Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme G... ..., M. E... ..., M. A... D... et M. B... D... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner le centre hospitalier régional de Grenoble à leur verser, en réparation des préjudices consécutifs à la prise en charge de Mme C... dans cet établissement en août 2016, les sommes respectives de :
- 1 593 815,69 pour Mme C... ;
- 45 000 euros pour M. E... D... ;
- 60 000 euros pour M. A... D... ;
- 45 000 euros pour M. B... D... ;
toutes ces sommes devant être assorties d'intérêts au taux légal, eux-mêmes capitalisés.
La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Rhône agissant pour la CPAM de l'Isère a présenté des conclusions tendant à ce que le centre hospitalier régional de Grenoble soit condamné à lui verser une somme de 191 200,85 euros au titre de ses débours, outre l'indemnité forfaitaire de gestion.
Par un jugement n° 2000845 du 18 octobre 2022, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le centre hospitalier régional de Grenoble à verser les sommes respectives de :
- 127 219 euros outre intérêts et capitalisation à Mme C... ;
- 10 000 euros outre intérêts et capitalisation à M. E... D... ;
- 10 000 euros outre intérêts et capitalisation à M. B... D... ;
- 15 000 euros outre intérêts et capitalisation à M. A... D... ;
- 71 339,40 euros à la CPAM du Rhône, outre le remboursement sur justificatifs de ses frais engagés après le 31 juillet 2022 et de ses frais futurs.
Procédure devant la cour :
Par une requête sommaire enregistrée le 19 décembre 2022, ensemble un mémoire ampliatif enregistré le 26 janvier 2023 et un mémoire complémentaire enregistré le 29 juin 2023, le centre hospitalier universitaire (CHU) Grenoble-Alpes, représenté par le Cabinet Le Prado - Gilbert, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2000845 du 18 octobre 2022 du tribunal administratif de Grenoble ;
2°) de rejeter les conclusions de Mme C..., de MM. E..., B... et A... ... et de la CPAM du Rhône.
Le CHU Grenoble-Alpes soutient, dans le dernier état de ses écritures, que :
- le jugement n'est pas motivé sur la question de la perte de chance ;
- l'expertise est irrégulière pour méconnaissance du principe du contradictoire ;
- l'indication opératoire n'est pas fautive ;
- l'intervention n'a pas été réalisée en méconnaissance du consentement de la patiente ;
- subsidiairement, il y a lieu de retenir une perte de chance et non d'indemniser l'entier préjudice corporel ;
- les sommes allouées sont excessives concernant le déficit fonctionnel temporaire, les souffrances endurées, le déficit fonctionnel permanent, le préjudice moral de non-consentement, l'assistance par une tierce personne, la perte de gains professionnels, l'incidence professionnelle ;
- l'évaluation des pertes de gains professionnels est erronée dès lors que le tribunal n'a pas tenu compte des indemnités journalières ;
- les sommes allouées aux proches de la patiente au titre de leur préjudice d'affection et des troubles dans leurs conditions d'existence sont excessives ;
- c'est à tort que le tribunal a indemnisé la caisse pour l'ensemble de ses débours alors que l'état de la patiente aurait dans tous les cas nécessité des soins ;
- la condamnation à indemniser la caisse sur justificatifs, sans éléments de chiffrage, est indéterminée et entachée d'ultra petita ;
- le rapport du docteur F... qu'il a produit n'est pas irrégulier et ne doit pas être écarté des débats ;
- aucun besoin permanent d'assistance par une tierce personne n'est établi.
Par courrier du 9 février 2023, Mme C... et MM. E..., B... et A... ... ont été invités, sur le fondement de l'article R. 751-3 du code de justice administrative, à désigner un représentant unique.
Par un mémoire enregistré le 9 février 2023, l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), représenté par la SELARL de la Grange et Fitoussi conclut à sa mise hors de cause et à ce qu'une somme de 2 500 euros soit mise à la charge de tout succombant.
L'ONIAM soutient qu'aucune conclusion n'est dirigée contre lui, que l'expertise sur laquelle le tribunal s'est appuyé est régulière et qu'aucun cas d'indemnisation par la solidarité nationale n'est établi ni même allégué, la responsabilité entière pour faute du CHU étant en tout état de cause engagée.
Par un mémoire en défense enregistré le 28 février 2023 et un mémoire complémentaire enregistré le 6 juillet 2023, Mme G... C..., M. E... D..., M. A... D... et M. B... D..., représentés par Me Bourgin, concluent :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à titre incident, à ce que la somme que le CHU de Grenoble a été condamné à verser à Mme C... soit portée au montant de 1 257 541 euros concernant la prise en charge du besoin permanent d'assistance par une tierce personne, outre intérêts au taux légal à compter de sa demande préalable ;
3°) à ce que la somme de 15 000 euros soit mise à la charge du CHU de Grenoble sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Les consorts C... - ... soutiennent que :
- la production de contre-expertises médicales par le CHU est une violation du secret médical ;
- l'expertise diligentée par le juge des référés n'est pas irrégulière dès lors que le CHU dispose de l'entier dossier médical qu'il a lui-même communiqué à Mme C... ;
- le CHU a commis une faute en réalisant une intervention excessive qui dépasse ce que justifiait l'état de la patiente ;
- la faute entachant l'erreur sur l'indication opératoire n'a pas entrainé une simple perte de chance mais bien l'ensemble des préjudices corporels ;
- les sommes allouées par le tribunal ne sont pas excessives ;
- c'est à tort que le tribunal n'a indemnisé le préjudice tenant au besoin d'assistance par une tierce personne que pour la période temporaire, alors que ce besoin est permanent.
Par un mémoire en défense enregistré le 25 juillet 2023, la CPAM du Rhône, représentée par la SELARL BdL Avocats, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que la somme de 1 500 euros soit mise à la charge du CHU de Grenoble sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La CPAM du Rhône soutient que :
- l'expertise diligentée en référé est régulière ;
- l'intervention, qui a excédé ce qui était nécessaire, est dès lors fautive ;
- c'est à juste titre que le tribunal lui a alloué le remboursement de ses débours et l'indemnité forfaitaire de gestion.
Par ordonnance du 7 juin 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 7 juillet 2023 à 16h30. Par ordonnance du 6 juillet 2023, la clôture d'instruction a été reportée au 7 août 2023 à 16h30.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale, ensemble l'arrêté du 15 décembre 2023 relatif aux montants minimal et maximal de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue aux articles L. 376-1 et L. 454-1 du code de la sécurité sociale pour l'année 2024 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Stillmunkes, président-assesseur,
- les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
- les observations de Me Goldnadel, représentant le CHU Grenoble-Alpes,
- et les observations de Me Maggiuli, représentant les consorts ....
Considérant ce qui suit :
1. Mme C..., née le 25 octobre 1963, a consulté en 2016 pour une tuméfaction cervicale. Une tumeur extensive a été identifiée et des examens ont en particulier conduit à diagnostiquer un carcinome. Mme C... a fait l'objet le 26 août 2016 au centre hospitalier universitaire (CHU) Grenoble-Alpes d'une intervention visant à la résection des zones atteintes. Les examens réalisés après exérèse ont fait apparaitre trois lésions, une sialadénite, une prolifération lymphomateuse à caractère malin et une dysplasie de haut grade de nature pré-cancéreuse à côté de la zone d'ulcération. La patiente conserve des séquelles liées en particulier à une atteinte de la base de la langue et du plancher buccal. Par le jugement attaqué du 18 octobre 2022, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le CHU Grenoble-Alpes à indemniser Mme C..., son époux et ses deux fils ainsi que la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Rhône.
2. D'une part, le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.
3. Il résulte de l'instruction et notamment des indications mêmes de l'expert désigné par le juge des référés du tribunal que Mme C... a produit différents documents d'imagerie le jour de l'expertise sous forme de CD-Rom, qui n'a pas été montré aux parties et dont les autres parties n'ont pas obtenu copie, l'expert les ayant lui-même examinés après l'accedit. De plus, alors qu'il en résulte également que le médecin conseil du centre hospitalier a, dans un dire, attiré l'attention de l'expert sur la méconnaissance du contradictoire tenant à l'absence de transmission de ces documents pour qu'il puisse en connaitre la teneur exacte et présenter des observations, il n'apparait pas que l'expert en aurait produit copie à l'ensemble des parties en leur ouvrant la possibilité de présenter d'éventuelles observations. Compte tenu de la difficulté particulière en l'espèce de l'appréciation du caractère adapté de l'indication opératoire, qui était sérieusement débattu, ainsi que de l'influence que ces documents, par leur nature, étaient susceptibles d'avoir sur cette appréciation, la circonstance que l'expert ait examiné ces documents remis par une seule partie sans que les autres parties aient été en mesure d'en connaitre la teneur précise, de les examiner et de présenter d'éventuelles observations constitue une méconnaissance du principe du contradictoire qui entache cette expertise d'irrégularité.
4. D'autre part, la circonstance que le juge saisi d'une demande indemnitaire se fonde sur des pièces qui seraient communiquées en violation du secret médical n'est pas de nature à entacher d'irrégularité sa décision, dès lors que ces pièces ont pu être discutées contradictoirement par les parties.
5. En l'espèce, alors que l'issue du litige dépend notamment de l'appréciation du bien-fondé de l'indication opératoire, et alors au demeurant que l'appréciation de l'expert désigné par le juge des référés du tribunal a été émise en méconnaissance du principe du contradictoire, le centre hospitalier a confié à un médecin conseil le soin de dresser à son intention un rapport d'analyse médicale, qu'il a produit pour la défense de ses intérêts. Si Mme C... soutient que ce rapport d'expertise privée produit par le centre hospitalier devrait être écarté des débats comme méconnaissant le secret médical, il n'a toutefois pour objet que de permettre au centre hospitalier de défendre ses intérêts dans le cadre de la présente instance, dont l'issue dépend en particulier de la discussion d'éléments médicaux dont Mme C... a permis qu'ils soient analysés et débattus. Ainsi, dès lors que cette pièce a été soumise au débat contradictoire des parties, rien ne s'oppose à ce qu'elle puisse être prise en compte.
6. Si l'expert désigné par le juge des référés soutient que l'ampleur de l'exérèse pratiquée au CHU Grenoble-Alpes serait excessive et conteste ainsi le bien-fondé de l'indication opératoire, le CHU a, pour sa part, produit une note critique établie par le docteur F..., praticien hospitalier, très circonstanciée, qui met en particulier en avant la difficulté en l'espèce de poser un diagnostic préopératoire sûr et définitif concernant l'ampleur de l'atteinte, dans un contexte de menace pour le pronostic vital, seule l'analyse postérieure à l'intervention des éléments prélevés ayant pu permettre de préciser davantage l'étendue des zones atteintes et la nature exacte de ces atteintes, de telle sorte que l'on ne peut rétrospectivement s'appuyer sur ces derniers résultats pour remettre en cause le principe même de l'intervention, qui a dû être décidée dans un contexte d'urgence et d'incertitude partielle. L'état du dossier ne permet pas à la cour de se prononcer sur ces questions médicales techniques. Il y a dès lors lieu, avant-dire droit, de diligenter une expertise complémentaire afin de clarifier la question d'une éventuelle faute, ainsi que de déterminer les préjudices précis ayant pu le cas échéant en résulter.
D E C I D E :
Article 1er : Avant de statuer sur les conclusions des parties, il sera procédé à une expertise avec mission :
1°) de prendre connaissance du dossier médical et de tous documents utiles concernant Mme G... C... et d'examiner cette dernière ;
2°) de décrire l'évolution de son état de santé depuis sa prise en charge hospitalière en 2016 jusqu'à la date du rapport ; de préciser la nature exacte de sa pathologie, les symptômes constatés, le diagnostic posé et l'indication opératoire ; de décrire les interventions et traitements dont la patiente a fait l'objet ainsi que leur résultat ; d'indiquer si l'indication opératoire était pertinente au regard des symptômes constatés avant l'intervention, compte tenu de l'état des connaissances scientifiques à la date à laquelle elle a été réalisée ; de préciser quelles auraient été les conséquences d'une absence d'intervention, ainsi que les risques potentiels qui pouvaient être suspectés avant l'intervention si celle-ci avait été d'ampleur plus réduite ; de préciser quelle information la patiente a reçue sur l'intervention et sur ses risques ;
3°) de donner tous éléments utiles d'appréciation des préjudices subis par Mme G... C..., le cas échéant en précisant, si l'indication opératoire était partiellement contestable, la part des préjudices éventuellement liés à une exérèse excessive ; à ce titre, l'expert fournira en particulier tous éléments médicaux utiles permettant d'évaluer le déficit fonctionnel, en précisant s'il est temporaire ou permanent et en en indiquant le taux pour chaque période distinguée ; il évaluera les souffrances, physiques et psychiques qui ont pu être endurées, en recherchant spécialement si un préjudice lié au caractère évolutif de la pathologie lui parait avoir été subi ; il indiquera si un préjudice esthétique a été subi, en le chiffrant si tel est le cas ; il indiquera s'il a constaté un préjudice d'agrément ; il indiquera également tous éléments utiles issus de ses constatations médicales concernant les dépenses de santé, les frais divers et les préjudices professionnels ; il précisera, enfin, si l'état de santé de Mme G... C... a rendu nécessaire l'assistance d'une tierce personne, en indiquant le cas échéant, pour les périodes éventuellement concernées, la nature de l'aide et le volume horaire requis ; il pourra donner toutes autres indications qu'il estimera pertinentes pour rendre compte des préjudices constatés et éclairer la juridiction.
Article 2 : Pour l'accomplissement de sa mission, l'expert pourra se faire remettre, en application de l'article R. 621-7-1 du code de justice administrative, tous documents utiles et notamment, tous ceux relatifs aux examens et soins pratiqués sur Mme G... C....
Article 3 : L'expertise sera réalisée au contradictoire du centre hospitalier universitaire Grenoble-Alpes, de Mme G... C..., de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et de la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône.
Article 4 : L'expert sera désigné par le président de la cour. Après avoir prêté serment, il accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative. Il ne pourra recourir à un sapiteur sans l'autorisation préalable du président de la cour.
Article 5 : Conformément aux dispositions du premier alinéa de l'article R. 621-9 du code de justice administrative, l'expert déposera son rapport au greffe en deux exemplaires dans le délai fixé par le président de la cour dans la décision le désignant. Il en notifiera une copie à chacune des parties intéressées. Avec leur accord, cette notification pourra s'opérer sous forme électronique.
Article 6 : Les frais d'expertise sont réservés pour y être statué en fin d'instance.
Article 7 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés.
Article 8 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier universitaire Grenoble-Alpes, à Mme G... C..., représentante unique des consorts C... - D..., à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône et à Pro BTP.
Délibéré après l'audience du 6 mai 2024, à laquelle siégeaient :
M. Pourny, président de chambre,
M. Stillmunkes, président assesseur,
Mme Vergnaud, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 28 mai 2024.
Le rapporteur,
H. Stillmunkes
Le président,
F. Pourny
Le greffier en chef,
C. Gomez
La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités, en ce qui la concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
2
N° 22LY03712