LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 9 avril 2025
Cassation partielle
sans renvoi
M. SOMMER, président
Arrêt n° 381 FS-B
Pourvoi n° Z 22-23.639
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 9 AVRIL 2025
La société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France (CEIDF), société coopérative de banque à forme anonyme à capital fixe, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Z 22-23.639 contre l'arrêt rendu le 13 octobre 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 2), dans le litige l'opposant :
1°/ au syndicat CGT du personnel de la CEIDF, dont le siège est [Adresse 3],
2°/ à la Confédération générale du travail, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Seguy, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France, de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat du syndicat CGT du personnel de la CEIDF et de la Confédération générale du travail, et l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 11 mars 2025 où étaient présents M. Sommer, président, M. Seguy, conseiller rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, M. Barincou, Mmes Douxami, Panetta, Brinet, conseillers, Mme Prieur, M. Carillon, Mme Maitral, M. Redon, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 13 octobre 2022), le syndicat CGT du personnel de la société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France, la Fédération des syndicats du personnel de la banque et de l'assurance ainsi que la Confédération générale du travail ont saisi un tribunal judiciaire d'une action de groupe à l'encontre de la société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France - CEIDF - (la société) en lui reprochant de pratiquer une discrimination en raison du sexe envers ses salariées et anciennes salariées. Ils ont présenté huit cas individuels.
2. Le juge de la mise en état a notamment enjoint à la société de communiquer au syndicat CGT du personnel de la CEIDF et à la Confédération générale du travail, dans les deux mois suivant la signification de son ordonnance, pour chacune des huit salariées présentées par les demandeurs à la procédure, la liste nominative de tous les salariés embauchés sur une même classification à plus ou moins deux ans par rapport à l'année d'embauche et, pour tous les salariés de ces listes nominatives :
- la date de naissance, le sexe, le niveau de qualification à l'embauche,
- les dates de passage aux niveaux de classification supérieurs et les niveaux de classification,
- le salaire brut mensuel de chaque année, en décomposant le salaire de base, les primes fixes et les éléments de rémunération variable de toute nature,
- les bulletins de paie de décembre depuis leur date d'embauche.
3. La cour d'appel a déclaré l'appel formé par la société irrecevable.
4. La société a formé un pourvoi contre cet arrêt.
Recevabilité du pourvoi
5. Il résulte des articles 606, 607 et 608 du code de procédure civile que, sauf dans les cas spécifiés par la loi, les jugements en dernier ressort qui ne mettent pas fin à l'instance ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond que s'ils tranchent dans leur dispositif tout ou partie du principal. Il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir.
6. Toutefois, au regard du droit au juge et de l'obligation, pour les États membres, de prévoir un recours juridictionnel, la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé que l'exigence d'un contrôle juridictionnel de toute décision d'une autorité nationale constitue un principe général de droit communautaire qui a trouvé sa consécration dans les articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et a précisé qu'il appartient aux juridictions nationales de statuer, le cas échéant après renvoi préjudiciel à la Cour, sur la légalité de l'acte national en cause, dans les mêmes conditions que celles réservées à tout acte définitif, qui, pris par l'autorité, est susceptible de faire grief à des tiers, et, par conséquent, de considérer comme recevable le recours introduit à cette fin, même si les règles de procédure internes ne le prévoient pas en pareil cas (CJUE, arrêt du 3 décembre 1992, [Y] [G]/Commission, C-97/91).
7. Par ailleurs, selon l'article 19, § 1, du Traité sur l'Union européenne, les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union.
8. En outre, selon l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues à cet article, l'Union européenne reconnaissant, aux termes de l'article 6, § 1, du Traité sur l'Union européenne, les droits, les libertés et les principes énoncés dans ladite Charte, laquelle a la même valeur juridique que les traités.
9. L'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantit le droit à une protection juridictionnelle effective à toute personne, dont le droit à un tribunal, qui recouvre le droit de bénéficier d'un accès concret et effectif à un tribunal.
10. Il découle de ce qui précède que l'atteinte éventuelle aux droits des tiers, concernés par une mesure de communication de leurs données personnelles à des parties à un litige, fondée sur les dispositions de l'article 789, 5°, du code de procédure civile, doit nécessairement faire l'objet d'un examen par le juge avant l'exécution de la mesure au regard des droits reconnus par le règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (RGPD), une telle atteinte ne pouvant plus, une fois les pièces communiquées, être utilement réparée par un contrôle postérieur.
11. Par conséquent, afin de garantir l'effectivité de l'application du droit de l'Union européenne et, plus précisément, du règlement précité, il convient de déclarer le pourvoi immédiatement recevable à l'encontre d'une décision, statuant sur une demande de communication forcée de pièces contenant des données à caractère personnel de tiers entrant dans le champ d'application matériel du RGPD, sans limiter l'ouverture du pourvoi à un excès de pouvoir consacré ou commis par le juge.
12. Le pourvoi est donc recevable.
Sur le moyen relevé d'office
13. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu les articles 5 et 6 du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD) et les articles 788, 789, 5° et 795, alinéa 2, du code de procédure civile :
14. D'abord, il résulte du dernier de ces textes que les ordonnances du juge de la mise en état ne peuvent être frappées d'appel ou de pourvoi en cassation qu'avec le jugement sur le fond. Il a été jugé que l'irrecevabilité d'un appel immédiat s'applique à l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal de grande instance accordant ou refusant une injonction de communication de pièces (2e Civ., 7 octobre 1992, pourvoi n° 91-11.120, Bull. 1992, II, n° 227). Il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir (Soc., 27 janvier 1999, pourvoi n° 96-44.460 ; 2e Civ., 25 mars 2021, pourvoi n° 19-16.216).
15. Toutefois, il découle des principes rappelés aux paragraphes 7, 8, 9 et 10 que l'atteinte éventuelle aux droits des tiers, concernés par une mesure de communication de leurs données personnelles à des parties à un litige, fondée sur les dispositions de l'article 789, 5°, du code de procédure civile, doit nécessairement faire l'objet d'un examen par le juge avant l'exécution de la mesure au regard des droits reconnus par le RGPD, une telle atteinte ne pouvant plus, une fois les pièces communiquées, être utilement réparée par un contrôle postérieur.
16. Par conséquent, afin de garantir l'effectivité de l'application du droit de l'Union européenne et, plus précisément, du règlement précité, il convient de juger désormais que l'appel à l'encontre d'une décision, statuant sur une demande de communication forcée de pièces contenant des données à caractère personnel de tiers entrant dans le champ d'application matériel du RGPD, est immédiatement recevable.
17. Ensuite, la Cour de justice a dit pour droit que ces articles doivent être interprétés en ce sens que, lors de l'appréciation du point de savoir si la production d'un document contenant des données à caractère personnel doit être ordonnée, la juridiction nationale est tenue de prendre en compte les intérêts des personnes concernées et de les pondérer en fonction des circonstances de chaque espèce, du type de procédure en cause et en tenant dûment compte des exigences résultant du principe de proportionnalité ainsi que, en particulier, de celles résultant du principe de la minimisation des données visé à l'article 5, paragraphe 1, sous c), de ce règlement.
18. Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 789, 5°, du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant d'office le périmètre de la production de pièces sollicitées au regard notamment des faits invoqués au soutien de la demande en cause et de la nature des pièces sollicitées.
19. Il lui appartient également, eu égard aux articles 5 et 6 du RGPD, de veiller au principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant, au besoin d'office, l'occultation, sur les documents à communiquer par l'employeur au salarié demandeur, de toutes les données à caractère personnel des salariés de comparaison non indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi. Pour ce faire, il lui incombe de s'assurer que les mentions, qu'il spécifiera comme devant être laissées apparentes, sont adéquates, pertinentes et strictement limitées à ce qui est indispensable à la comparaison entre salariés en tenant compte du ou des motifs allégués de discrimination.
20. Il lui appartient enfin de faire injonction aux parties de n'utiliser les données personnelles des salariés de comparaison, contenues dans les documents dont la communication est ordonnée, qu'aux seules fins de l'action en discrimination.
21. En l'espèce, pour déclarer irrecevable l'appel de la société contre l'ordonnance du juge de la mise en état lui enjoignant de communiquer les historiques de carrière et les bulletins de salaire des salariés embauchés à plus ou moins deux ans par rapport à l'année d'embauche des huit salariées présentées par le syndicat, l'arrêt retient qu'en application de l'article 795 du code de procédure civile, les ordonnances du juge de la mise en état ne peuvent être frappées d'appel ou de pourvoi en cassation qu'avec le jugement statuant sur le fond. Il ajoute que le juge de la mise en état a ordonné une mesure d'instruction en application des dispositions de l'article 789, 5° du code de procédure civile et qu'à cet égard, au regard de la demande de production de pièces, il n'est nullement argué d'une impossibilité juridique notamment au regard de la violation d'un quelconque secret.
22. Il ajoute que la communication des bulletins de paie relativement à la production d'un panel relève du droit à la preuve et donc de l'examen par le juge du fond et qu'il en est de même s'agissant des moyens concernant le caractère manifestement disproportionné de la mesure d'investigation ordonnée et de l'empêchement légitime à fournir les pièces demandées.
23. En statuant ainsi, alors qu'elle devait déclarer l'appel immédiatement recevable à l'encontre de la décision ayant ordonné la communication de pièces contenant des données à caractère personnel de tiers et qu'il lui appartenait de procéder au contrôle énoncé aux paragraphes 18, 19 et 20, en particulier en veillant au principe de minimisation des données à caractère personnel et en faisant injonction aux parties de n'utiliser ces données, contenues dans les documents dont la communication est ordonnée, qu'aux seules fins de l'action en discrimination, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
24. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
25. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond sur la recevabilité de l'appel, en le déclarant recevable.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable l'appel de la Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France à l'encontre de l'ordonnance en ce qu'elle lui a enjoint de communiquer au syndicat CGT du personnel de la CEIDF et à la Confédération générale du travail les documents suivants dans les deux mois suivant la signification de la présente ordonnance :
- pour chacune des 8 salariées présentées par les demandeurs à la procédure, la liste nominative de tous les salariés embauchés sur une même classification à plus ou moins 2 ans par rapport à l'année d'embauche,
- pour tous les salariés de ces listes nominatives :
* la date de naissance, le sexe, le niveau de qualification à l'embauche,
* les dates de passage aux niveaux de classification supérieurs et les niveaux de classification,
* le salaire brut mensuel de chaque année, en décomposant le salaire de base, les primes fixes et les éléments de rémunération variable de toute nature,
* les bulletins de paie de décembre depuis leur date d'embauche,
et en ce qu'il condamne la société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France aux dépens et à payer au syndicat CGT du personnel de la CEIDF et à la Confédération générale du travail chacun la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 13 octobre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi de ce chef ;
DÉCLARE recevable l'appel formé par la société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France contre l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 14 décembre 2021 ;
DIT que l'affaire se poursuit au fond devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne le syndicat CGT du personnel de la CEIDF et la Confédération générale du travail aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, prononcé publiquement le neuf avril deux mille vingt-cinq, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme Mariette, conseiller doyen, en ayant délibéré et en remplacement du président empêché, conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.