LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 18 décembre 2024
Cassation partielle
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1320 F-D
Pourvois n°
P 23-14.847
F 23-19.463 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 18 DÉCEMBRE 2024
I. La société Milleis banque, dont le siège est [Adresse 1], venant aux droits de la société Milleis patrimoine, anciennement dénommée Barclays patrimoine, a formé le pourvoi n° P 23-14.847,
II. Mme [T] [R] [F], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° F 23-19.463,
contre l'arrêt rendu le 6 avril 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 10), dans le litige les opposant.
La demanderesse au pourvoi n° P 23-14.847 invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
La demanderesse au pourvoi n° F 23-19.463 invoque, à l'appui de son recours, trois moyens de cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Deltort, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Milleis banque, de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [R] [F], après débats en l'audience publique du 20 novembre 2024 où étaient présents Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Deltort, conseiller rapporteur, Mme Cavrois, conseiller, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, le pourvoi n° P 23-14.847 formé par l'employeur et le pourvoi n° F 23-19.463 formé par la salariée sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 avril 2023), Mme [R] [F] a été engagée en qualité de conseillère financière par la société Barclays patrimoine aux droits de laquelle est venue la société Milleis banque. La salariée a bénéficié jusqu'en 2016 du système de rémunération Roméo (réaffectation orphelins management exploitation organisation) répartissant les clients des salariés ayant quitté l'entreprise entre les conseillers présents.
3. Le 28 juillet 2016, la salariée a saisi la juridiction prud'homale de demandes en paiement de diverses sommes, notamment de rappel de salaire au titre de la modification de sa rémunération par le plan Roméo.
4. Faisant valoir que la directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014, dite MiFID 2, imposait notamment un équilibre entre les parts variables et fixes de la rémunération, l'employeur lui a proposé ainsi qu'aux salariés, en janvier 2018, un avenant modifiant la structure de leur rémunération qu'ils ont refusé de signer.
5. La salariée, licenciée pour motif économique par lettre du 9 octobre 2018, a contesté son licenciement devant la juridiction prud'homale déjà saisie.
Examen des moyens
Sur les premier et troisième moyens du pourvoi de la salariée
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen du pourvoi de la salariée
Enoncé du moyen
7. La salariée fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en paiement de rappel de salaire et de dommages-intérêts au titre de la modification unilatérale de la rémunération par le plan Roméo, alors :
« 1°/ que les parties peuvent toujours convenir de ne pas faire application des stipulations du contrat de travail et d'y substituer des modalités particulières de rémunération de leur choix ; que, pour débouter la salariée de ses demandes, la cour d'appel a retenu ''qu'il n'a jamais été prévu au contrat de travail de la salariée qu'elle bénéficierait d'un droit à rémunération au titre de la réaffectation des clients orphelins'' et que ''celle-ci intervenant en fonction des départs de conseillers financiers et des choix de réattribution de leurs clients, elle présentait un caractère parfaitement aléatoire et discrétionnaire qui ne permet pas de considérer qu'elle constituait un élément de rémunération ou même un usage permettant à l'intimée d'asseoir des revendications salariales'' ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'elle constatait que la société Milleis banque reconnaissait avoir décidé, à compter du mois de mai 2014, de suspendre la réaffectation automatique des clients orphelins, ce dont il résultait que les salariés, dont Mme [R] [F], bénéficiaient de cette réaffectation automatique jusqu'à cette décision unilatéralement prise par l'employeur, en sorte que le droit des salariés à la réaffectation automatique des clients orphelins constituait une pratique constante de la relation de travail, qui en tant que telle s'était incorporée aux contrats de travail et ne pouvait, dès lors, être modifiée sans l'accord exprès des intéressés, la cour d'appel a violé l'article L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil en sa rédaction applicable au litige.
2°/ qu'en proposant au salarié de signer un avenant à son contrat de travail, l'employeur reconnaît qu'il procède ainsi à une modification du contrat que le salarié est en droit de refuser ; qu'en statuant comme elle l'a fait, quand elle constatait que les parties s'accordaient sur le fait que l'employeur avait proposé à Mme [R] [F] un avenant à son contrat de travail modifiant les conditions d'attribution des clients orphelins, qu'elle avait refusé de signer, de sorte que la suspension de la réaffectation automatique des clients orphelins unilatéralement décidée par l'employeur constituait une modification du contrat de travail, illicite pour être intervenue malgré le refus de l'intéressée, la cour d'appel a derechef violé l'article L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil en sa rédaction applicable au litige ;
3°/ que la rémunération du salarié ne peut pas être modifiée sans son accord ; qu'en l'espèce, pour juger que la salariée ne pouvait se prévaloir d'une modification de son mode de rémunération imposée par l'employeur, la cour d'appel a retenu qu' ''au demeurant, il est relevé que le système Roméo n'a pas supprimé la possibilité d'augmenter son portefeuille par l'apport de clients orphelins mais qu'il l'a conditionnée à l'abandon de clients moins rémunérateurs dont le traitement pouvait être effectué via la banque en ligne du groupe'' ; qu'en statuant par un tel motif impropre à écarter une modification du contrat de travail dès lors que le fait que l'employeur n'ait pas complètement supprimé l'avantage mais ait durci les conditions de son attribution, en contraignant la salariée à accepter d'abandonner des clients pour en obtenir d'autres, n'empêchait pas qu'il y avait bien in fine modification de la rémunération de la salariée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil en sa rédaction applicable au litige ;
4°/ que lorsque le calcul de la rémunération dépend d'éléments détenus par l'employeur, celui-ci est tenu de les produire en vue d'une discussion contradictoire ; qu'en l'espèce, la salariée faisait valoir que seul l'employeur détenait les informations relatives au nombre de clients qui étaient devenus orphelins et qui n'avaient pas été réattribués et au chiffre d'affaires généré par ces clients orphelins, servant de base de calcul aux commissions, de sorte que l'employeur ne pouvait pas lui opposer qu'elle ne justifiait pas du calcul de sa demande de rappel de salaires ; qu'en retenant, pour débouter la salariée de ses demandes que ''l'absence d'explication de l'intimée sur les modalités de son calcul de rappels de salaires illustre sa difficulté à justifier d'un quelconque préjudice'', quand les éléments de calcul étaient détenus par l'employeur, la cour d'appel a violé l'article 1315, devenu 1353, du code civil ;
5°/ que la rémunération du salarié ne peut pas être modifiée sans son accord ; qu'en l'espèce, pour juger que Mme [R] [F] ne pouvait se prévaloir d'une modification de son mode de rémunération imposée par l'employeur, la cour d'appel a retenu qu' ''il n'est pas non plus démontré que la mise en place de ce système, à une époque où la banque ne recrutait plus de collaborateurs et où les départs n'allaient profiter qu'aux conseillers en poste aurait provoqué une baisse de leur rémunération'' ; qu'en statuant ainsi, quand le fait que les salariés aient pu, après leur refus de signer les avenants à leurs contrats de travail, ne pas voir leur rémunération diminuer pour des raisons liées à l'absence de recrutement de nouveaux collaborateurs ne signifiait pas qu'ils n'avaient pas subi un préjudice du fait de la perte de rémunération liée à la suppression du principe de réaffectation des clients ''orphelins'', la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil en sa rédaction applicable au litige. »
Réponse de la Cour
8. Ayant retenu, dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, qu'il n'avait jamais été prévu au contrat de travail de la salariée qu'elle bénéficierait d'un droit à rémunération au titre de la réaffectation des clients orphelins et relevé que cette réaffectation intervenait en fonction des départs de conseillers financiers et des choix de réattribution de leurs clients, la cour d'appel a pu en déduire, abstraction faite de motifs surabondants critiqués par le moyen pris en sa quatrième branche et sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que cette réaffectation présentait un caractère parfaitement aléatoire et discrétionnaire et qu'elle ne constituait pas un élément de rémunération contractuel ni même un usage, peu important que l'employeur ait soumis à la salariée une proposition d'avenant traitant de cette question.
9. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le moyen du pourvoi de l'employeur, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
10. La société Milleis banque fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la salariée des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que, dès lors que la lettre de licenciement fait état du refus, par le salarié, d'une modification de contrat consécutive à une réorganisation, il appartient au juge de rechercher si cette réorganisation, qui peut consister en un changement du mode de rémunération des salariés, est justifiée par des difficultés économiques ou nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité ; que pour une entreprise exerçant une activité soumise à un agrément et à des contrôles réguliers d'une autorité administrative indépendante, est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité la réorganisation visant à conformer ses règles de fonctionnement interne à une nouvelle réglementation dont la violation l'expose à des amendes supérieures au montant des profits réalisés et à des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au retrait d'agrément ; qu'en l'espèce, la société Milleis banque soutenait que l'activité de la société Barclays patrimoine, soumise à un agrément et au contrôle de l'Autorité des marchés financiers, était affectée par l'entrée en vigueur d'une nouvelle réglementation européenne, la directive MiFID 2 et le règlement délégué UE 2017/565, qui imposent aux sociétés d'investissement d'adopter, pour toute personne dont le mécanisme de rémunération pourrait créer une situation de conflit d'intérêts avec les clients, une politique de rémunération respectant les principes suivants : équilibre entre les composantes fixes et variables de la rémunération, rémunération non principalement fondée sur des critères commerciaux quantitatifs et prise en compte de critères qualitatifs ; qu'elle précisait que le non-respect de cette réglementation l'exposait à des sanctions pécuniaires pouvant atteindre 100 millions d'euros ou dix fois le montant des profits réalisés et des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'à une interdiction de l'exercice de tout ou partie des services fournis ; qu'elle faisait en outre valoir qu'à la date de l'entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation, le groupe Milleis enregistrait des difficultés économiques qui rendaient d'autant plus nécessaire la modification du système de rémunération de ses collaborateurs, qui reposait essentiellement sur un commissionnement assis sur des critères quantitatifs, pour se conformer à ces exigences nouvelles ; qu'en s'abstenant de rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si la modification du mode de rémunération des conseillers financiers n'était pas nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise et du groupe, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1233-3 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
11. La salariée conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient que l'employeur ne s'était pas prévalu de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise pour justifier la modification des contrats de travail de sorte que la critique, nouvelle et mélangée de fait et de droit, est irrecevable.
12. Cependant, dans ses conclusions, l'employeur soutenait que la modification de la structure de rémunération de l'ensemble des salariés était indispensable à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, en invoquant les conséquences qu'aurait eu le maintien de la structure existante au regard de la réglementation MiFID 2.
13. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article L. 1233-3 du code du travail :
14. Il résulte de ce texte que la réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique autonome de licenciement. Par suite, la lettre de licenciement, qui fait mention du refus d'une modification du contrat de travail consécutive à une réorganisation de l'entreprise, dont il appartient au juge de vérifier qu'elle était justifiée par des difficultés économiques ou destinée à sauvegarder sa compétitivité, est suffisamment motivée.
15. Pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'arrêt relève que la proposition de modification de la rémunération des conseillers financiers est intervenue afin de permettre à l'employeur de se mettre en conformité avec la directive MiFID 2, qui rentrait en vigueur au 1er janvier 2018, sans avoir, selon l'employeur, ni pour objet ni pour effet, de réduire la rémunération des conseillers financiers.
16. Il en déduit qu'en dépit des considérations économiques évoquées dans l'avenant au contrat de travail et la lettre de licenciement, le changement de mode de rémunération de la salariée n'était pas supposé avoir un impact quelconque sur la charge salariale et être motivé par des considérations économiques et retiennent, par ailleurs, qu'il n'est pas avancé dans la lettre de licenciement, ni développé dans les conclusions ou les pièces de l'employeur que la modification du contrat de travail était rendue nécessaire par une réorganisation de l'entreprise indispensable à la sauvegarde de sa compétitivité.
17. En se déterminant ainsi, alors que la modification de la structure de rémunération de l'ensemble des salariés constituait une réorganisation de l'entreprise, et qu'il lui appartenait de vérifier, comme il lui était demandé, si cette réorganisation était justifiée par des difficultés économiques ou destinée à sauvegarder sa compétitivité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
REJETTE le pourvoi n° F 23-19.463 formé par Mme [R] [F] ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Milleis banque à payer à Mme [R] [F] la somme de 81 991 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et en ce qu'il statue sur l'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens, l'arrêt rendu le 6 avril 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne Mme [R] [F] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix-huit décembre deux mille vingt-quatre.