LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
HM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 février 2025
Rejet
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 68 F-D
Pourvoi n° J 23-19.029
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 5 FÉVRIER 2025
1°/ La société Liebherr Werk Biberach GmbH, société de droit allemand, dont le siège est [Adresse 6] (Allemagne),
2°/ la société Liebherr distribution et services France, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 7], venant aux droits de la société Liebherr grues à tour par fusion-absorption,
3°/ la société Hexagone services France, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2],
ont formé le pourvoi n° J 23-19.029 contre l'arrêt rendu le 25 mai 2023 par la cour d'appel de Douai (chambre 2, section 2), dans le litige les opposant :
1°/ à M. [F] [N], domicilié [Adresse 4], pris en qualité d'ancien dirigeant de la société As pro bat [N],
2°/ à M. [T] [E], domicilié [Adresse 1], commissaire-priseur judiciaire,
3°/ à la société As pro bat [N], société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 5], société placée en liquidation judiciaire,
4°/ à la société BTSG², société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 3], mandataires judiciaires associés, en la personne de M. [W] [C], prise en qualité de liquidateur à la liquidation judiciaire de la société As pro bat [N], venant aux droits de la société MJ Valem, représentée par M. [V] [X],
défendeurs à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Coricon, conseiller référendaire, les observations de la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix, avocat des sociétés Liebherr Werk Biberach GmbH, Liebherr distribution et services France et Hexagone services France, et l'avis de M. de Monteynard, avocat général, après débats en l'audience publique du 10 décembre 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Coricon, conseiller référendaire rapporteur, Mme Schmidt, conseiller doyen, et Mme Sezer, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 25 mai 2023) et les productions, la société As pro bat [N] était locataire de deux grues appartenant à la société de droit allemand Liebherr Werk Biberach, dont l'agent commercial en France était la société Liebherr grues à tours, aux droits de laquelle vient la société Liebherr distribution et services France.
2. Le 1er avril 2021, la société Liebherr Werk Biberach a cédé à la société Hexagone services France les grues louées à la société As pro bat [N], à effet au 1er septembre 2021.
3. Le 10 mai 2021, la société As pro bat [N] a été mise en liquidation judiciaire.
4. Le 2 novembre 2021, le liquidateur de la société As pro bat [N] a saisi le juge-commissaire d'une requête aux fins d'être autorisé à vendre les deux grues à tour aux enchères publiques.
5. Les sociétés Liebherr Werk Biberach, Liebherr grues à tour et Hexagone service France ont relevé appel de l'ordonnance qui a accueilli cette requête.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
7. Les sociétés Hexagone, Liebherr Werk Biberach et Liebherr distribution et services France font grief à l'arrêt d'ordonner, par confirmation de l'ordonnance entreprise, la vente aux enchères publiques des deux grues à tour, objet des contrats de location, par le ministère de M. [E], commissaire-priseur judiciaire, et de condamner sous astreinte la société Hexagone à restituer ces deux grues à tour à M. [E], alors :
« 1°/ que les dispositions des articles L. 624-9 et L. 641-14 du code de commerce, telles qu'interprétées par une jurisprudence établie, sont contraires à l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'elles font peser sur le propriétaire d'un bien meuble, que le débiteur en liquidation judiciaire détient à titre précaire en vertu d'un contrat non publié, l'obligation de présenter une demande en revendication dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement ouvrant la procédure collective, sous la seule réserve d'une impossibilité d'agir, et en ce qu'elles sanctionnent le non-respect de ce délai par l'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective, le bien étant alors affecté au gage commun des créanciers et pouvant faire l'objet d'une cession isolée en application de l'article L. 642-19 du code de commerce ; que la sanction de l'inopposabilité du droit de propriété à la procédure de liquidation judiciaire, lorsqu'elle se traduit par la cession du bien dans le cadre des opérations de liquidation, conduit à faire subir au propriétaire, qui n'a pas revendiqué son bien dans le délai requis, une privation de propriété sans indemnisation, ce qui méconnaît la protection du droit de propriété résultant de l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'il suit de là qu'en ordonnant, en application des articles L. 624-9, L. 641-14 et L. 642-19 du code de commerce, la vente aux enchères publiques des grues à tour que la société As Pro Bat Mendes avait prises en location auprès de la société Liebherr Werk Biberach et que cette dernière avait cédées à la société Hexagone, au motif que ces grues n'avaient été revendiquées ni par la société Liebherr Werk Biberach, ni par la société Hexagone dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement d'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société As Pro Bat Mendes (arrêt attaqué, p. 13, antépénult. §, à p. 14, dernier §), la cour d'appel a violé l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
2°/ qu'indépendamment même de la notion de privation de propriété, les dispositions des articles L. 624-9 et L. 641-14 du code de commerce, telles qu'interprétées par une jurisprudence établie, ne ménagent pas, en toute hypothèse, un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde du droit de propriété, et sont ainsi de nature à entraîner une atteinte disproportionnée au droit de propriété protégé par l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'elles font peser sur le propriétaire d'un bien meuble, que le débiteur en procédure collective détient à titre précaire en vertu d'un contrat non publié, l'obligation de présenter une demande en revendication dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement ouvrant la procédure, sous la seule réserve d'une impossibilité d'agir, en ce qu'elles sanctionnent le non-respect de ce délai par l'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective et par l'affectation du bien concerné au gage commun des créanciers, y compris lorsque la procédure collective est une liquidation judiciaire et que le bien concerné n'est pas compris dans un plan de cession, et en ce qu'elles permettent ainsi une cession isolé du bien en application de l'article L. 642-19 du code de commerce ; que la disproportion résulte de ce que, dans cette hypothèse, le délai de revendication imposé au propriétaire et la sanction de l'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective ne sont utiles qu'à l'apurement du passif et ne servent en aucune manière la poursuite de l'activité de l'entreprise ou le maintien de l'emploi, de ce que la présentation d'une demande en revendication dans le délai de trois mois est exigée quels que soient la cause juridique ou le titre invoqué à l'appui de cette demande, de ce que le délai de revendication s'applique quand bien même le droit de propriété du revendiquant serait connu du liquidateur et ne serait contesté par personne, et quand bien même, dès lors, la revendication ne serait pas utile à la détermination rapide et certaine des actifs susceptibles d'être appréhendés par la procédure collective, de ce que le délai de trois mois est bref et présente un caractère préfix, de ce que le propriétaire n'a pas la possibilité de solliciter un relevé de forclusion en cas de dépassement de ce délai, de ce que la sanction de l'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective confère au liquidateur le pouvoir de disposer du bien non revendiqué en temps utile, en le vendant pour assurer le paiement des créanciers, voire en le détruisant, et de ce que cette sanction est encourue quelles que soient la nature et la valeur du bien meuble concerné ; qu'il suit de là, derechef, qu'en ordonnant, en application des articles L. 624-9, L. 641-14 et L. 642-19 du code de commerce, la vente aux enchères publiques des grues à tour que la société As Pro Bat Mendes avait prises en location auprès de la société Liebherr Werk Biberach et que cette dernière avait cédées à la société Hexagone, au motif que ces grues n'avaient été revendiquées ni par la société Liebherr Werk Biberach, ni par la société Hexagone dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement d'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société As Pro Bat Mendes (arrêt attaqué, p. 13, antépénult. §, à p. 14, dernier §), la cour d'appel a violé l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
3°/ qu'il résulte des constatations des juges du fond que la qualité de locataire des grues à tour qui était celle de la débitrice au jour de l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire était connue du liquidateur (ordonnance entreprise ; arrêt attaqué, p. 3, § 3, p. 13, § 2, p. 14, § 1), que la société Liebherr Werk Biberach, puis la société Hexagone, n'avaient aucunement manifesté l'intention d'abandonner les grues en cause, mais avaient, au contraire, continué ostensiblement de se comporter en propriétaire, par le transfert de la location des grues à des sociétés tierces, par la cession des grues consentie par la société Liebherr Werk Biberach à la société Hexagone et par la poursuite de la location des grues par la société Hexagone (arrêt attaqué, p. 14, pénult. §), que la débitrice en liquidation judiciaire ne détenait pas matériellement les grues, au jour de l'arrêt attaqué (ibid., p. 15, § 4, p. 17, § 2) ; que la vente aux enchères ordonnée par les juges du fond correspond à une cession d'actif isolée, utile uniquement à l'apurement du passif de la liquidation judiciaire et ne répondant à aucun objectif de poursuite de l'activité économique et de maintien de l'emploi ; que cette vente aux enchères est de nature à réduire à néant le droit de propriété de la société Hexagone sur les grues concernées, en ce qu'elle rendra l'acquéreur propriétaire des grues en lieu et place de cette société ; que le préjudice subi en conséquence par la société Hexagone sera particulièrement grave, en ce que les grues à tour constituent des biens peu répandus, qui sont difficilement remplaçables et qui ont une importante valeur d'usage aussi bien qu'une grande valeur pécuniaire, et en ce que le prix de la vente ne sera pas versé à Hexagone mais sera affecté au règlement des créanciers de la société As Pro Bat Mendes ; qu'il suit de là que l'application qu'a faite la cour d'appel des dispositions des articles L. 624-9, L. 641-14 et L. 642-19 du code de commerce a entraîné, au cas particulier, une atteinte d'autant plus disproportionnée au droit de propriété de la société Hexagone protégé par l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé, de plus fort, cet article 1er. »
Réponse de la Cour
8. La sanction de l'absence de revendication par le propriétaire d'un bien dans le délai prévu à l'article L. 624-9 du code de commerce ne consiste pas à transférer ce bien non revendiqué dans le patrimoine du débiteur mais à rendre le droit de propriété sur ce bien inopposable à la procédure collective, ce qui a pour effet d'affecter le bien au gage commun des créanciers, permettant ainsi, en tant que de besoin, sa réalisation au profit de leur collectivité. S'il en résulte une restriction aux conditions d'exercice du droit de propriété de celui qui s'est abstenu de revendiquer son bien, cette atteinte est prévue par la loi et se justifie par un motif d'intérêt général, dès lors que l'encadrement de la revendication a pour but de déterminer rapidement et avec certitude les actifs susceptibles d'être appréhendés par la procédure collective afin qu'il soit statué, dans un délai raisonnable, sur l'issue de celle-ci dans l'intérêt de tous. En conséquence, ne constitue pas une charge excessive pour le propriétaire l'obligation de se plier à la discipline collective générale inhérente à toute procédure de liquidation judiciaire, en faisant connaître sa position quant au sort de son bien, dans les conditions prévues par la loi et en jouissant des garanties procédurales qu'elle lui assure quant à la possibilité d'agir en revendication dans un délai de forclusion de courte durée mais qui ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir.
9. Après avoir cité les dispositions des articles L. 642-19, L. 624-16 et L. 624-9 du code de commerce, l'arrêt relève que les biens en litige, détenus à titre précaire par le débiteur et mentionnés dans l'inventaire, n'ont pas été revendiqués dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement d'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire.
10. De ces énonciations, constatations et appréciations, la cour d'appel en a exactement déduit que le droit de propriété des sociétés Liebherr Werk Biberach et Hexagone était inopposable à la procédure collective et que le liquidateur pouvait en conséquence poursuivre la réalisation des biens non revendiqués par le biais d'une vente aux enchères publiques, afin d'apurer le passif.
11. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
12. Les sociétés Hexagone, Liebherr Werk Biberach et Liebherr distribution et services France font le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que les dispositions des articles L. 624-9 et L. 641-14 du code de commerce, interprétées à la lumière des articles 2 et 17 de la Déclaration de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen, sont inapplicables aux meubles dont la propriété n'est ni douteuse, ni litigieuse ; qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué (p. 3, § 3, p. 13, §§ 2 et 8, p. 14, § 1), comme de l'ordonnance entreprise, que la société As Pro Bat Mendes était seulement locataire des grues à tour visées par la requête du liquidateur et que cette qualité de locataire était connue du liquidateur et non contestée par celui-ci, de sorte que la propriété des grues n'était pas douteuse, ni litigieuse ; qu'en jugeant cependant que ces grues à tour devaient être revendiquées par leur propriétaire dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire de la société As Pro Bat Mendes, à peine d'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective (arrêt attaqué, p. 13, antépénult. §, à p.14, dernier §), la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les articles L. 624-9 et L. 641-14 susmentionnés ;
2°/ que les dispositions des articles L. 624-9 et L. 641-14 du code de commerce, interprétées à la lumière des articles 2 et 17 de la Déclaration de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen, sont inapplicables aux meubles qui ne font pas partie du patrimoine apparent du débiteur au jour de l'ouverture de la procédure collective ; qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué (p. 13, dernier §, p. 14, § 1) que les grues à tour données en location à la société As Pro Bat Mendes étaient affectées à des chantiers déterminés sur lesquels cette société intervenait en qualité de locateur d'ouvrage, de sorte qu'elles ne faisaient pas partie de son patrimoine apparent ; qu'en jugeant cependant que ces grues à tour devaient être revendiquées par leur propriétaire dans le délai de trois mois suivant la publication du jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire de la société As Pro Bat Mendes, à peine d'inopposabilité du droit de propriété à la procédure collective (arrêt attaqué, p. 13, antépénult. §, à p. 14, dernier §), la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé, de plus fort, lesdits articles L. 624-9 et L. 641-14. »
Réponse de la Cour
13. Il résulte des articles L. 624-9 et L. 624-10 du code de commerce, applicables à la liquidation judiciaire en vertu de l'article L. 641-14 du même code, que seul le propriétaire d'un bien faisant l'objet d'un contrat publié est dispensé d'agir en revendication de sorte que le propriétaire d'un bien détenu à titre précaire par le débiteur en vertu d'un contrat non publié, doit agir en revendication pour rendre son droit opposable à la procédure collective selon la procédure instituée au premier des textes précités, peu important que son droit ne soit ni douteux, ni litigieux ou que son bien ne soit pas dans les locaux du débiteur.
14. Le moyen, qui postule le contraire, n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne les sociétés Liebherr Werk Biberach, Liebherr distribution et services France, venant aux droits de la société Liebherr grues à tour et Hexagone services France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés Liebherr Werk Biberach, Liebherr distribution et services France, venant aux droits de la société Liebherr grues à tour et Hexagone services France ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé en l'audience publique du cinq février deux mille vingt-cinq et signé par Mme Schmidt, conseiller doyen en ayant délibéré, en remplacement de M. Vigneau, président, empêché, le conseiller référendaire rapporteur et le greffier de chambre conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.