Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 520 435,71 euros en réparation des préjudices subis du fait d'un tir des forces de l'ordre lors de la manifestation du 22 février 2014 à Nantes contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et de mettre à la charge de l'Etat les frais d'expertises exposés à hauteur de 600 euros.
Par un jugement n° 1801776 du 14 octobre 2021, le tribunal administratif de Nantes a rejeté la demande indemnitaire de M. B... et a mis les frais d'expertise à la charge de l'Etat à hauteur de 500 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés les 10 décembre 2021, 17 mai 2022 et 20 juin 2022, M. B..., représenté par Me Bignan, demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du 14 octobre 2021 du tribunal administratif de Nantes en tant qu'il a rejeté ses conclusions à fin d'indemnisation ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 520 435,71 euros en réparation des préjudices subis ;
3°) de mettre les dépens à la charge de l'Etat à hauteur de la somme de 600 euros ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 7 000 euros, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la responsabilité sans faute de l'Etat doit être engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, dont les conditions d'application sont remplies ;
- la responsabilité sans faute de l'Etat doit être engagée en raison de l'usage d'une arme comportant un risque exceptionnel ;
- la responsabilité de l'Etat peut être également engagée en raison de la faute lourde commise lors de l'exécution des opérations de police ayant conduit à la perte de son œil gauche ;
- il n'a commis aucune faute de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité ;
- il a droit à la réparation des préjudices subis pendant la période durant laquelle son état n'était pas consolidé, soit des dépenses de santé pour un montant de 699,84 euros, des frais de télévision lors de son hospitalisation à hauteur de 12,20 euros, des frais de déplacements à hauteur de 5 000 euros, l'assistance par tierce personne à hauteur de 1 242 euros, une perte de revenu de 16 536,62 euros, un déficit fonctionnel temporaire de 2 331,05 euros, des souffrances à hauteur de 15 000 euros et un préjudice esthétique à hauteur de 7 000 euros ;
- les préjudices qu'il subit de manière permanente depuis sa consolidation comprennent des dépenses de santé futures pour 4 825 euros, des pertes futures de salaires à hauteur de 271 955 euros, une incidence professionnelle à hauteur de 108 584 euros, un déficit fonctionnel permanent de 78 250 euros, un préjudice esthétique de 6 000 euros et un préjudice d'agrément de 3 000 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 18 mai 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- les conditions d'engagement de la responsabilité de l'Etat au titre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ne sont pas contestées ;
- la faute de la victime exonère toutefois totalement l'Etat de sa responsabilité ;
- la responsabilité sans faute de l'Etat ne peut être engagée en l'absence de risques exceptionnels et alors que M. B... n'était pas un tiers à la manifestation ;
- l'Etat n'a pas commis de faute lourde ;
- les préjudices indemnisables s'élèvent seulement aux sommes de 12,20 euros pour les frais de télévision, de 939,46 euros pour les frais de déplacements, de 5 577,25 euros pour la perte de revenus, de 1 500 euros de déficit fonctionnel temporaire, de 7 201 euros de souffrances, de 1 500 euros de préjudice esthétique temporaire, de 40 000 euros de déficit fonctionnel permanent et de 3 619 euros de préjudice esthétique permanent ;
- les débours de la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme ne sont pas justifiés.
Par un mémoire, enregistré le 31 janvier 2023, la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme, représentée par Me Thomas-Tinot, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 14 octobre 2021 du tribunal administratif de Nantes en tant qu'il a rejeté ses conclusions à fin d'indemnisation ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 72 491,46 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 1er décembre 2020 et capitalisation de ces intérêts ainsi que les arrérages de la pension d'invalidité échus du 1er janvier 2023 à la date de l'arrêt à intervenir ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 162 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'Etat est responsable, même sans faute, des dommages anormaux subis du fait d'armes ou engins comportant des risques exceptionnels par M. B..., qui ne faisait pas partie du groupe d'émeutiers qui jetait des projectiles sur les policiers et, en tout état de cause du fait de la faute commise par les policiers qui n'étaient ni dans un cas de légitime défense, ni dans un cas de nécessité ;
- elle justifie d'une créance de 8 099,07 euros de dépenses de santé actuelles, de 5 038,33 euros de pertes de gains professionnels actuels, de 34 106,39 euros de dépenses de santé futures et des arrérages de la pension d'invalidité à date de la notification de l'arrêt à intervenir (25 247,67 euros au 31 décembre 2022) ;
- elle a également droit à l'indemnité de gestion, en application de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale et aux intérêts au taux légal depuis le 1er décembre 2020 et ceux-ci seront capitalisés conformément à l'article 1343-2 du code civil.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Derlange, président assesseur,
- les conclusions de M. Pons, rapporteur public,
- et les observations de Me Bignan, pour M. B....
Considérant ce qui suit :
1. Le 22 février 2014, au cours d'une manifestation contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, se déroulant dans le centre-ville de la commune de Nantes (Loire-Atlantique), M. B... a notamment eu le nez fracturé et a perdu son œil gauche du fait d'un tir des forces de l'ordre. Il a saisi le tribunal administratif de Nantes d'une demande indemnitaire tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme totale de 520 435,71 euros en réparation des préjudices subis. Par un jugement du 14 octobre 2021, le tribunal a rejeté sa demande indemnitaire et a mis les frais d'expertise, à concurrence de 500 euros, à la charge de l'Etat. M. B... relève appel de ce jugement.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (...) ". Ces dispositions visent non seulement les dommages causés directement par les auteurs de ces crimes ou délits, mais encore ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l'autorité publique pour le rétablissement de l'ordre.
3. Il résulte de l'instruction, notamment du procès-verbal d'audition d'un témoin des faits ayant entraîné la blessure de M. B..., des images de vidéos et photographies diverses et de leur procès-verbal d'exploitation daté du 22 avril 2014, qu'après la fin de la manifestation du 22 février 2014, M. B... se trouvait entre 18H et 18H30 aux abords du rond-point entre le square Daviais et le parking de la Petite Hollande, sur les lieux où se sont déroulés des affrontements opposant des groupes mouvants de personnes violentes, dotées de protections, aux forces de police qui répondaient, par des grenades lacrymogènes ou de désencerclement et des lanceurs de balles de défense, aux jets de bouteilles, de pierres ou d'objets divers. Il apparaît qu'en dépit de la confusion tenant aux mouvements des manifestants en cours de dispersion et des casseurs recherchant l'affrontement, M. B... s'est maintenu face aux forces de l'ordre, alors que celles-ci lançaient des grenades, et que c'est dans ces circonstances qu'il a été blessé par l'éclat d'un projectile venant des rangs de la police. En demeurant ainsi au milieu ou à proximité immédiate des échauffourées entre les agents des forces de l'ordre et les petits groupes d'individus violents, M. B... a commis une imprudence certaine qui constitue une faute de la victime de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité au titre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
4. En deuxième lieu, dans le cas où le personnel du service de police fait usage d'armes ou d'engins comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens, la responsabilité de la puissance publique se trouve engagée, en l'absence même d'une faute, lorsque les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l'existence de ce service public. Il n'en est cependant ainsi que pour les dommages subis par des personnes ou des biens étrangers aux opérations de police qui les ont causés.
5. En l'espèce, il résulte de l'instruction que M. B... se trouvait sur les lieux en qualité de participant à la manifestation. Ainsi, alors même qu'il avait adopté un comportement pacifique, il ne peut être regardé comme un tiers étranger à l'opération de police au cours de laquelle est survenue sa blessure. Il suit de là qu'il ne peut, en tout état de cause, solliciter l'indemnisation par l'Etat de ses préjudices sur le fondement du régime de responsabilité rappelé au point 4.
6. En troisième et dernier lieu, lorsque les dommages ont été subis par des personnes ou des biens visés par une opération de maintien de l'ordre, le service de police ne peut être tenu pour responsable que lorsque le dommage est imputable à une faute commise par les agents de ce service dans l'exercice de leurs fonctions. En raison des dangers inhérents à l'usage des armes ou engins comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens, il n'est pas nécessaire que cette faute présente le caractère d'une faute lourde.
7. En l'espèce, au regard notamment des images vidéos ou photographies et de leur procès-verbal d'exploitation déjà cités au point 3, il ne résulte au surplus pas de l'instruction que les forces de police auraient fait un usage inadéquat, irrégulier ou disproportionné des engins dangereux à leur disposition constitutif d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
Sur les frais liés au litige :
8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à l'octroi d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens à la partie perdante. Il y a lieu, dès lors, de rejeter les conclusions présentées à ce titre par M. B... et la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. B... et les conclusions de la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme sont rejetées.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B..., au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme.
Délibéré après l'audience du 16 mai 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Lainé, président de chambre,
- M. Derlange, président assesseur,
- Mme Chollet, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 2 juin 2023.
Le rapporteur,
S. DERLANGE
Le président,
L. LAINÉ
Le greffier,
C. WOLF
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21NT03524