Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Beneylu a demandé au tribunal administratif de Besançon d'annuler le contrat conclu le 21 février 2019 entre la région Bourgogne-Franche-Comté et la société Kosmos portant sur la fourniture logicielle, l'hébergement, l'exploitation et la maintenance applicative d'un service " espace numérique de travail " pour la communauté éducative de Bourgogne-Franche-Comté et prestations associées.
Par un jugement n° 1900679 du 25 juin 2020, le tribunal administratif de Besançon a rejeté cette demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 19 août 2020, la société Beneylu, représentée par Me Bouillot, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1900679 du 25 juin 2020 du tribunal administratif de Besançon ;
2°) d'annuler le contrat conclu le 21 février 2019 entre la région Bourgogne-Franche-Comté et la société Kosmos en vue de la fourniture logicielle, l'hébergement, l'exploitation et la maintenance applicative d'un service " espace numérique de travail " pour la communauté éducative de Bourgogne-Franche-Comté et prestations associées ;
3°) de mettre à la charge de la région Bourgogne Franche-Comté la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la région Bourgogne-Franche-Comté a méconnu les dispositions de l'article 32 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;
- le marché devait faire l'objet d'un allotissement car le recours à un marché global n'est pas justifié car il s'agit de prestations distinctes :
. il aurait fallu allotir la prestation en retenant un lot pour les espaces numériques de travail (ENT) dédié au premier degré et un autre lot spécifique pour les ENT dédié au second degré ;
. le bordereau des prix unitaires (BPU) et le devis quantitatif estimatif joint aux documents de la consultation distinguent les prestations selon qu'elles concernent le premier ou le second degré : cette seule distinction interdit le recours à un marché global ;
. les premiers juges n'ont pas étudié les conditions dérogatoires à l'allotissement et se sont arrêtés au premier stade de l'analyse, à savoir l'identification de prestations distinctes ;
. le jugement est entaché d'erreur de droit : alors que l'office du juge est de fonder sa décision sur l'existence, ou non, de prestations distinctes, et non sur la nature du besoin formulé par la région, les premiers juges n'ont pas réellement recherché s'il était possible d'établir des distinctions entre les prestations, se contentant de juger que l'absence de prestations distinctes découlait du besoin " unifié de la région " ;
. il est tout à fait possible de distinguer les deux prestations, ainsi que l'a d'ailleurs retenu le juge des référés précontractuels : les ENT du premier degré visent un public d'enfants en phase d'appréhension des outils numériques de travail, tandis que les ENT du second degré sont réservés à des adolescents déjà rompus à l'utilisation des ordinateurs et outils numériques ; les académies qui ont généralisé les solutions ENT ont privilégié une spécialisation des ENT du premier degré, avec une interopérabilité avec ceux du second degré ;
. si la solution unique exigée par la région prévoit elle-même des distinctions entre les ENT du premier et du second degré, notamment en matière d'ergonomie ou d'outils, alors il ne s'agit plus réellement d'une solution unique, mais de deux ENT distincts et interopérables, ce qui est parfaitement possible en recourant à deux lots ;
. en tout état de cause, les prestations sont dissociables en fonction de leur répartition géographique ; le marché s'étend sur une région entière, et concerne près de 450 000 élèves ;
- aucune des dérogations à l'allotissement prévues à l'article 32 de l'ordonnance n'est justifiée par la région ;
- la région Bourgogne-Franche-Comté a méconnu les dispositions du II de l'article 32 de l'ordonnance n° 2015-899 et celles de l'article 12 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 qui lui imposaient de motiver son choix de ne pas allotir le marché :
. lorsque le marché n'est pas alloti, l'acheteur public doit motiver soit l'absence de prestations distinctes, soit l'existence d'un cas dérogatoire ; c'est à tort que les premiers juges ont considéré que la région n'avait pas à motiver son choix sous prétexte qu'elle n'avait pas obligation d'allotir ; les documents de consultation comme le rapport de présentation ne sont pas motivés sur ce point ;
. l'acheteur ne s'est pas livré à une véritable étude du surcoût que représenterait l'allotissement, ainsi qu'il aurait dû pourtant le faire au stade de la définition de ses besoins et du lancement de l'appel d'offres ; si la région annonce un surcoût de formation d'un million d'euros, elle ne le démontre pas ;
. ce vice est directement lié à l'intérêt lésé.
Par un mémoire enregistré le 9 décembre 2020, la région Bourgogne Franche-Comté, représentée par DSC Avocats, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que soit mise à la charge de la société Beneylu la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle n'avait pas à motiver l'absence d'allotissement dans le dossier de consultation des entreprises car :
. il a été jugé que le pouvoir adjudicateur n'a pas à motiver l'absence d'allotissement lorsque le marché ne porte pas sur des prestations distinctes ;
. le marché litigieux ne porte pas sur deux prestations distinctes mais sur une unique prestation relative à la mise en place d'un ENT commun aux différents degrés ;
. le moyen tiré du prétendu défaut de motivation sera écarté comme étant inopérant car à supposer même que le moyen soit établi, il n'aurait pas pu léser la société requérante qui n'a pas présenté d'offre ;
. la requérante ne justifie pas d'un intérêt lésé ;
- c'est à juste titre qu'elle n'a pas alloti le marché public car il est impossible d'identifier des prestations distinctes :
. les deux ENT (premier et second degré) présentent très peu de différences : le Schéma Directeur des Espaces Numériques de Travail (SDET) confirme dans sa dernière version publiée (SDET6.1) que la plupart des exigences sont communes entre le premier et le second degré car sur 493 exigences, seuls 19 (soit 4%) sont spécifiques au premier degré, étant d'ailleurs précisé que certaines ont leur équivalence dans le second degré ;
. le fait, mis en avant par la société Beneylu, que la région a distingué, dans son BPU notamment, les prestations entre le premier et le second degré, ne signifie aucunement qu'il s'agit de prestations distinctes ;
. le rapport de la cour des comptes de 2019 intitulé " Le service public numérique pour l'éducation " incite très fortement à la mutualisation et à l'harmonisation des ENT " inter-degrés " ;
. la mutualisation des ENT " inter-degrés " ou entre le premier et le second degré fait partie des axes de développement du service public numérique de l'éducation ;
- en tout état de cause si l'on devait retenir des prestations distinctes, l'allotissement risquerait de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations ;
- la restriction de la concurrence n'est pas démontrée car plus de cinq entreprises ont pu candidater et déposer une offre pour l'attribution du marché litigieux ;
- l'allotissement entraine un risque de rendre techniquement difficile l'exécution des prestations aussi bien pour les usagers, le risque étant de perdre les élèves les plus fragiles, que pour les entités publiques du fait des difficultés techniques ;
- l'allotissement entraîne un risque de rendre plus coûteuse l'exécution des prestations : dans l'hypothèse de deux ENT, il faudrait rémunérer deux équipes de développement pour la mise en place des deux logiciels là où la rémunération d'une seule équipe est nécessaire en l'absence d'allotissement ; le développement d'un connecteur complexe pour une solution ENT donnée peut être estimé à quelques dizaines de milliers d'euros, de l'ordre de 20 000 à 50 000 euros TTC ; il entraîne également un surcoût relatif à la formation des milliers de personnes et donc une centaine de milliers d'euros.
La procédure a été communiquée à la Société Kosmos, qui n'a pas produit.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;
- le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 ;
- le code de justice administrative.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Roussaux, première conseillère,
- les conclusions de M. Michel, rapporteur public,
- et les observations de Me Bouillot, représentant la société Beneylu et de Me Santana, représentant la région Bourgogne-Franche-Comté.
Une note en délibéré, produite pour la société Beneylu, a été enregistrée le 28 novembre 2023.
Considérant ce qui suit :
1. Le 19 novembre 2018, la région Bourgogne-Franche-Comté, agissant comme centrale d'achat, a lancé un avis d'appel public à la concurrence en vue de la passation d'un marché portant sur la fourniture logicielle, l'hébergement, l'exploitation et la maintenance applicative d'un service " espace numérique de travail " (ENT) pour la communauté éducative de Bourgogne-Franche-Comté et prestations associées, concernant tant le premier que le second degré d'enseignement. Cinq entreprises ont présenté leur candidature dont la société Kosmos. Le 21 février 2019, la région Bourgogne-Franche-Comté a attribué ce marché à la société Kosmos. La société Beneylu, spécialisée dans la création, le développement et la maintenance de solution logicielle pour les ENT dédiés au premier degré, a demandé au tribunal administratif de Besançon d'annuler ce contrat. Par un jugement du 25 juin 2020, le tribunal administratif de Besançon a rejeté sa demande. La société Beneylu relève appel de ce jugement et demande l'annulation de ce contrat.
Sur les conclusions tendant à la contestation de la validité du contrat :
2. Tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles et que les irrégularités qu'il critique sont de celles qu'il peut utilement invoquer.
3. Aux termes du I de l'article 32 de l'ordonnance du 23 juillet 2015, applicable au marché en litige : " I. Sous réserve des marchés publics globaux mentionnés à la section 4, les marchés publics autres que les marchés publics de défense ou de sécurité sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l'identification de prestations distinctes. A cette fin, les acheteurs déterminent le nombre, la taille et l'objet des lots. / Les acheteurs peuvent toutefois décider de ne pas allotir un marché public s'ils ne sont pas en mesure d'assurer par eux-mêmes les missions d'organisation, de pilotage et de coordination ou si la dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations (...) ".
4. D'une part, il résulte de l'instruction que la région Bourgogne-Franche-Comté a entendu, avec ses partenaires, recourir à une solution unifiée d'ENT pour tous les degrés d'enseignement, en remplacement des trois espaces préexistants, afin d'offrir une meilleure continuité possible entre le premier et le second degré. Le schéma directeur des espaces numérique de travail (SDET) définit l'ENT comme " un ensemble intégré de services numériques choisis et mis à disposition de tous les acteurs de la communauté éducative d'une ou plusieurs écoles ou d'un ou plusieurs établissements scolaires dans un cadre de confiance défini par un schéma directeur des ENT et par ses annexes. Il constitue un point d'entrée unifié permettant à l'utilisateur d'accéder, selon son profil et son niveau d'habilitation, à ses services et contenus numériques. Il offre un lieu d'échange et de collaboration entre ses usagers, et avec d'autres communautés en relation avec l'école ou l'établissement ". Le SDET précise que de nombreuses exigences sont communes entre le premier et le second degré. Ainsi, il résulte de l'instruction que sur les 493 exigences et recommandations de la solution logicielle énoncées dans le document annexe du SDET, seules 19 (soit 4%) sont spécifiques au premier degré, et certaines d'entre elles ont par ailleurs leur équivalence dans le second degré. Il en résulte que l'ENT du premier degré et celui du second degré, lesquels ont le même objet, ne constituent pas des prestations distinctes. A cet égard, ni la circonstance que la région a distingué dans le bordereau des prix unitaire (BPU) les versions de l'ENT destinées au premier et au second cycle, ni le fait que certaines régions ont opté pour un ENT propre à chaque degré ne suffisent à démontrer le caractère distinct de ces prestations.
5. D'autre part, le marché s'étend sur une région entière et concerne près de 450 000 élèves, soit environ 240 000 dans le premier degré et 206 000 dans le second degré environ. Si la requérante fait également valoir qu'un allotissement géographique aurait dû être envisagé, spécialisé uniquement dans le premier de degré, elle n'est pas susceptible d'avoir été lésée par le défaut d'allotissement géographique pour une prestation comprenant tant le premier que le second degré.
6. En second lieu, aux termes de l'article 32 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, applicable au marché en litige : " (...) II. - Lorsqu'un acheteur décide de ne pas allotir un marché public, il motive son choix en énonçant les considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de sa décision. ". Aux termes de l'article 12 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics alors en vigueur : " I. - L'acheteur qui décide de ne pas allotir un marché public répondant à un besoin dont la valeur est égale ou supérieure aux seuils de procédure formalisée motive ce choix (...) ". Il résulte de ces dispositions que lorsque l'acheteur décide de ne pas allotir son marché, il doit préciser les motifs de sa décision dans les documents de la consultation du marché public.
7. En l'absence de prestations distinctes, la région Bourgogne-Franche-Comté n'avait pas à motiver son choix de ne pas allotir le marché public. Le moyen tiré de la méconnaissance des articles cités au point précédent est donc inopérant. Au surplus est en tout état de cause, un tel manquement à cette obligation de motivation n'a pas lésé la société requérante.
8. Il résulte de tout ce qui précède que la société Beneylu n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Besançon, a rejeté sa demande.
Sur les frais liés à l'instance :
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la région Bourgogne-Franche-Comté, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la société Beneylu demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de la société Beneylu une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par la région bourgogne-Franche-Comté et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la société Beneylu est rejetée.
Article 2 : La société Beneylu versera à la région Bourgogne-Franche-Comté une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Beneylu, à la région Bourgogne-Franche-Comté et à la société Kosmos.
Délibéré après l'audience du 28 novembre 2023, à laquelle siégeaient :
- Mme Ghisu-Deparis, présidente,
- Mme Roussaux, première conseillère,
- M. Denizot, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 décembre 2023.
La rapporteure,
Signé : S. RoussauxLa présidente,
Signé : V. Ghisu-Deparis
La greffière,
Signé : M. A...
La République mande et ordonne au préfet de la région Bourgogne Franche-Comté en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
M. A...
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N° 20NC02422