues, M. [Y], l'exécution des engagements de son employeur de dépannage ''24/24, 7 jours sur 7'' et 365 jours par an, effectuait de très nombreuses périodes de permanence au cours desquelles, en qualité de titulaire ou de suppléant lorsque le titulaire était déjà en dépannage, il devait garder sur lui, nuit et jour, semaine et week-end compris, un téléphone de permanence afin d'être en mesure, avec son véhicule de dépannage garé devant son domicile, d'intervenir immédiatement afin d'assurer le dépannage en urgence, dans un délai de 30 mn maximum à compter de l'appel, ce délai comprenant le temps de trajet nécessaire pour se rendre sur le lieu du dépannage ; que les ayants droit ajoutaient et démontraient à titre d'exemple qu'au cours de plusieurs mois (avril 2013, janvier 2012, mai 2012, juin 2012) outre ses horaires de travail pendant la semaine, M. [H] avait travaillé tous les samedis, les dimanches et jours fériés (ou la plupart d'entre eux) et la plupart des nuits et que, au cours de ces périodes de permanence, il effectuait un très grand nombre de dépannages au regard de l'importance des secteurs autoroutiers que lui et son collègue devaient couvrir ; Que pour conclure qu'en l'espèce, les « astreintes » ne peuvent constituer du temps de travail effectif, la cour d'appel qui affirme que les ayants droit ne rapportent pas la preuve que M. [H] était, pendant les astreintes, à la disposition de son employeur sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles et que, au contraire, M. [H] ''réalisait ses astreintes à son domicile où il pouvait vaquer à ses occupations personnelles et que seuls ses temps d'intervention constituaient du temps de travail effectif'', s'est prononcée par des motifs impropres à caractériser l'impossibilité pour le salarié de vaquer à des occupations personnelles dès lors qu'elle n'a pas recherché, au-delà de la seule considération tirée du lieu d'exécution de la permanence au domicile de M [H], et dans le cadre d'une appréciation globale de l'ensemble des circonstances de l'espèce, des conditions effectives d'accomplissement des permanences litigieuses, de leur fréquence et de leur durée, si M. [H] n'était pas soumis à des contraintes et sujétions – tirées notamment du délai réduit et contraint d'intervention, de la fréquence élevée des interventions de jour comme de nuit au regard de l'importance du secteur routier couvert, de la fréquence des périodes dites d' ''astreinte'' comme titulaire ou suppléant - d'une nature telle qu'elles affectaient objectivement et significativement sa faculté de gérer librement au cours des périodes litigieuses le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts de sorte qu'il était en réalité contraint de demeurer à la disposition permanente et immédiate de son employeur sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles, n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles L. 3121-9 et L. 3121-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 3121-1 du code du travail et l'article L. 3121-5 du même code, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 :
8. Aux termes du premier de ces textes, la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles.
9. Selon le second, constitue au contraire une astreinte la période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, doit être en mesure d'intervenir pour effectuer un travail au service de l'entreprise, la durée de cette intervention étant considérée comme un temps de travail effectif.
10. La Cour de justice de l'Union européenne juge que relève de la notion de "temps de travail effectif", au sens de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, l'intégralité des périodes de garde, y compris celles sous régime d' astreinte, au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur sont d'une nature telle qu'elles affectent objectivement et très significativement la faculté, pour ce dernier, de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts. Inversement, lorsque les contraintes imposées au travailleur au cours d'une période de garde déterminée n'atteignent pas un tel degré d'intensité et lui permettent de gérer son temps et de se consacrer à ses propres intérêts sans contraintes majeures, seul le temps lié à la prestation de travail qui est, le cas échéant, effectivement réalisée au cours d'une telle période constitue du "temps de travail", aux fins de l'application de la directive 2003/88 (CJUE 9 mars 2021, C-344/19, D.J. c/Radiotelevizija Slovenija, points 37 et 38).
11. Pour débouter les ayants droit du salarié de leurs demandes au titre des heures supplémentaires, des repos compensateurs et de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, l'arrêt retient que les astreintes ne peuvent constituer du temps de travail effectif au motif que les ayants droit du salarié ne rapportent pas la preuve qu'il était, pendant les astreintes, à la disposition de son employeur, sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles. L'arrêt retient qu'au contraire, le salarié réalisait ses astreintes à son domicile où il pouvait vaquer à ses occupations personnelles et que seuls ses temps d'intervention constituaient du temps de travail effectif. L'arrêt ajoute que rien ne permet de remettre en cause la contrepartie prévue par le contrat de travail pour les périodes d'astreinte que le salarié se déplace ou non, dès lors que les heures d'intervention étaient comptabilisées comme du temps de travail effectif et rémunérées comme des heures supplémentaires comme cela ressort du contrat de travail, des bulletins de salaire et des facturiers produits.
12. En se déterminant ainsi, alors que les ayants droit du salarié invoquaient le court délai d'intervention qui était imparti au salarié pour se rendre sur place après l'appel de l'usager, sans vérifier si le salarié avait été soumis, au cours de ses périodes d' astreinte, à des contraintes d'une intensité telle qu'elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute Mme [H] [P], Mmes et M. [P] [H] de leurs demandes au titre des heures supplémentaires, des repos compensateurs, de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, rejette le moyen relatif à la nullité du licenciement pour harcèlement moral et celui selon lequel l'inaptitude a pour origine des manquements de l'employeur, déboute Mme [H] [P], Mmes et M. [P] [H] de leurs demandes en paiement de dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse et de dommages-intérêts pour violation du statut protecteur, harcèlement moral et manquement à l'obligation de sécurité, limite les condamnations à paiement de la société Gueudet vallée de l'Oise à l'égard de Mme [H] [P], Mmes et M. [P] [H] au titre des dommages-intérêts pour non-respect de la législation sur le temps de travail, des salaires de décembre 2013 à septembre 2014, de l'indemnité spéciale de licenciement, de l'indemnité compensatrice de préavis et déboute Mme [H] [P], Mmes et M. [P] [H] de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 15 septembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai ;
Condamne la société Gueudet vallée de l'Oise aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Gueudet vallée de l'Oise et la condamne à payer à Madame [S] [P] [H] et à Madame [R] [P] [H], en leur qualité d'ayants droit de [X] [B] [H], la somme globale de 1 500 euros et à la SCP Bouzidi-Bouhanna la somme de 1 500 euros.
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un juin deux mille vingt-trois.