Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société des autoroutes du nord et de l'est de la France (SANEF) a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de condamner l'Etat à lui verser la somme de 13 556,42 euros hors taxes, assortie des intérêts au taux légal à compter du 11 septembre 2019 et de leur capitalisation, en réparation des préjudices subis lors de la manifestation du 18 septembre 2017.
Par un jugement n° 2000534 du 1er mars 2022, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés les 31 mars 2022, 5 juillet 2022 et 26 septembre 2022, la SANEF, représentée par Me Carbonnier de la SELARL Carbonnier Lamaze Rasle, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 1er mars 2022 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 13 556,42 euros hors taxes, assortie des intérêts au taux légal à compter du 11 septembre 2019 et de leur capitalisation, en réparation des préjudices subis lors de la manifestation du 18 septembre 2017 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Elle soutient que :
- le jugement est entaché d'une contradiction dans les motifs aux considérants 6 et 8 : alors qu'il précise que le délit d'entrave à la circulation n'est pas constitué au point 6, il mentionne au point 8 que le groupe de manifestants s'est constitué à seule fin de commettre le délit d'entrave à la circulation ;
- les conditions de mise en jeu de la responsabilité sans faute de l'Etat au titre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure sont réunies concernant la manifestation du 18 septembre 2017 :
. il existe des délits commis à force ouverte ou par violence contre les personnes et les biens ; les délits des manifestants sont caractérisés ;
. la manifestation doit être qualifiée d'attroupement ou rassemblement au sens de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : la préméditation n'est pas une cause d'exonération de la responsabilité de l'Etat, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif ;
. le rassemblement avait pour but de faire pression sur le gouvernement et de s'opposer à la réforme du code du travail et le blocage de la circulation n'était pas une fin en soi ;
. le caractère prémédité de la manifestation n'est, en tout état de cause, pas opposable à la victime collatérale de la manifestation ;
- les préjudices subis du fait des difficultés de circulation pendant près de 6 heures sont directement liés aux agissements des manifestants ; son préjudice doit être évalué à hauteur de 13 556,42 euros HT et se décompose en une perte de recettes pour un montant de 11 377,43 euros HT, des frais de sécurité et d'intervention de la SANEF pour un montant de 1 471,32 euros HT et des frais d'huissier d'un montant de 707,67 euros HT.
Par des mémoires enregistrés les 16 juin 2022 et 14 septembre 2022, le préfet de la Moselle conclut à titre principal à l'irrecevabilité de la requête et à titre subsidiaire au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- le jugement n'est pas entaché d'une contradiction dans les motifs car son considérant 6 est relatif au délit d'entrave à la liberté de travail et non à celui d'entrave à la circulation ;
- les conditions de mise en jeu de la responsabilité sans faute de l'Etat ne sont pas réunies ;
- en tout état de cause, le préjudice est surévalué :
. le lien de causalité n'est pas établi pour le préjudice perte des recettes de péage car les barrières de péages sont restées opérationnelles et il y a eu perception dans les deux sens ;
. les mesures de sécurité et de frais d'intervention de la SANEF n'étaient pas justifiées par la manifestation et le montant de ce préjudice allégué n'est pas justifié ;
. le constat d'huissier n'a été d'aucune utilité.
Par une ordonnance du 6 juillet 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 3 octobre 2022 à midi.
Un mémoire présenté par la SANEF a été enregistrée le 2 mai 2025 à la cour, postérieurement à la clôture d'instruction et n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la route ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Roussaux,
- les conclusions de M. Denizot, rapporteur public ;
- et les observations de Me De Beauregard, représentant la SANEF.
Considérant ce qui suit :
1. Le 18 septembre 2017 vers 5h30, une centaine de routiers a investi l'autoroute A4 à hauteur du péage de Saint-Avold pour manifester contre la réforme du code du travail. Les chauffeurs-manifestants ont mis en place des barrages filtrants, causant ainsi des perturbations sur la circulation des poids-lourds à hauteur de la gare de péage. Par une lettre du 10 septembre 2019, la société des autoroutes du nord et de l'est de la France (SANEF) a demandé au préfet de la Moselle de l'indemniser d'une somme totale de 13 556,42 euros, en application des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. Par un courrier du 27 novembre 2019, le préfet de la Moselle a rejeté cette demande. La SANEF a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de condamner l'Etat à lui verser la somme de 13 556,42 euros en réparation des dommages résultant de ces attroupements et rassemblements. La SANEF relève appel du jugement du 1er mars 2022 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Si la SANEF se prévaut d'une contradiction des motifs entre les considérants 6 et 8 du jugement litigieux, cette critique n'a pas trait à la régularité du jugement, mais à son bien-fondé. Par suite, cette contradiction, à la supposer même établie, n'est pas de nature à entrainer l'annulation du jugement attaqué pour irrégularité.
Sur la responsabilité de l'Etat :
En ce qui concerne le principe de responsabilité :
3. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (...) ".
4. L'application de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure est subordonnée à la condition que les dommages dont l'indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis à force ouverte ou par violence par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. Un groupe, qui se constitue et s'organise à seule fin de commettre un délit ne peut être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens de ces dispositions.
S'agissant de l'existence d'un attroupement ou d'un rassemblement :
5. En premier lieu, il résulte de l'instruction que le 18 septembre 2017 une centaine de routiers a bloqué les voies empruntées par les véhicules poids-lourds à hauteur du péage de Saint-Avold sur l'autoroute A4, dans les deux sens de circulation. Cette manifestation, qui a été organisée à la suite d'un appel national des syndicats des transports routiers, a pour motif l'expression d'un mécontentement et n'a pas pour principal objet la réalisation des dommages causés aux personnes affectées par ces blocages, lesquels peuvent être regardés comme imputables à un attroupement ou à un rassemblement au sens des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
S'agissant de l'existence de délits commis par un attroupement ou un rassemblement :
6. En premier lieu, si les agents de la SANEF ont été mis dans l'impossibilité de percevoir les péages auprès des usagers de l'autoroute, il résulte de l'instruction que cette impossibilité ne résulte pas de coups, menaces ou voies de fait commis à leur encontre mais de la levée des barrières de péage. Par suite, le délit d'entrave à la liberté du travail, réprimé par l'article 431-1 du code pénal, ne peut être regardé comme étant constitué.
7. En deuxième lieu, aux termes de l'article 431-9 du code pénal : " Est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait : / 1° D'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi ; / 2° D'avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite dans les conditions fixées par la loi ; / 3° D'avoir établi une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l'objet ou les conditions de la manifestation projetée ". Le délit réprimé par les dispositions précitées ne peut être retenu qu'à l'encontre de l'organisateur de la manifestation et non à l'encontre de l'ensemble des participants à la manifestation. Par suite, le délit prévu par l'article 431-9 du code pénal ne peut être regardé comme constitué par les attroupements et rassemblements invoqués par la SANEF.
8. En troisième lieu, aux termes de l'article L. 412-1 du code de la route : " Le fait, en vue d'entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d'employer, ou de tenter d'employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende. (...) ".
9. Il résulte de l'instruction et notamment des articles de presse, du procès-verbal de constat d'huissier et du procès-verbal de gendarmerie produits à l'instance, que le lundi 18 septembre 2017 entre 5h30 et 10h30, une centaine de routiers a bloqué les voies empruntées par les véhicules poids-lourds à hauteur du péage de Saint-Avold sur l'autoroute A4, dans les deux sens de circulation. Cette manifestation a généré des bouchons et des fermetures d'accès à l'autoroute de sorte que la circulation a été entravée principalement pour les poids lourds. Par suite, le délit de gêne et d'entrave à la circulation est caractérisé pour cette journée.
10. Il résulte de ce qui précède que la SANEF est fondée à soutenir que ces agissements commis par un attroupement ou un rassemblement sont de nature à engager la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
En ce qui concerne les préjudices :
11. Il résulte des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure que ne peuvent donner lieu à réparation que les dommages résultant de manière directe et certaine de crimes ou délits déterminés commis par les manifestants.
12. En premier lieu, il résulte de l'instruction qu'en raison du délit d'entrave à la circulation exposé au point 9, la SANEF a été contrainte de proposer des itinéraires de déviation qui ont entrainé des pertes de recettes dans certaines gares de péage et des augmentations de recettes dans d'autres. Le manque à gagner net, qui a été calculé par comparaison entre le trafic réel et le trafic attendu au regard d'une journée de référence de l'année précédente, soit le lundi 19 septembre 2016, ayant la même structure de trafic pour les gares de péages impactées et les mêmes créneaux horaires, qui constitue un préjudice direct et certain résultant des blocages commis par l'attroupement, doit être évalué à la somme de 11 377,43 euros HT.
13. En second lieu, les frais d'huissier exposés par la société SANEF ont été utiles pour apprécier la responsabilité de l'Etat. Il y a donc lieu de faire droit à la demande d'indemnisation pour la journée du 18 septembre 2017. Dans ces conditions, la société SANEF peut prétendre à être indemnisée à hauteur de la somme de 707,67 euros HT.
14. Il résulte de tout ce qui précède que la société SANEF est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande indemnitaire à concurrence de la somme de 12 085,10 euros HT (11 377,43 + 707,67 euros).
En ce qui concerne les intérêts et leur capitalisation :
15. Il y a lieu d'assortir la somme de 12 085,10 euros HT des intérêts moratoires à compter du 11 septembre 2019, date de réception de la demande préalable. Ces intérêts seront capitalisés le 11 septembre 2020, date à laquelle était due une année d'intérêts, et à chaque échéance annuelle.
Sur les frais du litige :
16. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à la société SANEF sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement du 1er mars 2022 du tribunal administratif de Strasbourg est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la société SANEF la somme de 12 085,10 euros HT avec intérêts au taux légal à compter du 11 septembre 2019. Les intérêts échus à la date du 11 septembre 2020 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : L'Etat versera à la société SANEF une somme de 2000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société SANEF et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Copie pour information en sera adressée au préfet de la Moselle.
Délibéré après l'audience du 6 mai 2025, à laquelle siégeaient :
- M. Barteaux, président,
- M. Lusset, premier conseiller,
- Mme Roussaux, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 mai 2025.
La rapporteure,
Signé : S. RoussauxLe président,
Signé : S. Barteaux
La greffière,
Signé : N. Basso
La République mande et ordonne au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
N. Basso
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N° 22NC00820