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20/03/2025 | FRANCE | N°22VE01245

France | France, Cour administrative d'appel de VERSAILLES, 5ème chambre, 20 mars 2025, 22VE01245


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme A... C... a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise :

- de surseoir à statuer jusqu'à l'issue de l'instruction pénale en cours et de demander au juge d'instruction la communication de pièces mentionnées dans le courrier de son conseil du 11 juin 2019,

- d'annuler la décision implicite du ministre de la justice refusant de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B...,

- d'enjoindre au ministre de réexam

iner sa situation médicale et de se prononcer sur l'imputabilité au service de cet accident,

...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... C... a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise :

- de surseoir à statuer jusqu'à l'issue de l'instruction pénale en cours et de demander au juge d'instruction la communication de pièces mentionnées dans le courrier de son conseil du 11 juin 2019,

- d'annuler la décision implicite du ministre de la justice refusant de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B...,

- d'enjoindre au ministre de réexaminer sa situation médicale et de se prononcer sur l'imputabilité au service de cet accident,

- de condamner l'Etat à lui verser une indemnité de 95 000 euros assortie des intérêts et de la capitalisation

- et de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des frais de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1703086 du 24 mars 2022, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement les 23 mai 2022 et 5 juillet 2023, Mme C..., représentée par Me Komly-Nallier, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) d'annuler cette décision ;

3°) d'enjoindre au ministre de la justice de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B... ou, à défaut, de réexaminer sa situation médicale et de se prononcer sur l'imputabilité au service de ce suicide, dans un délai de trois mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;

4°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 95 000 euros, cette somme étant assortie des intérêts et de la capitalisation des intérêts ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier en ce que l'instruction a été insuffisante, le tribunal administratif ayant refusé de faire usage de ses pouvoirs d'instruction pour demander la communication des pièces du dossier pénal couvertes par le secret de l'instruction ;

- le juge d'appel doit demander la communication des pièces visées dans le courrier de son conseil du 11 juin 2019 ;

- M. B... a été victime d'un harcèlement moral ou, à tout le moins, d'un exercice anormal du pouvoir hiérarchique ; sa charge de travail était deux fois supérieure à celle des autres magistrats ; il a été mis à l'écart en raison de son parcours professionnel ; il a fait l'objet d'une attitude infantilisante et critique de la procureure adjointe ; il a dû changer de bureau et s'est retrouvé isolé ; les permanences de nuit lui ont été retirées brusquement ; M. B... a seulement souffert d'une dépression dans les années 1980 à la suite du décès de son père ; il était en parfaite santé avant de rejoindre le parquet de Nanterre ;

- le ministre a manqué à son obligation de sécurité envers M. B... ; aucune démarche n'a été entreprise pour lui venir en aide sur un plan médical ;

- la dégradation de l'état de santé de M. B... justifie le versement d'une indemnité de 15 000 euros ; son préjudice moral et ses troubles dans les conditions d'existence doivent être réparés par une indemnité qui ne saurait être inférieure à 50 000 euros ; le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence de l'exposante doivent être évalués à 30 000 euros au moins ;

- la commission de réforme devait être consultée pour se prononcer sur le caractère imputable au service du suicide de M. B... ;

- la dégradation de ses conditions de travail est à l'origine de sa pathologie psychiatrique.

Par un mémoire en défense, enregistré le 11 août 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la cour de rejeter la requête de Mme C....

Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code général de la fonction publique ;

- le code de procédure pénale ;

- le code du travail ;

- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;

- le décret n° 82-453 du 28 mai 1982 ;

- le décret n° 86-442 du 14 mars 1986 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Camenen,

- les conclusions de Mme Janicot, rapporteure publique,

- et les observations de Me Komly-Nallier, pour Mme C....

Considérant ce qui suit :

1. Mme C... relève appel du jugement du 24 mars 2022 par lequel le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à réparer les préjudices résultant du suicide de son conjoint, M. B..., magistrat judiciaire, survenu dans la nuit du 6 au 7 mars 2012, et à l'annulation de la décision implicite du ministre de la justice refusant de reconnaître l'imputabilité au service de cet accident.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Il appartient au juge administratif, dans l'exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, d'ordonner toutes les mesures d'instruction qu'il estime nécessaires à la solution des litiges qui lui sont soumis, et notamment de requérir des parties ainsi que, le cas échéant, de tiers, en particulier des administrations compétentes, la communication des documents qui lui permettent de vérifier les allégations des requérants et d'établir sa conviction. Il lui incombe, dans la mise en œuvre de ses pouvoirs d'instruction, de veiller au respect des droits des parties, d'assurer l'égalité des armes entre elles et de garantir, selon les modalités propres à chacun d'entre eux, les secrets protégés par la loi. Le caractère contradictoire de la procédure fait en principe obstacle à ce que le juge se fonde sur des pièces produites au cours de l'instance qui n'auraient pas été préalablement communiquées à chacune des parties.

3. Mme C... soutient que c'est à tort que le tribunal administratif a rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit ordonné au juge d'instruction de communiquer les pièces de la procédure pénale en cours pour des faits de harcèlement moral et homicide involontaire, listées par la lettre de son conseil du 11 juin 2019 et couvertes par le secret de l'instruction. Toutefois, d'une part, la demande de communication de ces pièces relevait du pouvoir propre du tribunal administratif, celui-ci n'étant pas lié par les conclusions des parties. D'autre part, il appartenait à Mme C... de soumettre à ce tribunal des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un harcèlement. S'étant constituée partie civile dans le cadre de l'information judiciaire ouverte pour les infractions précitées, Mme C... a eu accès à la procédure et n'était pas tenue par le secret de l'instruction. Il lui appartenait ainsi de solliciter les pièces propres à établir l'existence d'un harcèlement moral et de les produire dans l'instance en cours, ce qu'elle a d'ailleurs fait en appel par son mémoire enregistré le 5 juillet 2023. Ainsi, le moyen tiré de ce que le jugement serait irrégulier faute pour le tribunal administratif d'avoir fait usage de ses pouvoirs d'instruction doit être écarté.

Au fond :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

S'agissant du harcèlement moral :

4. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.

5. En premier lieu, Mme C... fait valoir que M. B... avait, sur la dernière année civile, une charge de travail près de deux fois supérieure à celle des autres magistrats affectés au sein de la même division. Toutefois, le rapport provisoire de l'inspection générale des services judiciaires de mai 2013 relatif au contrôle du fonctionnement et des conditions de travail du service pénal du tribunal de grande instance de Nanterre évoque, pour le traitement du courrier, une moyenne annuelle de 3 961 dossiers à traiter par magistrat, soit environ 15 procédures par jour et par magistrat, cette charge n'apparaissant pas insurmontable pour les auteurs du rapport. L'annexe 1 à la fiche d'évaluation de M. B... pour 2010-2011 du 19 janvier 2019 indique que l'intéressé a traité 7 702 procédures de courrier entre septembre 2009 et septembre 2010, puis 4 931 entre septembre 2010 et septembre 2011 et 1 627 entre septembre 2011 et 2011. Ainsi, la surcharge de travail de M. B... dans les mois qui ont précédé son suicide n'est pas établie alors même qu'il a effectivement traité un plus grand nombre de procédures de courrier entre septembre 2009 et septembre 2010. S'il ressort du rapport précité que les services du parquet avaient une charge de travail importante, créant une atmosphère de travail dégradée, ces difficultés générales, qui concernaient l'ensemble du personnel n'étaient pas propres à la situation de M. B....

6. En deuxième lieu, Mme C... fait valoir que M. B... a fait l'objet d'une mise à l'écart et même d'une discrimination en raison de son origine professionnelle, l'intéressé n'étant pas issu du recrutement direct de l'Ecole nationale de la magistrature mais ayant intégré les fonctions de magistrat judiciaire après une carrière dans l'enseignement. Elle soutient également que M. B... aurait été victime d'une attitude infantilisante et critique de la part de la procureure adjointe. Toutefois, ces allégations ne sont étayées par aucun élément précis et circonstancié, l'un des témoins entendus dans le cadre de l'instance pénale ayant seulement évoqué par exemple les " relations catastrophiques " entre M. B..., le procureur de la République et la procureure adjointe. Si les témoignages produits par Mme C... font effectivement état d'un climat délétère au sein du parquet de Nanterre et si M. B... a eu le sentiment d'être méprisé par ses supérieurs hiérarchiques, il n'est cependant pas établi qu'il aurait été victime de discrimination, d'une attitude infantilisante ou excessivement critique de la part de ces derniers, traduisant un exercice anormal du pouvoir hiérarchique. Enfin, s'il a été reçu le 6 mars 2012 par la procureure adjointe à la demande du procureur qu'il avait contacté le dimanche précédent en faisant état d'une surveillance dont il aurait fait l'objet, il résulte de l'instruction qu'il lui a été proposé au cours de l'entretien de confier son ordinateur aux services de police spécialisés afin de le rassurer sur l'existence ou non d'intrusions à fin d'espionnage. Si un témoin indique que l'attitude de M. B... à la sortie de cet entretien révélait l'existence d'un profond désespoir, il n'est cependant nullement établi que l'intéressé a fait l'objet à cette occasion d'un comportement déplacé ou vexatoire excédant l'exercice normal du pouvoir hiérarchique.

7. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que M. B... a fait l'objet d'un changement de bureau en 2009, son nouveau bureau se trouvant éloigné de celui des autres magistrats de la section générale. Toutefois, l'un des témoins a indiqué que le nouveau bureau de M. B... se trouvait à côté de celui de la procureure adjointe. Lors de la réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail du 7 juin 2012, le procureur de la République a indiqué, sans être sérieusement contesté, que le nouveau bureau de M. B... était positionné en face de son secrétariat, soit au centre même du parquet, dans un endroit excentré par rapport aux collègues de sa division car il n'y avait plus de place à proximité, à la suite d'une réorganisation. Ainsi, il n'est pas sérieusement contesté que ce changement de bureauétait lié à une mesure de réorganisation générale des espaces de travail au sein du parquet et ne concernait pas uniquement M. B..., qui n'a d'ailleurs émis aucune protestation à ce sujet. La mise à l'écart de M. B... n'est d'ailleurs confortée, ni par la dernière fiche d'évaluation de l'intéressé qui mentionne un " magistrat sérieux et travailleur ", " loyal et investi dans son service, dont la charge de travail est assurée avec célérité " et qui entretient de très bonnes relations avec ses collègues de travail, ni par la circonstance qu'il a obtenu peu avant son suicide sa promotion en qualité de vice-procureur au tribunal de Bobigny.

8. Enfin, Mme C... fait valoir que le nom de M. B... a été retiré brutalement de la liste des magistrats assurant des permanences de nuit à la demande du procureur de la République, selon les explications fournies notamment par l'ancienne secrétaire générale du parquet. Selon elle, le procureur a pris cette mesure pour le motif inexact que M. B... n'aurait pas pu se rendre de nuit sur les lieux du suicide d'un fonctionnaire de police et sur un autre lieu. Entendu par la secrétaire générale du parquet, M. B... aurait manifesté sa totale incompréhension de cette décision, le procureur lui ayant indiqué par téléphone qu'il prenait lui-même en charge ces déplacements. Il résulte de l'instruction que dans son audition, la secrétaire générale indique effectivement qu'elle n'a pas le souvenir que le procureur ait pris d'autres décisions défavorables pour un autre magistrat du parquet. Dans ces conditions, il n'est pas établi que cette mesure était justifiée par l'intérêt du service, en particulier par les difficultés rencontrées par M. B... pour se rendre sur les lieux d'infractions. Toutefois, cet acte présente un caractère isolé et n'est pas à lui seul de nature à caractériser l'existence d'agissements répétés de harcèlement moral ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à aux droits et à la dignité de l'agent, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Ainsi, les conclusions indemnitaires de Mme C... au titre du harcèlement moral doivent être rejetées.

S'agissant de la méconnaissance de l'obligation de protection de la sécurité et de la santé :

9. Aux termes de l'article 23 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires alors en vigueur : " Des conditions d'hygiène et de sécurité de nature à préserver leur santé et leur intégrité physique sont assurées aux fonctionnaires durant leur travail ". Aux termes de l'article 2-1 du décret du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique : " Les chefs de service sont chargés, dans la limite de leurs attributions et dans le cadre des délégations qui leur sont consenties, de veiller à la sécurité et à la protection de la santé des agents placés sous leur autorité ". Aux termes de son article 3 : " Dans les administrations et établissements mentionnés à l'article 1er, les règles applicables en matière de santé et de sécurité sont, sous réserve des dispositions du présent décret, celles définies aux livres Ier à V de la quatrième partie du code du travail et par les décrets pris pour leur application (...) ". Aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail, dans sa version alors applicable : " L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. / Ces mesures comprennent : 1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ; 2° Des actions d'information et de formation ; 3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes ". En vertu de ces dispositions, il appartient aux autorités administratives de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents.

10. Il résulte de l'instruction, en particulier du procès-verbal d'audition de Mme C... du 12 décembre 2014, que l'état de santé de M. B... a paru, selon elle, se dégrader à partir de septembre 2011. Toutefois, lors de la réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail du 20 mars 2012, le procureur de la République a indiqué que M. B... était à jour dans son travail et n'avait jamais émis aucune doléance particulière concernant ses conditions de travail ou son environnement professionnel ou personnel. Dans ces conditions, si la note de l'inspecteur général des services judiciaires du 28 mai 2013 relative aux circonstances du suicide de M. B... indique que certains de ses collègues, préoccupés par l'évolution de son état de santé, en auraient avisé la secrétaire générale courant 2011, qu'il aurait été reçu par le procureur de la République et que ce dernier lui aurait suggéré une consultation médicale, ces éléments, d'ailleurs contestés par Mme C..., ne peuvent être regardés comme suffisamment établis.

11. Par ailleurs, si M. B... a notamment fait état à sa compagne, dans les semaines qui ont précédé son suicide, d'une surveillance possible de son ordinateur professionnel, Mme C... ayant alors pensé au développement d'une maladie psychiatrique grave, il n'est pas établi que les supérieurs hiérarchiques de l'intéressé ont été informés d'une évolution défavorable de son état de santé, du moins avant un échange téléphonique le dimanche 4 mars 2012 en début de matinée avec le procureur de la République au cours duquel M. B... aurait tenu des propos incohérents. Toutefois, le procureur, retenu hors de la région parisienne en raison d'une fracture de l'épaule selon ses déclarations lors de la réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail du 7 juin 2012, a immédiatement demandé à la procureure adjointe de recevoir M. B..., cet entretien s'étant déroulé le 6 mars 2012 dans la matinée. Si M. B... est ressorti bouleversé de cet entretien selon les témoignages figurant au dossier, il n'est cependant pas établi que la procureure adjointe aurait tenu à cette occasion des propos excédant l'exercice normal du pouvoir hiérarchique et qu'elle ne lui aurait pas apporté le soutien que justifiait son état apparent, notamment en l'orientant vers le médecin de prévention. En l'absence d'urgence manifeste, il n'appartenait pas à la supérieure hiérarchique de M. B... de se substituer à l'intéressé pour entamer un éventuel traitement médical ou consulter le médecin de prévention. Si l'administration peut être regardée comme ayant commis une faute en s'abstenant d'organiser une visite médicale auprès du médecin de prévention à laquelle les agents doivent procéder tous les cinq ans en vertu de l'article 24-1 du décret du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique, le suicide de M. B... ne peut être regardé comme étant en lien avec une telle faute, ses problèmes de santé ne s'étant manifestés au plus tôt selon sa compagne qu'en septembre 2011. Ainsi, l'existence d'une méconnaissance de l'obligation de protection de la santé et de la sécurité en lien direct avec le suicide de M. B... n'est pas établie en l'espèce.

En ce qui concerne l'imputabilité du suicide au service :

12. En premier lieu, aux termes de l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat alors en vigueur : " Le fonctionnaire en activité a droit : (...) 2° A des congés de maladie dont la durée totale peut atteindre un an pendant une période de douze mois consécutifs en cas de maladie dûment constatée mettant l'intéressé dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions (...) Toutefois, si la maladie provient de l'une des causes exceptionnelles prévues à l'article L. 27 du code des pensions civiles et militaires de retraite ou d'un accident survenu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, le fonctionnaire conserve l'intégralité de son traitement jusqu'à ce qu'il soit en état de reprendre son service ou jusqu'à mise à la retraite (...) ". Il résulte de l'article 13 du décret du 14 mars 1986 relatif à la désignation des médecins agréés, à l'organisation des conseils médicaux, aux conditions d'aptitude physique pour l'admission aux emplois publics et au régime de congés de maladie des fonctionnaires que l'imputabilité au service d'une maladie ou d'un accident est appréciée par l'administration, qui doit consulter la commission de réforme avant de refuser de reconnaître cette imputabilité.

13. Si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie.

14. Il ressort des pièces du dossier que Mme C... a sollicité la reconnaissance de l'imputabilité au service du suicide de M. B... dans sa demande du 23 décembre 2016, reçue par l'administration le 26 décembre 2016. Cette demande a été implicitement rejetée sans que la commission de réforme soit saisie. Cette irrégularité ayant privé Mme C... d'une garantie et ayant été de nature à exercer une influence sur le sens de la décision contestée, celle-ci doit être annulée pour ce premier motif.

15. En second lieu, un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice par un fonctionnaire de ses fonctions ou d'une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l'absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant cet événement du service, le caractère d'un accident de service. Il en va ainsi lorsqu'un suicide ou une tentative de suicide intervient sur le lieu et dans le temps du service, en l'absence de circonstances particulières le détachant du service. Il en va également ainsi, en dehors de ces hypothèses, si le suicide ou la tentative de suicide présente un lien direct avec le service. Il appartient dans tous les cas au juge administratif, saisi d'une décision de l'autorité administrative compétente refusant de reconnaître l'imputabilité au service d'un tel événement, de se prononcer au vu des circonstances de l'espèce.

16. Il ressort des pièces du dossier que le suicide de M. B... n'est pas intervenu sur son lieu de travail. Toutefois, la note de l'inspecteur général des services judiciaires du 28 mai 2013 relative aux circonstances de ce suicide précise que les " les propos recueillis font apparaître de manière convergente l'absence de réelle intégration de M. B... au sein du parquet de Nanterre et un sentiment d'isolement dont il aurait souffert sans nécessairement l'exprimer ". M. B... avait d'ailleurs entamé la rédaction d'un roman dans lequel apparaissait un magistrat victime de mise à l'écart par ses collègues et pouvant facilement être identifié à son auteur. En outre, lors de son audition le 15 décembre 2017, l'ancien président du tribunal de grande instance de Nanterre a indiqué que lors du suicide de M. B..., le fonctionnement du parquet de Nanterre était " atypique et anormal ", la procureure adjointe servant de filtre incontournable entre le procureur et les autres magistrats. Il a également indiqué que l'existence d'un climat délétère lié à l'affaire Bettencourt avait rejailli sur l'ensemble des magistrats et plus particulièrement sur M. B.... Si les pièces du dossier font apparaître que ce dernier présentait une personnalité plutôt singulière parmi ses collègues magistrats, aucun élément ne permet d'établir que l'intéressé souffrait d'une pathologie psychiatrique, du moins jusqu'à ce qu'il ait alerté son entourage sur l'espionnage dont il aurait fait l'objet dans son travail dans les semaines précédant son suicide. Dans ces conditions, le suicide de M. B... doit être regardé comme ayant présenté un lien direct avec le service. La décision refusant de reconnaître l'imputabilité au service de son suicide doit être annulée pour ce second motif.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

17. Eu égard au motif retenu au point 16, l'annulation de la décision implicite refusant de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B... implique nécessairement qu'il soit enjoint au ministre de la justice d'y procéder dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.

Sur les frais liés à l'instance :

18. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme C... de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1703086 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 24 mars 2022 est annulé en tant qu'il a rejeté les conclusions de la demande de Mme C... tendant à l'annulation de la décision implicite du ministre de la justice refusant de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B....

Article 2 : La décision implicite du ministre de la justice refusant de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B... est annulée.

Article 3 : Il est enjoint au ministre de la justice de reconnaître l'imputabilité au service du suicide de M. B... dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.

Article 4 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à Mme C... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme C... est rejeté.

Article 6 : La présent arrêt sera notifié à Mme A... C... et au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 6 mars 2025, à laquelle siégeaient :

Mme Signerin-Icre, présidente,

M. Camenen, président assesseur,

Mme Florent, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 mars 2025.

Le rapporteur,

G. CAMENEN

La présidente,

C. SIGNERIN-ICRE

La greffière,

V. MALAGOLI

La République mande et ordonne au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

La greffière,

N° 22VE01245 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de VERSAILLES
Formation : 5ème chambre
Numéro d'arrêt : 22VE01245
Date de la décision : 20/03/2025
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

36-07-10-005 Fonctionnaires et agents publics. - Statuts, droits, obligations et garanties. - Garanties et avantages divers. - Protection contre les attaques.


Composition du Tribunal
Président : Mme SIGNERIN-ICRE
Rapporteur ?: M. Gildas CAMENEN
Rapporteur public ?: Mme JANICOT
Avocat(s) : KOMLY-NALLIER

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-03-20;22ve01245 ?
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