Vu la procédure suivante :
Par une décision n° 435323 du 29 septembre 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a annulé l'arrêt n° 17NT03250 du 5 juillet 2019 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel formé par M. A... D... contre le jugement n° 1500510 du 30 mai 2017 par lequel le tribunal administratif d'Orléans a rejeté sa demande et celle qu'il avait formée au nom de ses enfants mineurs, E... et C..., tendant à la condamnation de l'Etat à les indemniser des préjudices qu'ils estiment avoir subis à la suite d'une vaccination obligatoire contre l'hépatite B.
Par un arrêt n° 21NT02781 du 3 février 2023, la cour administrative d'appel de Nantes, statuant sur renvoi du Conseil d'Etat, a rejeté la requête de M. D..., agissant tant en son nom propre qu'en celui de son fils, et de Mme E... D..., devenue majeure.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 4 avril et 4 juillet 2023 et le 15 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. D..., agissant tant en son nom propre qu'en celui de son fils, et Mme E... D... demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- le code du service national ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de M. D... et autres ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. D..., vacciné en 1994 et 1995 contre le virus de l'hépatite B, à titre obligatoire, pendant son service national, a souffert à partir de septembre 1995 de divers troubles qu'il a attribués à cette vaccination, en lien avec une myofasciite à macrophages par ailleurs diagnostiquée en 1997. Il a bénéficié pour ce motif, à partir de 2001, d'une pension militaire d'invalidité. Le ministre de la défense a toutefois rejeté sa demande d'indemnisation des préjudices non réparés par cette pension, par une décision du 17 mars 2015. Par un jugement du 30 mai 2017, le tribunal administratif d'Orléans a rejeté la demande de M. D..., agissant en son nom propre et pour le compte de ses enfants mineurs, tendant à l'indemnisation de ces préjudices sur le fondement de l'article L. 62 du code du service national. Par une décision du 29 septembre 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a annulé l'arrêt par lequel la cour administrative d'appel de Nantes avait rejeté son appel contre ce jugement et renvoyé l'affaire devant la même cour administrative d'appel. L'intéressé, agissant tant en son nom propre qu'en celui de son fils C..., mineur à la date d'introduction du pourvoi, et sa fille, Mme E... D..., désormais majeure, se pourvoient en cassation contre l'arrêt du 3 février 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, statuant sur renvoi du Conseil d'Etat, après avoir, en application de l'article R. 625-3, devenu l'article R. 626-3, du code de justice administrative, invité l'Académie nationale de médecine à produire des observations d'ordre général destinées à l'éclairer sur la solution à donner au litige, a de nouveau rejeté son appel contre le jugement de première instance.
Sur le pourvoi en cassation de M. D... et autres :
2. Saisis d'un litige individuel portant sur la réparation des conséquences pour la personne concernée d'une vaccination présentant un caractère obligatoire, il appartient aux juges du fond, dans un premier temps, non pas de rechercher si le lien de causalité entre la vaccination et l'affection présentée est ou non établi, mais de s'assurer, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant eux, qu'il n'y a aucune probabilité qu'un tel lien existe. Il leur appartient ensuite, soit, s'il ressort de cet examen qu'il n'y a aucune probabilité qu'un tel lien existe, de rejeter la demande, soit, dans l'hypothèse inverse, de procéder à l'examen des circonstances de l'espèce et de ne retenir alors l'existence d'un lien de causalité entre la vaccination obligatoire subie par la victime et les symptômes qu'elle a ressentis que si ceux-ci sont apparus, postérieurement à la vaccination, dans un délai normal pour ce type d'affection, ou se sont aggravés à un rythme et une ampleur qui n'étaient pas prévisibles au vu de son état de santé antérieur ou de ses antécédents et, par ailleurs, qu'il ne ressort pas du dossier qu'ils peuvent être regardés comme résultant d'une autre cause que la vaccination.
3. Pour rejeter la demande d'indemnisation de M. D..., la cour administrative d'appel a, aux points 3 à 6 de son arrêt, analysé les observations d'ordre général de l'Académie nationale de médecine qu'elle avait sollicitées, et en a déduit, au point 7, qu'" en l'état des connaissances scientifiques (...), aucune probabilité d'un lien de causalité entre l'injection du vaccin contre le virus de l'hépatite B contenant ou non un adjuvant aluminique et la survenue de symptômes pouvant se rattacher aux manifestations cliniques caractéristiques d'une myofasciite à macrophages ne peut être retenue ".
4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que des travaux scientifiques, conduits pour l'essentiel par une équipe du centre hospitalier universitaire Henri Mondor à partir de 1998, ont formulé l'hypothèse d'un lien entre l'administration de vaccins comportant des adjuvants à base de sels d'aluminium et la survenance d'un ensemble de symptômes de douleurs musculaires et articulaires, d'asthénie et de troubles cognitifs rattachés à la myofasciite à macrophages et qu'en 1999, puis à nouveau en 2002, l'Organisation mondiale de la santé a recommandé de mener des recherches complémentaires sur cette question. Les observations d'ordre général de l'Académie nationale de médecine, sollicitées par la cour administrative d'appel de Nantes, après avoir rappelé ces éléments, indiquent que les recherches ultérieures, ainsi que plusieurs rapports consacrés aux adjuvants vaccinaux par l'Académie nationale de médecine en 2012, le Haut conseil de la santé publique en 2013 et l'Académie nationale de pharmacie en 2016, ont permis d'établir un lien entre les vaccinations comportant, à l'instar de celle reçue par M. D..., des adjuvants à base de sels d'aluminium et l'existence de lésions histologiques autour du site d'injection, constitutives de la myofasciite à macrophages, mais n'ont jamais validé l'association entre ces lésions et les signes cliniques mentionnés ci-dessus et relevés chez certains des patients qui en étaient atteints, ce dont elles concluent que le " rôle éventuel [des adjuvants à base de sels d'aluminium] dans la mise en œuvre d'une maladie clinique générale, qu'elle soit inflammatoire et/ou auto-immune (...) n'est pas démontré à ce jour ".
5. Il résulte de l'ensemble des éléments relevés par l'arrêt attaqué et rappelés au point 4 ainsi que des autres pièces du dossier soumis aux juges du fond que si aucun lien de causalité n'a pu être établi à ce jour entre l'administration de vaccins contenant des adjuvants à base de sels d'aluminium et des symptômes de douleurs musculaires et articulaires, d'asthénie et de troubles cognitifs susceptibles d'être rattachés aux lésions histologiques caractéristiques de la myofasciite à macrophages retrouvées, chez les patients concernés, autour du site d'injection, l'hypothèse qu'un tel lien existe a été envisagée par des travaux de recherche scientifique ayant donné lieu à des publications dans des revues reconnues, qui ne sont pas formellement démentis par les données actuelles de la science, notamment pas par les observations d'ordre général de l'Académie nationale de médecine précédemment mentionnées, qui se bornent à faire la synthèse de travaux déjà connus, sans s'appuyer sur des travaux de recherche ou une méthodologie d'analyse nouveaux, et qui ne concluent, au demeurant, qu'à l'absence de démonstration de l'existence d'un lien entre vaccin contenant des adjuvants aluminiques et symptômes déjà mentionnés. Dès lors, en jugeant qu'au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, il n'y avait aucune probabilité qu'existe un lien entre ces symptômes et la vaccination contre l'hépatite B, la cour administrative d'appel de Nantes a inexactement qualifié les faits de la cause.
6. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi, M. D... et autres sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent.
7. Conformément au second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, il incombe au Conseil d'Etat, statuant au contentieux de régler l'affaire au fond.
Sur le règlement du litige :
En ce qui concerne l'exception de prescription retenue par le tribunal administratif :
8. Aux termes du deuxième alinéa de l'article L. 62 du code du service national : " Nonobstant les dispositions régissant les régimes de couverture sociale qui leur sont propres, les jeunes gens accomplissant les obligations du service national, victimes de dommages corporels subis dans le service ou à l'occasion du service, peuvent, ainsi que leurs ayants droit, obtenir de l'Etat, lorsque sa responsabilité est engagée, une réparation complémentaire destinée à assurer l'indemnisation intégrale du dommage subi, calculée selon les règles du droit commun. " Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics visée ci-dessus : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. " Dans le cas d'indemnisation d'un dommage corporel, le délai de cette prescription commence à courir au premier jour de l'année suivant la date de consolidation du dommage. Enfin, aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance. / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption ".
9. Il résulte de l'instruction que si le rapport de l'expertise réalisée en mai 2014 par le Dr B... à la demande de l'administration indique qu'une certaine stabilité clinique semble avoir été constatée chez M. D... après 2007, plusieurs documents médicaux versés au dossier, notamment, outre ce rapport, le compte-rendu d'expertise du Dr F... de juin 2010 et le bilan d'hospitalisation à l'Institution nationale des Invalides en juillet 2017, mettent en évidence, de manière concordante, la difficulté à fixer la date de consolidation de l'état de santé de l'intéressé en raison du caractère évolutif de certains des symptômes dont il est atteint. Il en ressort toutefois que cette date ne pouvait être antérieure à 2010. Dès lors, l'action en réparation n'était pas prescrite le 13 novembre 2013, date à laquelle M. D... a formé sa demande indemnitaire préalable.
10. Il suit de là que M. D... et autres sont fondés à demander l'annulation du jugement du tribunal administratif d'Orléans qui a fait droit à l'exception de prescription quadriennale opposée par le ministre pour rejeter la demande indemnitaire dont il était saisi.
11. Il appartient au Conseil d'Etat, saisi du litige par l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur la demande présentée par M. D... et autres devant le tribunal administratif d'Orléans.
En ce qui concerne la demande de première instance :
Quant à l'engagement de la responsabilité de l'Etat :
12. Ainsi qu'il a été dit aux points 4 et 5, la probabilité de l'existence d'un lien de causalité entre l'administration d'un vaccin contenant des adjuvants à base de sels d'aluminium et les symptômes de douleurs musculaires et articulaires, d'asthénie et de troubles cognitifs susceptibles d'être rattachés à la myofasciite à macrophages ne peut, dans le dernier état des connaissances scientifiques, être regardée comme exclue. Il y a donc lieu, de faire application des principes énoncés au point 2, en examinant, dans les circonstances de l'espèce, si les symptômes sont apparus, postérieurement à la vaccination, dans un délai normal pour ce type d'affection, ou se sont aggravés à un rythme et une ampleur qui n'étaient pas prévisibles au vu de l'état de santé antérieur ou des antécédents de l'intéressé et, par ailleurs, s'il ne ressort pas du dossier qu'ils peuvent être regardés comme résultant d'une autre cause que la vaccination litigieuse.
13. Il résulte de l'instruction, notamment des documents médicaux produits au dossier, que M. D..., qui a reçu, les 3 mai, 29 juin, 22 août 1994 et le 8 février 1995 des injections du vaccin contre l'hépatite B, contenant des adjuvants à base de sels d'aluminium, a ressenti à partir de septembre 1995 des troubles consistant en des douleurs musculaires, et un état d'essoufflement et de fatigue généralisée, qui se sont aggravés et ont conduit à plusieurs hospitalisations à partir de décembre 1995, et auxquels se sont ajoutés des troubles cognitifs. Une biopsie réalisée en mars 2017 a mis en évidence des lésions de myofasciite à macrophages autour des sites d'injection. Le délai d'apparition des symptômes, inférieur à un an, peut être considéré comme normal pour une affection liée à la myofasciite à macrophages et se caractérisant par les symptômes manifestés. Contrairement à ce que soutient le ministre de la défense et des armées, il ne résulte pas de l'instruction qu'une autre cause que les vaccinations reçues par l'intéressé puisse être retenue pour expliquer ces symptômes. Il en résulte que, dans les circonstances de l'espèce, le lien de causalité entre la vaccination contre l'hépatite B reçue par M. D... dans le cadre de son service national et les symptômes dont il est atteint doit être regardé comme établi et que, dès lors, l'intéressé est fondé à soutenir que la responsabilité de l'Etat est engagée au titre des dispositions de l'article L. 62 du code du service national.
Quant à l'indemnisation des préjudices subis par M. D... :
14. En premier lieu, M. D... est fondé à réclamer la compensation des souffrances endurées à titre temporaire, que le rapport d'expertise du Dr B... réalisé le 23 mai 2014 évalue à " au minimum " un niveau de 5 sur une échelle allant jusqu'à 7. Il sera fait une juste appréciation de ce poste de préjudice en le fixant à 20 000 euros.
15. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que M. D... subit un préjudice esthétique résultant notamment de troubles de la marche nécessitant l'utilisation d'une canne pour les distances supérieures à un kilomètre. Il en sera fait une juste appréciation en le fixant à 3 000 euros.
16. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que M. D... a été contraint, en raison de son état de santé, de renoncer à plusieurs activités exigeant un effort physique, notamment la pratique du karaté qu'il exerçait à haut niveau. Il sera fait une juste appréciation de son préjudice d'agrément en le fixant à 2 000 euros.
Quant à l'indemnisation des préjudices subis par M. C... D... et Mme E... D... :
17. Il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par les enfants de M. D... du fait de la dégradation de l'état de santé de leur père, en allouant à ce titre la somme de 3 000 euros à son fils, M. C... D..., qui est désormais majeur, et la même somme à sa fille, Mme E... D....
18. Il résulte de tout ce qui précède qu'il convient de condamner à l'Etat à verser à M. A... D... la somme de 25 000 euros et la somme de 3 000 euros chacun à M. C... D... et Mme E... D....
Quant aux intérêts :
19. Conformément à l'article 1231-6 du code civil, M. D... et autres ont droit aux intérêts au taux légal afférents aux sommes indiquées au point 18 à compter du 13 novembre 2013, date de la demande préalable à l'administration.
Sur les frais d'instance :
20. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat la somme globale de 5 000 euros à verser à M. D... et autres au titre des frais exposés par eux devant le Conseil d'Etat, la cour administrative d'appel de Nantes et le tribunal administratif d'Orléans.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 3 février 2023 de la cour administrative de Nantes est annulé.
Article 2 : Le jugement du 30 mai 2017 du tribunal administratif d'Orléans est annulé.
Article 3 : L'Etat versera les sommes de 25 000 euros à M. A... D... et de 3 000 euros chacun à Mme E... D... et M. C... D..., avec intérêts au taux légal à compter du 13 novembre 2013.
Article 4 : L'Etat versera à M. D... et autres la somme globale de 5 000 euros au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
Article 5 : Le surplus des conclusions présentées par M. D... et autres est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. A... D..., premier dénommé, et au ministre des armées et des anciens combattants.
Délibéré à l'issue de la séance du 9 octobre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, conseillers d'Etat et Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire, rapporteure.
Rendu le 7 novembre 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Amel Hafid
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras