Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 juin et 30 août 2024 devant la section du contentieux du Conseil d'Etat, Mme D... E... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 29 avril 2024 rapportant le décret du 4 novembre 2021 lui accordant la nationalité française ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur l'Union européenne
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code civil ;
- le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Christophe Pourreau, conseiller d'Etat,
- les conclusions de Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article 27-2 du code civil : " Les décrets portant acquisition, naturalisation ou réintégration peuvent être rapportés sur avis conforme du Conseil d'Etat dans le délai de deux ans à compter de leur publication au Journal officiel si le requérant ne satisfait pas aux conditions légales ; si la décision a été obtenue par mensonge ou fraude, ces décrets peuvent être rapportés dans le délai de deux ans à partir de la découverte de la fraude ".
2. Il ressort des pièces du dossier que Mme E..., ressortissante burkinabè, a déposé une demande de naturalisation auprès de la préfecture de l'Essonne le 21 août 2019, par laquelle elle a indiqué être mère d'une fille, née le 11 septembre 2012, C... B..., de nationalité française en raison de la reconnaissance de paternité de M. A... B..., de nationalité française. Au vu de ses déclarations, l'intéressée a été naturalisée par décret du 4 novembre 2021, publié au Journal officiel de la République française du 6 novembre 2021. Par courrier du 22 avril 2002 reçu le 3 mai suivant par les services du ministre chargé des naturalisations, l'intéressée a informé l'administration de ce que sa fille n'avait pas acquis la nationalité française par filiation. Par décret du 29 avril 2024, le Premier ministre a rapporté le décret du 4 novembre 2021 au motif qu'il n'avait été pris qu'à raison de manœuvres frauduleuses de l'intéressée. Mme E... demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.
3. En premier lieu, le délai de deux ans imparti par l'article 27-2 du code civil pour rapporter le décret de naturalisation de Mme E... a commencé à courir à la date à laquelle la réalité de la situation de l'intéressée a été portée à la connaissance du ministre chargé des naturalisations. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que les services du ministre chargé des naturalisations n'ont été informés par la requérante elle-même des éléments relatifs à sa situation susceptibles de révéler l'existence d'une fraude que par un courrier du 22 avril 2022, reçu le 3 mai 2022 relatif à la nationalité de son enfant. Dans ces conditions, le décret attaqué, qui a été signé le 29 avril 2024, a été pris avant l'expiration du délai de deux ans prévu par les dispositions de l'article 27-2 du code civil.
4. En deuxième lieu, l'article 21-27 du code civil dispose que nul ne peut acquérir la nationalité française si " son séjour en France est irrégulier au regard des lois et conventions relatives au séjour des étrangers en France ". Par suite, ainsi que l'énonce le décret attaqué, la circonstance que l'intéressée ait bénéficié d'un titre de séjour en France en tant que parent d'un enfant français sur le fondement d'une déclaration de paternité frauduleuse pouvait être de nature à modifier l'appréciation qui a été portée par l'autorité administrative sur la condition de séjour régulier du séjour prévue à l'article 21-27 du code civil.
5. Il ressort des pièces du dossier que Mme E..., entrée en France en 2011, s'y est maintenue irrégulièrement et a obtenu la régularisation de sa situation en sa qualité de mère d'un enfant français, C... B..., née le 11 septembre 2012, reconnue par anticipation par son père, alors de nationalité française. Or, par un jugement du 15 octobre 2021, confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 9 mai 2023, le tribunal judiciaire de Paris a jugé que M. B... n'était pas de nationalité française. Par ailleurs il ressort également des pièces du dossier que M. B... est impliqué dans plusieurs affaires de reconnaissance de paternité frauduleuse. Enfin, si Mme E... soutient qu'elle n'a elle-même pas entrepris de démarche frauduleuse, elle ne conteste ni avoir produit la carte d'identité française de M. B... dans le contentieux qu'elle a engagé en 2015 devant le juge administratif pour faire régulariser sa situation, puis affirmé aux services instruisant sa demande de naturalisation qu'elle n'en disposait pas, ni que M. B..., qui ne résidait pas à son adresse en 2012, n'a jamais eu de lien avec la jeune C.... Dans ces conditions, le moyen tiré de ce qu'en retirant pour fraude le décret naturalisant la requérante, le Premier ministre aurait fait une inexacte application des dispositions de l'article 27-2 du code civil doit être écarté.
6. En quatrième lieu, la définition des conditions et de la perte de la nationalité relève de la compétence de chaque Etat membre de l'Union européenne. Toutefois, dans la mesure où la perte de nationalité d'un Etat membre a pour conséquence la perte du statut de citoyen de l'Union, la perte de la nationalité d'un Etat membre doit, pour être conforme au droit de l'Union, répondre à des motifs d'intérêt général et être proportionnée à la gravité des faits qui la fondent, au délai écoulé depuis l'acquisition de la nationalité et à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer une autre nationalité. L'article 27-2 du code civil permet de rapporter, dans un délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, un décret qui a conféré la nationalité française au motif que l'intéressé a obtenu la nationalité française par mensonge ou fraude. Ces dispositions, qui ne sont pas incompatibles avec les exigences résultant du droit de l'Union européenne, permettaient en l'espèce, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, au Premier ministre, qui a procédé au contrôle de proportionnalité exigé par le droit de l'Union européenne, de rapporter légalement le décret accordant la nationalité française à Mme E..., dont il n'est pas établi qu'elle aurait perdu la nationalité burkinabè.
7. Il résulte de tout ce qui précède que Mme E... n'est pas fondée à demander l'annulation du décret du 29 avril 2024 par lequel le Premier ministre a rapporté le décret du 4 novembre 2021. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de Mme E... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à Mme D... E... et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 20 février 2025 où siégeaient : M. Nicolas Boulouis, président de chambre, présidant ; M. Jean-Yves Ollier, conseiller d'Etat et M. Christophe Pourreau, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 13 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Nicolas Boulouis
Le rapporteur :
Signé : M. Christophe Pourreau
Le secrétaire :
Signé : M. Guillaume Augé