Vu la procédure suivante :
La société anonyme (SA) Manitou BF a demandé au tribunal administratif de Nantes de de prononcer la restitution d'une fraction de la cotisation primitive d'impôt sur les sociétés à laquelle elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2011, correspondant à la réintégration dans son résultat fiscal d'une quote-part pour frais et charges des produits de participation perçus de ses filiales établies dans des Etats membres de l'Union européenne autres que la France.
Par une ordonnance n° 1510650 du 26 septembre 2017, le président du tribunal administratif de Nantes a transmis, sur le fondement de l'article R. 351-3 du code de justice administrative, la demande de la société Manitou BF au tribunal administratif de Montreuil, qui l'a rejetée par un jugement n° 1708681 du 16 juillet 2018.
Par un arrêt n° 18VE02710 du 27 mai 2021, la cour administrative d'appel de Versailles a annulé ce jugement et fait droit à la demande de la société Manitou BF.
Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 30 juin 2021 et 31 mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie, des finances et de la relance demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- l'arrêt du 2 septembre 2015 Groupe Steria SCA (C-386/14) de la Cour de justice de l'Union européenne ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Charles-Emmanuel Airy, auditeur,
- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de la société Manitou BF ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Manitou BF a perçu, en 2011, des dividendes en provenance de filiales établies dans des Etats membres de l'Union européenne autres que la France. Elle les a placés sous le régime des sociétés-mères prévu aux articles 145 et 216 du code général des impôts. Conformément au I de l'article 216, elle a déduit le montant de ces dividendes de son bénéfice net, à l'exception d'une quote-part de frais et charges de 5 % de leur montant total. Par une réclamation du 24 décembre 2014, elle a demandé la restitution de la fraction de la cotisation d'impôt sur les sociétés à laquelle elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2011 correspondant à la réintégration de cette quote-part, au motif que cette réintégration avait été opérée en application de dispositions législatives portant atteinte à la liberté d'établissement protégée par l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Après le rejet de cette réclamation, elle a porté le litige devant le tribunal administratif de Nantes, qui a transmis sa demande au tribunal administratif de Montreuil, lequel a rejeté sa demande par un jugement du 26 septembre 2017. Le ministre de l'économie, des finances et de la relance se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 27 mai 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a, sur appel de la société Manitou BF, annulé ce jugement et accordé à cette dernière la restitution des sommes réclamées.
2. Le I de l'article 216 du code général des impôts dispose, dans sa rédaction applicable au litige, qu'une société mère peut déduire de son bénéfice net total les produits nets des participations ouvrant droit à l'application du régime des sociétés mères perçus au cours d'un exercice, défalcation faite d'une quote-part de frais et charges fixée uniformément à 5 % du produit total des participations, crédit d'impôt compris. Aux termes de l'article 223 A du même code, dans sa rédaction alors en vigueur, relatif aux conditions d'accès au régime de l'intégration fiscale : " Une société peut se constituer seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû sur l'ensemble des résultats du groupe formé par elle-même et les sociétés dont elle détient 95 % au moins du capital, de manière continue au cours de l'exercice, directement ou indirectement par l'intermédiaire de sociétés ou d'établissements stables membres du groupe (...). / Seules peuvent être membres du groupe les sociétés ou les établissements stables qui ont donné leur accord et dont les résultats sont soumis à l'impôt sur les sociétés dans les conditions de droit commun ou selon les modalités prévues à l'article 214. (...) ". Aux termes de son article 223 B, dans sa rédaction applicable, qui définit le régime de l'intégration fiscale : " Le résultat d'ensemble est déterminé par la société mère en faisant la somme algébrique des résultats de chacune des sociétés du groupe, déterminés dans les conditions de droit commun ou selon les modalités prévues à l'article 214. / Le résultat d'ensemble est diminué de la quote-part de frais et charges afférente aux produits de participation perçus par une société du groupe d'une société membre du groupe depuis plus d'un exercice et aux produits de participation perçus par une société du groupe d'une société intermédiaire pour lesquels la société mère apporte la preuve qu'ils proviennent de produits de participation versés par une société membre du groupe depuis plus d'un exercice et n'ayant pas déjà justifié des rectifications effectuées en application du présent alinéa ou du troisième alinéa. (...) ".
3. L'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne stipule : " Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre (...) ".
4. Par un arrêt du 2 septembre 2015 Groupe Steria SCA (C-386/14), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une législation d'un État membre relative à un régime d'intégration fiscale en vertu de laquelle une société mère intégrante bénéficie de la neutralisation de la réintégration d'une quote-part de frais et charges forfaitairement fixée à 5 % du montant net des dividendes perçus par elle des sociétés résidentes parties à l'intégration, alors qu'une telle neutralisation lui est refusée, en vertu de cette législation, pour les dividendes qui lui sont distribués par ses filiales situées dans un autre État membre qui, si elles avaient été résidentes, y auraient été objectivement éligibles, sur option.
5. Le ministre soutient que la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit en jugeant que la société Manitou BF était fondée à soutenir, à l'appui de sa demande en réduction de la cotisation d'impôt sur les sociétés à laquelle elle avait été assujettie au titre de l'exercice clos en 2011, que l'article 223 B du code général des impôts méconnaissait la liberté d'établissement en tant qu'il ne prévoyait pas la possibilité, pour une société mère, de neutraliser la quote-part de frais et charges réintégrée à raison des produits de participation en provenance de filiales établies dans un Etat membre de l'Union européenne autre que la France satisfaisant aux critères d'éligibilité au régime d'intégration fiscale, en écartant comme étant dépourvue d'incidence à cet égard la circonstance que cette société mère, bien que détenant en France des filiales éligibles, n'y avait pas constitué de groupe fiscal intégré.
6. Soulève une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne la question de savoir si l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne s'oppose à une législation d'un État membre relative à un régime d'intégration fiscale en vertu de laquelle une société mère intégrante bénéficie de la neutralisation de la quote-part de frais et charges réintégrée à raison des dividendes perçus par elle de sociétés résidentes parties à l'intégration ainsi que, pour tenir compte de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne mentionné au point 4, à raison de dividendes perçus de filiales établies dans un autre État membre qui, si elles avaient été résidentes, auraient été objectivement éligibles, sur option, au régime d'intégration mais qui refuse le bénéfice de cette neutralisation à une société mère résidente qui, en dépit de l'existence de liens capitalistiques avec d'autres entités résidentes permettant la constitution d'un groupe fiscal intégré, n'a pas opté pour son appartenance à un tel groupe, à raison tant des dividendes qui lui sont distribués par ses filiales résidentes que de ceux provenant de filiales établies d'autres Etats membres satisfaisant aux critères d'éligibilité autres que la résidence.
7. Il y a, dès lors, lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de cette question en application du b) de l'article 267, alinéa 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur le pourvoi du ministre de l'économie, des finances et de la relance.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Il est sursis à statuer sur le pourvoi du ministre de l'économie, des finances et de la relance jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question de savoir si l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne s'oppose à une législation d'un État membre relative à un régime d'intégration fiscale en vertu de laquelle une société mère intégrante bénéficie de la neutralisation de la quote-part de frais et charges réintégrée à raison des dividendes perçus par elle de sociétés résidentes parties à l'intégration ainsi que, pour tenir compte de l'arrêt du 2 septembre 2015 Groupe Steria SCA (C-386/14), à raison de dividendes perçus de filiales établies dans un autre État membre qui, si elles avaient été résidentes, auraient été objectivement éligibles, sur option, au régime d'intégration mais qui refuse le bénéfice de cette neutralisation à une société mère résidente qui, en dépit de l'existence de liens capitalistiques avec d'autres entités résidentes permettant la constitution d'un groupe fiscal intégré, n'a pas opté pour son appartenance à un tel groupe, à raison tant des dividendes qui lui sont distribués par ses filiales résidentes que de ceux provenant de filiales établies d'autres Etats membres satisfaisant aux critères d'éligibilité autres que la résidence.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à la société anonyme Manitou BF et au greffier de la Cour de justice de l'Union européenne.
Délibéré à l'issue de la séance du 1er juin 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin, président de chambre ; M. Stéphane Verclytte, M. Mathieu Herondart, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, Mme Françoise Tomé, M. Jonathan Bosredon, conseillers d'Etat et M. Charles-Emmanuel Airy, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 14 juin 2022.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Charles-Emmanuel Airy
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle