Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme G... H... veuve A..., Mme J... A... épouse E..., Mme B... A... épouse D..., M. K... A... et Mme C... A... épouse I... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d'ordonner l'enlèvement d'une ligne électrique de 20 000 volts implantée en surplomb de leur propriété et de condamner la société Enedis à leur verser une indemnité de 50 000 euros, ou, en cas de rejet de leur demande de déplacement de cette ligne, une indemnité d'un montant total de 431 000 euros.
Par un jugement n° 2102301 du 16 novembre 2023, le tribunal administratif de Grenoble a condamné la société Enedis à leur verser la somme totale de 9 000 euros.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement le 8 janvier 2024 et le 7 mai 2024, Mme G... H... veuve A..., Mme J... A... épouse E..., Mme B... A... épouse D..., M. K... A... et Mme C... A... épouse I..., représentés par la SELARL Eydoux Modelski-Bastille Avocats, agissant par Me Eydoux, demandent à la cour :
1°) de réformer le jugement n° 2102301 du 16 novembre 2023 du tribunal administratif de Grenoble ;
2°) d'enjoindre à la société Enedis de procéder à l'enlèvement de la ligne électrique de 20 000 volts implantée en surplomb de leur propriété, en fixant un délai d'intervention et une astreinte, et de condamner cette société à leur verser une indemnité de 50 000 euros au titre de leur préjudice de jouissance ;
3°) subsidiairement, si l'implantation de cette ligne électrique était maintenue, de condamner la société Enedis à leur verser une indemnité d'un montant total de 381 000 euros au titre de leurs préjudices de jouissance et économique ;
4°) de mettre à la charge de la société Enedis une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Les consorts A... soutiennent que :
- leur demande indemnitaire n'a pas été portée devant une juridiction incompétente et n'est pas prescrite ;
- la société Enedis doit procéder à l'enlèvement de la ligne électrique de 20 000 volts irrégulièrement implantée, ouvrage qui leur procure une gêne et entrave leur projet d'édification d'une piscine ; l'implantation de cet ouvrage ne peut pas être régularisée et son enlèvement n'entraîne pas d'atteinte excessive à l'intérêt général ;
- leur préjudice de jouissance représente un montant de 50 000 euros jusqu'à l'enlèvement de cette ligne électrique ;
- à défaut d'enlèvement, leur préjudice économique s'élève à 331 000 euros.
Par deux mémoires en défense enregistrés le 11 mars 2024 et le 2 août 2024, la société Enedis, représentée par la SCP Dünner-Carret-Duchatel-Escallier, agissant par Me Carret, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge des requérants au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société Enedis, qui renonce expressément à son moyen d'irrecevabilité fondé sur l'article R. 421-1 du code de justice administrative, fait valoir que :
- les premiers juges n'étaient pas compétents pour statuer sur les conclusions indemnitaires des consorts A..., lesquelles devaient être portées devant le juge judiciaire ;
- cette action indemnitaire était prescrite en application de l'article 2227 du code civil ;
- c'est par simple commodité que les consorts A..., qui ne justifient pas d'un projet de construction, demandent le déplacement, dont la charge leur incombe, de la ligne électrique de 20 000 volts implantée en 1979 ;
- une régularisation de l'implantation est possible par le recours à une convention ou à la procédure de déclaration d'utilité publique prévue par le code de l'énergie ;
- les inconvénients entraînés par la présence de l'ouvrage sont particulièrement limités alors que son déplacement entraînerait une atteinte excessive à l'intérêt général en raison des lourds et coûteux travaux de restructuration qu'il impliquerait ;
- les requérants ne subissent pas de préjudice de jouissance ni de préjudice économique ; ils ne peuvent prétendre qu'à une indemnité moindre d'immobilisation réparant le préjudice résultant de l'occupation irrégulière de leur tènement par l'ouvrage, dont le montant ne saurait excéder celui de l'indemnité acceptée pour l'implantation de l'autre ligne électrique 220/380 volts traversant le terrain, soit 64,03 euros.
L'instruction a été close au 16 août 2024 par une ordonnance du 11 juillet précédent.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de l'énergie ;
- le décret n° 67-886 du 6 octobre 1967 portant règlement d'administration publique pour l'application de la loi du 15 juin 1906 sur les distributions d'énergie et de la loi du 16 octobre 1919 relative à l'utilisation de l'énergie hydraulique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique du 16 décembre 2024 :
- le rapport de M. Gros, premier conseiller,
- les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
- et les observations de Me Eydoux, représentant les consorts A..., et celles de Me Carret, représentant la société Enedis.
Considérant ce qui suit :
1. Mme G... A... et ses quatre enfants, Mme J... A... épouse E..., Mme B... A... épouse D..., M. K... A..., Mme C... A... épouse I..., sont propriétaires indivis, sur le territoire de la commune iséroise de Charavines, d'un tènement d'une superficie de 7 006 m², composé de quatre parcelles, sur lequel, en 1974, a été édifié une maison d'habitation. Une ligne électrique 220/390 volts traversant le tènement d'est en ouest a fait l'objet d'une convention signée le 5 février 1988 par Electricité de France, devenue la société Enedis, et par M. F... A..., époux de Mme G... A..., décédé en 1998. Le 5 février 2018, Mme G... A... a, en vain, demandé à la société Enedis de déplacer à ses frais une autre ligne électrique de 20 000 volts qui traverse également le tènement, invoquant les risques pour la sécurité et la santé des occupants de la maison que créerait cet ouvrage implanté sans autorisation. Le 18 juin suivant, elle a, en vain également, demandé à la société Enedis de l'indemniser de son préjudice. Après qu'un expert, désigné par le tribunal de grande instance de Grenoble à la demande des consorts A..., a déposé son rapport, le 16 mars 2020, ces derniers ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d'ordonner l'enlèvement de la ligne électrique de 20 000 volts et de condamner la société Enedis à leur verser une indemnité de 50 000 euros en réparation de leur préjudice de jouissance, montant porté à 100 000 euros si n'était pas ordonné ce déplacement, auquel cas la société Enedis devait également être condamnée à leur verser une indemnité de 331 000 euros en réparation de leur préjudice économique. Les consorts A... relèvent appel du jugement du tribunal administratif de Grenoble du 16 novembre 2023 qui a condamné la société Enedis à seulement leur verser une indemnité d'un montant total de 9 000 euros.
Sur la compétence de la juridiction administrative :
2. Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d'une telle décision et, le cas échéant, pour adresser des injonctions à l'administration, l'est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l'extinction du droit de propriété. Si la décision d'édifier un ouvrage public sur une parcelle appartenant à une personne privée porte atteinte au libre exercice de son droit de propriété par celle-ci, elle n'a, toutefois, pas pour effet l'extinction du droit de propriété sur cette parcelle.
3. L'implantation d'une ligne électrique de 20 000 volts sur la propriété des requérants n'a pas pour effet l'extinction de leur droit de propriété. Il s'ensuit que la juridiction administrative, compétente pour statuer sur la demande de déplacement de cet ouvrage public l'est également pour statuer sur les conclusions indemnitaires associées.
Sur l'exception de prescription opposée par la société Enedis :
4. Aux termes de l'article 2227 du code civil : " (...) les actions réelles immobilières se prescrivent par trente ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ". La société Enedis n'apporte aucun élément, archive ou autre, de nature à établir que, comme elle l'allègue, la ligne électrique de 20 000 volts en litige aurait été implantée en 1979. Elle n'est donc pas fondée à soutenir que la demande indemnitaire des consorts A... serait atteinte par la prescription trentenaire, laquelle aurait d'ailleurs été interrompue par l'action engagée par les consorts A... devant le juge judiciaire en octobre 2018.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
5. Lorsqu'il est saisi d'une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d'un ouvrage public dont il est allégué qu'il est irrégulièrement implanté par un requérant qui estime subir un préjudice du fait de l'implantation de cet ouvrage et qui en a demandé sans succès la démolition à l'administration, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l'ouvrage est irrégulièrement implanté, puis, si tel est le cas, de rechercher, d'abord, si eu égard notamment à la nature de l'irrégularité, une régularisation appropriée est possible, puis, dans la négative, en tenant compte de l'écoulement du temps, de prendre en considération, d'une part les inconvénients que la présence de l'ouvrage en cause entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment pour le propriétaire du terrain d'assiette de l'ouvrage, d'autre part, les conséquences de la démolition pour l'intérêt général, et d'apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n'entraînerait pas une atteinte excessive à l'intérêt général.
6. D'abord, il résulte de l'instruction qu'une ligne électrique HTA de 20 000 volts traverse les parcelles cadastrées AS 129 et AS 130 des consorts A..., soutenue dans cette traversée par deux pylônes, et que la société Enedis ne dispose d'aucun titre l'autorisant à implanter cet ouvrage du réseau public de distribution de l'électricité sur la propriété des requérants. Par suite, la ligne électrique en litige doit être regardée comme irrégulièrement implantée.
7. Ensuite, si la société Enedis, qui n'envisage pas de déplacer l'ouvrage, se prévaut, d'une part, de la possibilité de signer une convention de servitude établie sur le fondement de l'article 1er du décret n° 67-886 du 6 octobre 1967, d'autre part, de la procédure de déclaration d'utilité publique sans recours à l'expropriation prévue par l'article R. 323-1 du code de l'énergie, elle n'a adressé aucune proposition de convention aux requérants ni aucune demande de déclaration d'utilité publique au préfet de l'Isère. En outre, il n'apparaît pas que les consorts A... consentiraient à conclure une telle convention. Dans ces conditions, l'implantation de l'ouvrage doit être regardée comme n'étant pas régularisable.
8. Enfin, il résulte de l'instruction que la ligne électrique en litige surplombe la maison des requérants, de 3,50 mètres à 4,50 mètres environ au-dessus du faîtage, lequel atteint une hauteur de près de 7 mètres. L'un des deux pylônes supports est implanté à l'est, en limite parcellaire, à distance de la maison, masqué pour partie par des haies, l'autre en revanche se trouve à l'angle nord-ouest de la maison, partiellement masqué par des arbres. Il résulte de la présence de ces équipements une gêne visuelle et une atteinte esthétique à la propriété des requérants. La position de cette ligne moyenne tension de 20 000 volts, en particulier au-dessus de l'habitation, est également constitutive de risque pour la sécurité des requérants propriétaires et occupants et source d'inquiétude pour eux. Enfin, s'agissant des possibilités de bâtir, si Mme G... A... a été autorisée, par un arrêté de non opposition à déclaration préalable pris le 2 novembre 2020 par le maire de Charavines, à construire une piscine sous la ligne électrique en litige, il demeure que cet ouvrage, dont la projection d'emprise au sol occupe 225 m², limite, selon l'expert, la hauteur de futures constructions par rapport à ce que le règlement national d'urbanisme autoriserait. La société Enedis quant à elle, qui a estimé à 103 497,85 euros le coût des divers travaux, qu'elle a détaillés, d'enfouissement de la ligne électrique en litige, se borne à faire état de la nécessité de recueillir les différents accords d'autorités administratives et de propriétaires sur un nouveau tracé et à évoquer un délai d'acheminement de groupes électrogènes pour alimenter en électricité les 142 foyers concernés si la ligne était déposée. Ces allégations ne permettent pas d'apprécier l'impact réel des travaux sur la continuité du service public. Dans ces conditions, même si la ligne électrique de 20 000 volts est présente sur le tènement propriété des requérants depuis de nombreuses années, l'enlèvement de cet ouvrage n'apparait pas de nature à entraîner une atteinte excessive à l'intérêt général. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble n'a pas fait droit à leur demande de déplacer, hors leur propriété, la ligne électrique en litige. Il y a ainsi lieu pour la cour d'enjoindre à la société Enedis d'y procéder, dans un délai d'un an suivant la notification du présent arrêt, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les conclusions indemnitaires :
9. En premier lieu, il découle du point précédent que la ligne électrique et ses deux pylônes implantés irrégulièrement sur la propriété des consorts A... entraînent pour eux un préjudice visuel, d'agrément et de jouissance et une réduction des possibilités de bâtir. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice, qui inclut leur anxiété face à des risques pour la santé humaine que généreraient les champs magnétiques induits par la ligne électrique, en allouant aux requérants une indemnité de 10 000 euros.
10. En second lieu, il résulte de l'expertise que les perturbations électromagnétiques issues de la ligne électrique en litige ont généré des troubles dans les conditions d'existence des occupants de la maison, qui ont dû réaliser divers travaux et aménagements électriques pour s'en prémunir. Il sera fait une juste appréciation du préjudice subi à ce titre par les requérants, en leur allouant une indemnité de 5 000 euros.
Sur les frais liés au litige :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge des consorts A..., qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la société Enedis demande au titre des frais liés à l'instance. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Enedis la somme de 2 000 euros à verser aux consorts A... au titre des frais exposés par ceux-ci et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Il est enjoint à la société Enedis d'ôter, dans un délai d'un an à compter de la notification du présent arrêt, la ligne électrique de 20 000 volts irrégulièrement implantée sur la propriété des consorts A....
Article 2 : La société Enedis versera aux consorts A... la somme de 15 000 euros en réparation de leurs préjudices nés de cette implantation irrégulière.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 16 novembre 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : La société Enedis versera aux consorts A... la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions des consorts A... est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme G... H... veuve A..., en sa qualité de représentante unique des consorts A... et à la société Enedis.
Délibéré après l'audience du 16 décembre 2024, à laquelle siégeaient :
M. Pourny, président de chambre,
M. Stillmunkes, président assesseur,
M. Gros, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 janvier 2025.
Le rapporteur,
B. Gros
Le président,
F. Pourny
La greffière,
N. Lecouey
La République mande et ordonne au préfet de l'Isère, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
N° 24LY00035 2