Vu la procédure suivante :
Par une requête et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 23 août 2023 et les 28 avril, 2 et 19 août 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Sea Shepherd France, l'association Le Taille-vent et l'association Vivre activement pour garder un environnement sain (VAGUES) demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet opposée par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires à leur demande du 22 octobre 2022 tendant à ce que la liste des espèces protégées au titre de l'article L. 411-1 du code de l'environnement soit complétée afin d'y inscrire tous les Carcharhinidés et Sphyrnidae, ainsi que la grande raie guitare, la raie manta, la raie pastenague, le grand requin blanc, le requin taupe bleu, le requin émissole d'Arabie, le requin nourrice fauve et le requin renard commun;
2°) d'enjoindre à l'Etat de prendre toutes les mesures nécessaires pour compléter cette liste des espèces visées dans la demande avant un délai de 6 mois à compter de la décision à intervenir, et au-delà de ce délai sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention de Bonn du 23 juin 1979 sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2008/56/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 ;
- le règlement (UE) n° 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 ;
- le règlement (UE) n° 2019/1241 du Parlement et du Conseil du 20 juin 2019 ;
- le règlement (UE) 2022/2343 du Parlement européen et du Conseil du 23 novembre 2022 ;
- le règlement (UE) 2024/257 du Conseil du 10 janvier 2024 ;
- le code de l'environnement ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Antoine Berger, auditeur,
- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. L'association Sea Shepherd France et autres ont demandé le 22 octobre 2022 à la ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires de compléter la liste des espèces protégées au titre de l'article L. 411-1 du code de l'environnement afin d'y inscrire tous les Carcharhinidés et Sphyrnidae, ainsi que la grande raie guitare, la raie manta, la raie pastenague, le grand requin blanc, le requin taupe bleu, le requin émissole d'Arabie, le requin nourrice fauve et le requin renard commun. Ils demandent l'annulation du rejet implicite de cette demande et à ce qu'il soit enjoint à l'Etat de compléter dans cette mesure la liste des espèces protégées.
Sur le cadre juridique :
2. D'une part, en ce qui concerne la protection des espèces et des écosystèmes marins, la directive 2008/56/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 établissant un cadre d'action communautaire dans le domaine de la politique pour le milieu marin (directive-cadre " stratégie pour le milieu marin ") " met en place un cadre permettant aux États membres de prendre toutes les mesures nécessaires pour réaliser ou maintenir un bon état écologique du milieu marin au plus tard en 2020 ". Elle dispose que : " 2. À cette fin, des stratégies marines sont élaborées et mises en œuvre, de manière à : / a) assurer la protection et la conservation du milieu marin, éviter sa détérioration et, lorsque cela est réalisable, assurer la restauration des écosystèmes marins dans les zones où ils ont subi des dégradations (...). / 3. Les stratégies marines appliquent à la gestion des activités humaines une approche fondée sur les écosystèmes, permettant de garantir que la pression collective résultant de ces activités soit maintenue à des niveaux compatibles avec la réalisation du bon état écologique et d'éviter que la capacité des écosystèmes marins à réagir aux changements induits par la nature et par les hommes soit compromise, tout en permettant l'utilisation durable des biens et des services marins par les générations actuelles et à venir ".
3. La convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage du 23 juin 1979, dite convention de Bonn, stipule que ses parties " accordent une attention particulière aux espèces migratrices dont l'état de conservation est défavorable et prennent individuellement ou en coopération les mesures nécessaires pour conserver les espèces et leur habitat ". Son article III stipule notamment que : " 1. L'annexe I énumère des espèces migratrices menacées (...) / 5. Les parties qui sont des États de l'aire de répartition d'une espèce migratrice figurant à l'annexe I interdisent le prélèvement d'animaux appartenant à cette espèce ". Aux termes de son article IV : " L'annexe II énumère des espèces migratrices dont l'état de conservation est défavorable et qui nécessitent la conclusion d'accords internationaux pour leur conservation et leur gestion, ainsi que celles dont l'état de conservation bénéficierait d'une manière significative de la coopération internationale qui résulterait d'un accord international ".
4. Aux termes de l'article L. 219-7 du code de l'environnement : " Le milieu marin fait partie du patrimoine commun de la Nation. Sa protection, la conservation de sa biodiversité et son utilisation durable par les activités maritimes et littorales dans le respect des habitats et des écosystèmes marins sont d'intérêt général. / La protection et la préservation du milieu marin visent à : / 1° Eviter la détérioration du milieu marin et, lorsque cela est réalisable, assurer la restauration des écosystèmes marins dans les zones où ils ont subi des dégradations (...) / 3° Appliquer à la gestion des activités humaines une approche fondée sur les écosystèmes, permettant de garantir que la pression collective résultant de ces activités soit maintenue à des niveaux compatibles avec la réalisation du bon état écologique du milieu marin et d'éviter que la capacité des écosystèmes marins à réagir aux changements induits par la nature et par les hommes soit compromise, tout en permettant l'utilisation durable des biens et des services marins par les générations actuelles et à venir ". Aux termes de l'article L. 411-1 du même code : " I.- Lorsqu'un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l'écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d'intérêt géologique, d'habitats naturels, d'espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits : / 1° La destruction ou l'enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d'animaux de ces espèces ou, qu'ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ; (...) / 3° La destruction, l'altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d'espèces ". L'article L. 411-2 du même code dispose que : " I. - Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions dans lesquelles sont fixées : / 1° La liste limitative des habitats naturels, des espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées ainsi que des sites d'intérêt géologique, y compris des types de cavités souterraines, ainsi protégés ; / 2° La durée et les modalités de mise en œuvre des interdictions prises en application du I de l'article L. 411-1 ; / 3° La partie du territoire sur laquelle elles s'appliquent, qui peut comprendre le domaine public maritime, les eaux intérieures la mer territoriale, la zone économique exclusive et le plateau continental (...) ". Selon l'article R. 411-1 du même code, " les listes des espèces animales non domestiques et des espèces végétales non cultivées faisant l'objet des interdictions définies par l'article L. 411-1 sont établies par arrêté conjoint du ministre chargé de la protection de la nature et (...) lorsqu'il s'agit d'espèces marines, du ministre chargé des pêches maritimes ".
5. D'autre part, en ce qui concerne la pêche, selon l'article 2 du règlement (UE) n° 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 relatif à la politique commune de la pêche (PCP), qui en fixe les objectifs, cette dernière, notamment, d'une part, " applique l'approche de précaution en matière de gestion des pêches et vise à faire en sorte que l'exploitation des ressources biologiques vivantes de la mer rétablisse et maintienne les populations des espèces exploitées au-dessus des niveaux qui permettent d'obtenir le rendement maximal durable ", et, d'autre part, " met en œuvre l'approche écosystémique de la gestion des pêches afin de faire en sorte que les incidences négatives des activités de pêche sur l'écosystème marin soient réduites au minimum ".
6. L'article L. 911-2 du code rural et de la pêche maritime dispose que " la politique des pêches maritimes, de l'aquaculture marine et des activités halio-alimentaires a pour objectifs, en conformité avec les principes et les règles de la politique commune des pêches et dans le respect des engagements internationaux : / 1° De permettre d'exploiter durablement et de valoriser le patrimoine collectif que constituent les ressources halieutiques auxquelles la France accède, (...) dans le cadre d'une approche écosystémique afin de réduire au minimum les incidences négatives sur l'environnement ".
Sur le litige :
7. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande mentionnée au point 1 réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires. La légalité de ce refus doit, dès lors, être appréciée par ce juge au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.
8. Il appartient aux seules autorités compétentes de déterminer, parmi les mesures juridiques, financières, techniques ou d'organisation qui sont susceptibles d'être prises, celles qui sont les mieux à même d'assurer le respect des obligations qui leur incombent. Le refus de prendre une mesure déterminée ne saurait être regardé comme entaché d'illégalité au seul motif que la mise en œuvre de cette mesure serait susceptible de concourir au respect de ces obligations. Il ne saurait en aller autrement que dans l'hypothèse où l'édiction de la mesure sollicitée se révélerait nécessaire au respect de l'obligation en cause et où l'abstention de l'autorité compétente exclurait, dès lors, qu'elle puisse être respectée.
9. Il ressort des pièces du dossier, et il n'est pas contesté, que la liste d'espèces dont les associations requérantes sollicite la protection comprend un nombre substantiel d'espèces en mauvais état de conservation et considérées comme menacées au niveau mondial, dont quatorze espèces classées " en danger critique d'extinction " sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Les populations de requins et de raies ont ainsi connu, depuis les années 1970, une forte baisse au niveau mondial, comprise entre 71 et 87,8 %, selon les groupes d'espèces étudiés, et la pression de pêche a fortement augmenté, contribuant à l'augmentation du risque d'extinction de ces espèces.
10. Il ressort également des pièces du dossier, et il n'est pas contesté, que la régression ou la disparition de certaines espèces d'élasmobranches est susceptible d'affecter négativement les écosystèmes marins à grande échelle et sur une longue période de temps en perturbant leur équilibre, ces espèces étant considérées comme constituant la " clé de voûte " de certains réseaux trophiques marins, représentant l'ensemble des interactions alimentaires entre les êtres vivants d'un même écosystème.
11. Il ressort toutefois des pièces du dossier que plusieurs des espèces visées par la demande des associations requérantes font déjà l'objet de mesures de gestion et d'interdiction en France et dans l'Union européenne, soit par le biais d'arrêtés ministériels ou préfectoraux applicables sur certains territoires d'outre-mer, soit par le biais d'actes adoptés par les collectivités territoriales régies par l'article 74 ou le titre XIII de la Constitution, lorsque la compétence pour édicter une réglementation générale qui tend à la préservation de l'environnement leur a été attribuée, soit dans le cadre de la politique commune de la pêche. Ainsi, le règlement (UE) n° 2019/1241 du Parlement et du Conseil du 20 juin 2019 relatif à la conservation des ressources halieutiques et à la protection des écosystèmes marins par des mesures techniques et le règlement (UE) 2024/257 du Conseil du 10 janvier 2024 établissant, pour 2024, 2025 et 2026, les possibilités de pêche pour certains stocks halieutiques, applicables dans les eaux de l'Union et, pour les navires de pêche de l'Union, dans certaines eaux n'appartenant pas à l'Union, encadrent les conditions dans lesquelles certains élasmobranches peuvent être pêchés et prévoient des interdictions de pêche pour certaines espèces appartenant à cette sous-classe, dans tout ou partie des eaux de l'Union.
12. Il résulte de ce qui précède que, si l'inscription des espèces d'élasmobranches visées par la demande sur la liste des espèces protégées pourrait être de nature à concourir à leur protection lorsqu'elles sont présentes dans les eaux sous souveraineté française, eu égard aux mesures déjà prises par l'Etat dans les limites de ses compétences et compte tenu des mesures également prises par les collectivités territoriales et l'Union européenne, le refus d'inscrire ces espèces parmi les espèces protégées au titre de l'article L. 411-1 du code de l'environnement ne saurait, eu égard aux principes rappelés au point 8, être regardé comme entaché d'une erreur manifeste d'appréciation. Pour les mêmes motifs, doivent être écartés, en tout état de cause les moyens tirés de ce que le refus opposé par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires à la demande des associations requérantes méconnait le principe de précaution, porte atteinte au principe de conciliation résultant de l'article 6 de la charte de l'environnement et au droit de vivre dans un environnement sain mentionné à l'article L. 110-2 du code de l'environnement.
13. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation de l' association Sea Shepherd France et autres doivent être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, leurs conclusions à fin d'injonction. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'association Sea Shepherd France et autres est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association Sea Shepherd France, première dénommée pour l'ensemble des requérantes, et à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche.
Délibéré à l'issue de la séance du 19 février 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Cyril Roger-Lacan, M. Stéphane Hoynck, M. Bruno Bachini, conseillers d'Etat et M. Antoine Berger, auditeur-rapporteur.
Rendu le 25 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Antoine Berger
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain