LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° H 24-83.109 F-D
N° 00493
GM
9 AVRIL 2025
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 9 AVRIL 2025
Mme [D] [F], en sa qualité de tutrice de M. [U] [Z], a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble, chambre correctionnelle, en date du 7 mars 2024, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 6 octobre 2021, pourvois n° 20-81.067 et n° 20-86.888), dans la procédure suivie contre ce dernier du chef d'agressions sexuelles aggravées, a prononcé sur la prescription de l'action publique et sur les intérêts civils.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Tessereau, conseiller, les observations de la société Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [U] [Z], les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de Mmes [V] et [X] [F], et les conclusions de Mme Viriot-Barrial, avocat général, après débats en l'audience publique du 12 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Tessereau, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, conseiller de la chambre, et M. Maréville, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. M. [U] [Z] a été renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef d'agressions sexuelles aggravées, commises sur deux nièces de son épouse, Mmes [X] [R] et [V] [F].
3. Par jugement du 4 novembre 2014, M. [Z] a été placé sous tutelle,
Mme [D] [F], son épouse, ayant été désignée en qualité de tutrice.
4. Par jugement contradictoire à signifier du 11 septembre 2015, le tribunal correctionnel a déclaré le prévenu coupable, l'a condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis, et a prononcé sur les intérêts civils.
5. M. [Z] ayant formé opposition à cette décision, le tribunal correctionnel, par jugement du 4 juin 2018, a déclaré l'opposition irrecevable.
6. Le prévenu et le ministère public ont formé appel des deux jugements précités.
7. Par arrêt du 12 juin 2019, la cour d'appel a annulé le jugement du 11 septembre 2015 et, évoquant, a renvoyé le ministère public à saisir le magistrat instructeur en vue de la signification de l'ordonnance de renvoi à la tutrice de M. [Z]. Elle a ordonné le renvoi de l'affaire.
8. Puis, par arrêt du 18 novembre 2020, la cour d'appel a confirmé le jugement en toutes ses dispositions.
9. Par arrêt du 6 octobre 2021, la Cour de cassation a cassé et annulé, en toutes leurs dispositions, les arrêts du 12 juin 2019 et 18 novembre 2020, et renvoyé l'affaire devant la même cour d'appel autrement composée.
10. Le 9 novembre 2022, la cour d'appel de renvoi a ordonné une expertise afin d'apprécier si M. [Z] était en état de comparaître devant une juridiction pénale. L'expert a estimé que l'intéressé n'était pas en mesure de comparaître.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
11. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, statuant sur renvoi après cassation, condamné le prévenu, M. [Z] à payer à chacune des parties civiles, Mme [R] et Mme [F], la somme de 10 000 euros, retenant ainsi que la cour d'appel pouvait statuer sur l'action civile en application de l'article 10 du code de procédure pénale, alors « que, dans le cas où un arrêt est annulé par la Cour de cassation, la juridiction de renvoi se trouve saisie de la cause dans l'état où elle se trouvait quand elle a été soumise aux juges dont la décision a été cassée, en ce qui concerne toutes les dispositions qui ont été annulées par l'arrêt de cassation ; que, par l'arrêt du 6 octobre 2021, la Cour de cassation a censuré l'arrêt du 12 juin 2019 par lequel la cour de Grenoble avait annulé le jugement du 11 septembre 2015 avant d'évoquer et de renvoyer l'affaire à une audience ultérieure ; que, pour écarter le moyen tiré de la nullité des jugements du 11 septembre 2015 et du 4 juin 2018 en ce qu'ils avaient été rendus sans que la tutrice du prévenu n'eût été avisée des poursuites contre ce dernier, l'arrêt attaqué retient que, « par arrêt en date du 20 décembre 2018, la cour d'appel Grenoble [avait] fait droit aux demandes de l'avocat de M. [Z] en ordonnant la mise en cause de sa tutrice », que, « par arrêt du 12 juin 2019, la même cour [avait] également fait droit aux demandes de l'avocat de M. [Z] en annulant le jugement du tribunal correctionnel de Grenoble et en renvoyant le ministère public à saisir le magistrat instructeur en vue de la signification de l'ordonnance de renvoi à la tutrice de M. [Z] », que « ces diligences (ayant) été accomplies, « il est possible de » statuer sur l'action civile en application de l'article 10 du code de procédure pénale » ; qu'en se prononçant ainsi, la cour de renvoi a méconnu l'étendue de la cassation prononcée et a violé les articles 593 et 609 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
12. La demanderesse ne saurait se faire un grief de ce que la cour d'appel, saisie sur renvoi après cassation, n'a pas statué sur la régularité et le bien fondé des décisions rendues en première instance le 11 septembre 2015 et le 4 juin 2018, dès lors qu'au vu de ses constatations relatives à l'état de santé du prévenu, elle devait évoquer et statuer, comme elle l'a fait, dans les limites de l'application de l'article 10, alinéa 4, du code de procédure pénale, en déclarant suspendue l'action publique et en prononçant sur les intérêts civils.
13. Le moyen ne saurait, dès lors, être accueilli.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, statuant sur renvoi après cassation, condamné M. [Z] à payer à chacune des parties civiles, Mme [R] et Mme [F], la somme de 10 000 euros, alors :
« 1°/ que saisis par l'appel du prévenu, les juges du second degré ne peuvent augmenter les sommes accordées par le tribunal à une partie civile en l'absence de recours formé par celle-ci ; qu'en condamnant l'exposant à payer aux parties civiles, non appelantes, une somme de 10 000 ¿ chacune à titre de dommages et intérêts quand les premiers juges l'avaient condamné à leur verser une somme de 8 000 ¿ chacune, la cour de renvoi a violé les articles 515 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que le report du point de départ du délai de prescription au jour de la majorité lorsque la victime est mineure s'applique uniquement lorsque le délit a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par une personne ayant autorité sur elle ; qu'en se bornant, pour retenir que le prévenu avait la qualité de personne ayant autorité sur les victimes, à relever le très jeune âge de ces dernières au moment des faits, le lien de parenté les unissant au prévenu et le contexte de commission des faits, quand la qualité d'oncle ne pouvait suffire à lui conférer la qualification de personne ayant autorité, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Sur le moyen, pris en sa seconde branche
Vu les articles 7 et 593 du code de procédure pénale :
15. Il résulte du premier de ces textes, dans sa rédaction issue de la loi
n° 89-487 du 10 juillet 1989, que le point de départ du délai de prescription des délits commis sur les mineurs par un ascendant ou une personne ayant autorité est fixé à la majorité de la victime.
16. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L'insuffisance ou la contradiction de motifs équivaut à leur absence.
17. Pour écarter la prescription et condamner M. [Z] à indemniser les parties civiles pour avoir, d'une part, courant 1986 et 1987, et, d'autre part, courant 1989 à 1995, commis des fautes civiles résultant d'atteintes sexuelles sur mineures de quinze ans par une personne ayant autorité sur elles, l'arrêt retient que le point de départ du délai de prescription a été reporté à l'âge de la majorité des parties civiles, en application de la loi
n° 89-487 du 10 juillet 1989 ayant modifié l'article 7 du code de procédure pénale, et que le délai de prescription a été porté à dix ans par l'effet de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998, puis à vingt ans par l'effet de la loi
n° 2004-204 du 9 mars 2004.
18. En se bornant à retenir le très jeune âge des victimes au moment des faits, le lien de parenté entre le prévenu et les victimes, et le contexte de commission des faits, sans mieux s'expliquer sur l'existence d'un rapport d'autorité sur la totalité de la période de prévention, alors que la constatation d'un rapport d'autorité conditionnait l'application de la loi du 10 juillet 1989, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
19. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Sur le moyen, pris en sa première branche
Vu l'article 515 du code de procédure pénale :
20. La cour d'appel ne peut, sur le seul appel du prévenu, aggraver son sort.
21. Il résulte de l'arrêt attaqué que, alors que le prévenu était seul appelant des dispositions civiles du jugement, la cour d'appel l'a condamné à verser aux parties civiles des sommes supérieures à celles qui avaient été accordées par la juridiction du premier degré.
22. En prononçant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
23. La cassation est, par conséquent, également encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
24. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions civiles de l'arrêt attaqué relatives à la fixation du préjudice de Mme [R] et Mme [V] [F]. Les autres dispositions seront donc maintenues.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Grenoble, en date du 7 mars 2024, mais en ses seules dispositions civiles concernant Mme [R] et Mme [V] [F], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans la limite de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Chambéry, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Grenoble et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du neuf avril deux mille vingt-cinq.