Vu la procédure suivante :
1° Sous le numéro 474812, par une requête et deux mémoires, enregistrés les 6 juin, 20 décembre 2023 et 21 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... C..., agissant en son nom et au nom de sa fille mineure, A... D..., demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports a rejeté sa demande, reçue le 4 février 2023, d'abrogation de la circulaire du 5 mai 2021 relative aux règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports et les pratiques d'enseignement ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports d'abroger la circulaire du 5 mai 2021, dans le délai d'un mois à compter de la décision à intervenir et sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;
3°) à titre subsidiaire, de renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne des questions préjudicielles portant sur :
- le point de savoir si le droit de l'Union est applicable à la présente espèce ;
- le point de savoir l'article 14 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit le droit de toute personne à l'éducation peut être interprété comme s'opposant à une règlementation nationale qui interdit aux personnes chargées de l'éducation des élèves de leur enseigner une variation de la langue française inclusive à l'égard des femmes et des minorités de genre, alors que cette variation est très largement utilisée en France, y compris par des autorités officielles françaises ;
- le point de savoir si l'article 14 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques peut être interprété comme s'opposant à une réglementation nationale qui limite l'enseignement, au détriment de la conception philosophique égalitaire des parents, à une seule variation de la langue où le genre masculin l'emporte sur le genre féminin et interdit l'usage de toute autre variation ;
- le point de savoir si l'article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit la liberté de conscience peut être interprété comme s'opposant à une règlementation nationale qui interdit aux élèves d'apprendre un langage leur permettant d'accéder à une conscience égalitaire et inclusive des genres et de pouvoir se penser et se représenter le monde en dehors de la binarité de genre ;
- le point de savoir si l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit la liberté d'expression peut être interprété comme s'opposant à une réglementation nationale qui interdit aux élèves d'apprendre un langage leur permettant d'exprimer pleinement l'égalité entre les genres, ainsi que leur non-binarité, et aux membres du corps professoral d'utiliser ce langage dans leurs échanges avec les élèves et dans les textes administratifs qu'ils produisent ;
- le point de savoir si l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit le droit au respect de la vie privée peut être interprété comme s'opposant à une réglementation nationale qui interdit l'enseignement d'un langage permettant seul aux femmes et aux personnes non-binaires de ne pas être assimilées, du fait des règles d'accord seules enseignées, au genre masculin ;
- le point de savoir si l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui interdit toute discrimination fondée notamment sur le sexe s'applique également au langage et, dans l'affirmative, s'il doit être interprété comme s'opposant à une réglementation nationale qui fait du seul genre masculin un genre générique et interdit l'utilisation dans les textes encadrant le travail des élèves et des membres du corps enseignant d'autres variations de la langue française permettant de lutter contre les stéréotypes de genre.
2° Sous le numéro 487671, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 août et 20 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... C..., agissant en son nom et au nom de sa fille mineure, A... E..., demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports a rejeté leur demande, reçue le 10 juin 2023, d'abrogation de la circulaire du 5 mai 2021 relative aux règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports et les pratiques d'enseignement ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports d'abroger la circulaire du 5 mai 2021, dans le délai d'un mois à compter de la décision à intervenir et sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;
3°) à titre subsidiaire, de renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne les mêmes questions préjudicielles que celles présentées sous le numéro 474812.
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Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, notamment son préambule ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son Premier protocole additionnel ;
- le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 ;
- le code de l'éducation ;
- la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Nicole da Costa, conseillère d'Etat,
- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. Par une circulaire du 5 mai 2021 intitulée " Règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports et les pratiques d'enseignement ", publiée au bulletin officiel du ministère du 6 mai 2021 et adressée aux recteurs et rectrices d'académie, aux directeurs et directrices d'administration centrale et aux personnels du ministère, le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports a demandé aux services de respecter, pour les actes et les usages administratifs, la circulaire du Premier ministre du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française, afin de participer à la lutte contre les stéréotypes de genre. Par ailleurs, il a indiqué que, dans le cadre de l'enseignement, il convenait, d'une part, de proscrire l'usage et l'enseignement de certaines règles relevant de l'écriture dite inclusive, et notamment le point médian, qui modifient le respect des règles d'accords usuels attendues dans le cadre des programmes d'enseignement, d'autre part, de rechercher la féminisation des métiers, des fonctions et des termes et de veiller aux choix des exemples et des énoncés en situation d'enseignement pour lutter contre les représentations stéréotypées et assurer le respect de l'égalité entre les filles et les garçons. Par deux requêtes distinctes, qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, M. C..., agissant en son nom et au nom de sa fille mineure, demande l'annulation des décisions implicites par lesquelles le ministre chargé de l'éducation nationale a refusé d'abroger cette circulaire, en tant qu'elle proscrit l'usage et l'enseignement des règles de l'écriture dite inclusive mentionnées ci-dessus.
2. En premier lieu, aux termes du treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère celui de la Constitution de 1958 : " La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat ". Aux termes de l'article 2 du Premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ".
3. D'une part, le droit à l'instruction garanti par l'article 2 du Premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'interdit pas une réglementation de son exercice par les Etats signataires, pour des motifs d'intérêt général. En prescrivant aux enseignants, afin de faciliter l'acquisition de la langue française et de la lecture et de favoriser l'égalité des chances entre tous les élèves, de se conformer " aux règles grammaticales et syntaxiques " et de ne pas recourir à l'écriture dite inclusive qui " modifie le respect des règles d'accords usuels attendues dans le cadre des programmes ", le ministre n'a méconnu ni le principe d'égal accès à l'instruction garanti par le treizième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, ni le droit à l'instruction, alors qu'il n'est pas soutenu que l'absence d'enseignement à l'école de ce type d'écriture pourrait rendre incompréhensibles pour les citoyens certains textes qui l'emploient. D'autre part, les prescriptions de la circulaire, qui ne s'appliquent que dans le cadre de l'enseignement scolaire et ne prônent en rien l'inégalité entre les sexes, ne méconnaissent pas plus le droit des parents à l'instruction de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques tel qu'il est garanti par les stipulations précitées de l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du droit à l'instruction garanti par le préambule de la Constitution de 1946, le premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou, en tout état de cause, l'article 14 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ne peut qu'être écarté.
4. En deuxième lieu, il ne saurait être sérieusement soutenu que la circulaire incriminée, qui se borne à prescrire l'emploi dans l'enseignement de la version communément admise de la langue française, porterait atteinte à la liberté de conscience des enseignants ou des élèves garantie par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou, en tout état de cause, l'article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
5. En troisième lieu, l'obligation faite aux élèves et enseignants de s'exprimer, par écrit, dans le cadre de l'enseignement scolaire, en respectant certaines règles grammaticales et syntaxiques ne saurait être regardée comme portant atteinte à leur liberté d'expression au sens de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou, en tout état de cause, l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
6. En quatrième lieu, en se bornant à demander aux élèves et enseignants d'appliquer, dans le cadre de l'enseignement scolaire, les règles d'accords communément admises dans la langue française, dont celle dite du " masculin générique ", et à proscrire d'autres règles d'accords ou les graphies recourant à la fragmentation des mots, la circulaire, qui par ailleurs recommande de lutter contre les stéréotypes de genre et de promouvoir l'égalité entre les filles et les garçons, ne saurait, eu égard à sa portée, être regardée comme portant atteinte, pour les " élèves femmes et appartenant aux minorités de genre " au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 2 de la Déclaration des droits et l'homme et du citoyen ou, en tout état de cause, l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
7. En cinquième lieu, si le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes dispose que " L'Etat et les collectivités territoriales, ainsi que leurs établissements publics, mettent en œuvre une politique pour l'égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée ", cette loi ne comporte aucune disposition relative à l'écriture de la langue française qui aurait été méconnue par la circulaire en litige. Le requérant ne peut, par ailleurs, utilement se prévaloir des recommandations du Comité des ministres du Conseil de l'Europe (90) 4 du 21 février 1990 sur l'élimination du sexisme dans le langage, (2007) 17 du 21 novembre 2007 sur les normes et mécanismes d'égalité entre les femmes et les hommes et (2019) 1 du 27 mars 2019 sur la prévention et la lutte contre le sexisme, qui sont dépourvues de toute portée normative. Enfin, en enjoignant aux enseignants de féminiser systématiquement l'intitulé des fonctions tenues par une femme, de recourir à des formulations ne marquant pas de préférence de genre ou encore de lutter contre les représentations stéréotypées par le choix des exemples et des énoncés dans le cadre de l'enseignement, la circulaire attaquée, quand bien même elle proscrit l'usage de l'écriture dite " inclusive ", ne saurait, eu égard à son objet et à son effet, être regardée comme portant atteinte aux principes d'égalité et de non-discrimination, en méconnaissance de l'article 1er de la Constitution, de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou, en tout état de cause, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes ou de l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
8. En sixième lieu, si l'article L. 111-1 du code de l'éducation nationale dispose que " Le service de l'éducation nationale (...) veille à la scolarisation inclusive de tous les enfants, sans aucune distinction ", ces dispositions n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet d'imposer, comme le soutient le requérant, " la démasculinisation de la grammaire ".
9. Enfin, le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports a signé le 7 mars 2017 avec le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes la convention d'engagement pour la mise en œuvre du " Guide pratique pour une communication sans stéréotype de sexe " dont la troisième recommandation invite à l'utilisation d'un langage " inclusif " dans la communication institutionnelle. La contradiction, qui n'est qu'apparente, entre cette recommandation relative à la communication institutionnelle et les prescriptions de la circulaire attaquée, qui rappelle les dispositions de la circulaire du Premier ministre du 27 novembre 2017 demandant de ne pas faire usage de l'écriture inclusive pour les actes administratifs et la rédaction des textes officiels, est en tout état de cause sans incidence sur la légalité de cette circulaire. M. C... ne peut pas davantage utilement soutenir que cette circulaire méconnaîtrait le principe de clarté et d'intelligibilité de la loi en ce qu'elle serait contraire aux engagements pris dans le cadre de cette convention.
10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de questions préjudicielles en l'absence de difficultés sur l'interprétation du droit de l'Union européenne, que M. C... n'est pas fondé à demander, en son nom et au nom de sa fille mineure, l'annulation des décisions par lesquelles le ministre chargé de l'éducation nationale a implicitement rejeté les demandes d'abrogation de la circulaire du 5 mai 2021 qu'ils lui ont adressées. Ses requêtes ne peuvent, y compris leurs conclusions à fin d'injonction, qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : Les requêtes de M. C... sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. B... C... et à la ministre de l'éducation nationale.
Délibéré à l'issue de la séance du 28 novembre 2024 où siégeaient : M. Stéphane Verclytte, président de chambre, présidant ; Mme Sylvie Pellissier, conseillère d'Etat et Mme Nicole da Costa, conseillère d'Etat-rapporteure.
Rendu le 20 décembre 2024.
Le président :
Signé : M. Stéphane Verclytte
La rapporteure :
Signé : Mme Nicole da Costa
La secrétaire :
Signé : Mme Nathalie Martinez-Casanova