Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société des autoroutes du nord et de l'est de la France (SANEF) a demandé au tribunal administratif de Nancy de condamner l'Etat à lui verser la somme de 144 255,59 euros en réparation des dommages résultant d'attroupements et de rassemblements, assortie de la production des intérêts au taux légal à compter du 9 décembre 2019 et de leur capitalisation à chaque échéance annuelle.
Par un jugement n° 2001027 du 28 avril 2022, le tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés les 3 juin 2022, 18 juillet 2023 et 5 septembre 2023, la SANEF, représentée par Me Carbonnier, de la SELARL Carbonnier Lamaze Rasle, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Nancy du 28 avril 2022 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 144 255,59 euros en réparation des dommages résultant d'attroupements et de rassemblements, somme devant être assortie de la production des intérêts au taux légal à compter du 9 décembre 2019 et de leur capitalisation à chaque échéance annuelle ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la responsabilité de l'Etat doit être engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, au titre de manifestations de " gilets jaunes " qui ont été organisées du 24 novembre 2018 au 16 mars 2019 sur la barrière de péage de Beaumont de l'autoroute A4, dans le département de Meurthe-et-Moselle ;
. le caractère prémédité et organisé de la manifestation n'est plus une cause d'exclusion de ce régime de responsabilité sans faute de l'Etat ; en tout état de cause, le caractère prémédité et organisé de la manifestation est inopérant à son encontre en raison de sa qualité de victime collatérale du rassemblement ;
. les manifestants dits " gilets jaunes " se sont constitués en un mouvement revendicatif national en protestation contre le gouvernement et non pas dans le but de nuire, détruire ou commettre des délits ;
. les délits sont caractérisés : deux plaintes ont été déposées pour les événements allant du 24 novembre 2018 au 16 mars 2019, lesquelles ont été classées sans suite en raison de la non identification des personnes à l'origine des crimes et délits ;
. les manifestants ont commis, avec force ouverte, les délits d'entrave à la circulation, de dégradation des biens, d'entrave à la liberté de travail, d'intimidation contre une personne chargée d'une mission de service public, d'organisation d'une manifestation illicite ou interdite et d'entrave au fonctionnement d'un système de traitement automatisé de données ;
- les préjudices subis sont directs et certains avec les délits commis par les manifestants ;
- le montant des préjudices est de 144 255,59 euros et se décompose en des frais de matériels pour un montant de 1 075,25 euros HT, des frais de personnel et d'intervention d'un montant de 4 495,47 euros HT, des pertes de recettes pour un montant de 137 559,46 euros HT et des frais d'huissiers à concurrence de 1 125,41 euros HT.
Par des mémoires enregistrés les 10 juillet 2023 et 25 août 2023, le préfet de Meurthe-et-Moselle conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- en se bornant à des considérations générales et abstraites, la société requérante ne démontre pas, de manière circonstanciée, que les conditions prévues à l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure sont remplies pour chacun des faits invoqués ; il incombe à la requérante de préciser l'état de la procédure pénale et, le cas échéant, de justifier de la qualification pénale retenue ainsi que des éventuelles condamnations déjà versées par l'auteur des faits ;
- les dommages pour lesquels la SANEF demande réparation sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code précité ne résultent pas d'un attroupement ; les dommages allégués ne résultent pas d'une explosion spontanée de violence constitutive d'un attroupement, pouvant être décrite comme secondaire à une manifestation, mais d'un rassemblement organisé à l'avance avec une intention délictuelle ; elles ont toutes eu comme objectif d'organiser des actions de " péage gratuit " ;
- tous les dommages invoqués par la société requérante ne résultent pas d'agissements pouvant être qualifiés de crime ou délit au sens et pour l'application de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ou ne sont pas directement liés aux préjudices invoqués ;
. les manifestants se sont bornés à lever les barrières, à mettre en place des barrages filtrants ralentissant le flux des véhicules, en laissant le passage gratuit aux automobilistes ;
. en l'absence de caractère intentionnel, certains des agissements incriminés ne constituent pas des délits prévus et réprimés par le code pénal ;
- le lien de causalité entre le dommage et le crime ou délit commis par ce rassemblement n'est pas établi ;
- sur les préjudices allégués :
. le préjudice de perte de recettes n'est pas établi : les actions de péages gratuits ne constituent pas un délit pouvant générer une indemnisation dans le cadre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ;
. le préjudice frais de personnel est sans lien avec des crimes et délits commis par les manifestants ;
. les frais d'huissiers ne peuvent être indemnisés en l'absence de crime ou délit caractérisé.
Par une ordonnance du 6 septembre 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 25 septembre 2023 à midi.
Un mémoire présenté par la SANEF a été enregistré le 15 avril 2025, soit après la clôture d'instruction. Il n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code pénal ;
- le code de la route ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Roussaux,
- les conclusions de M. Denizot, rapporteur public,
- et les observations de Me De Beauregard, représentant la SANEF.
Considérant ce qui suit :
1. Dans le cadre des manifestations nationales dites " de gilets jaunes ", plusieurs groupes d'individus ont investi à cinq reprises, le 24 novembre 2018, les 8 et 9 décembre 2018, le 6 janvier 2019 et le 16 mars 2019, la barrière de péage de Beaumont, située à Moineville (Meurthe-et-Moselle) et exploitée par la société des autoroutes du nord et de l'est de la France (SANEF). Estimant que ces rassemblements lui ont causé un préjudice, la SANEF a présenté au préfet de Meurthe-et-Moselle une demande préalable d'indemnisation qui a été rejetée par une décision implicite intervenue le 19 février 2020. La SANEF a demandé au tribunal administratif de Nancy de condamner l'Etat à lui verser la somme de 144 255,59 euros en réparation des dommages subis au cours de ces rassemblements. La SANEF relève appel du jugement du 28 avril 2022 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
Sur la responsabilité de l'Etat :
En ce qui concerne le principe de responsabilité :
2. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (...) ".
3. L'application de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure est subordonnée à la condition que les dommages dont l'indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis à force ouverte ou par violence par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. Un groupe, qui se constitue et s'organise à seule fin de commettre un délit ne peut être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens de ces dispositions.
S'agissant de l'existence d'un attroupement ou d'un rassemblement :
4. Il résulte de l'instruction que des groupes de " gilets jaunes " ont investi la barrière de péage de Beaumont à cinq reprises, le 24 novembre 2018, les 8 et 9 décembre 2018, le 6 janvier 2019 et le 16 mars 2019 et ont empêché la perception des péages en levant de force les barrières pour permettre aux usagers de franchir gratuitement le péage. Ces agissements ont été commis à force ouverte et se sont inscrites dans le cadre d'un mouvement national de contestation annoncé plusieurs semaines avant les faits, notamment sur des réseaux sociaux. Ces actions, commises par un attroupement, qui avaient pour motif l'expression d'un mécontentement, n'avaient pas pour principal objet la réalisation de délits. Par suite, ces agissements peuvent être regardés comme imputables à un attroupement ou à un rassemblement au sens des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
S'agissant de l'existence de délits commis par les attroupements ou rassemblements :
5. En premier lieu, si les agents de la SANEF ont été mis dans l'impossibilité de percevoir les péages auprès des usagers de l'autoroute, il résulte de l'instruction que cette impossibilité ne résulte pas de coups, menaces ou voies de fait commis à leur encontre mais de la levée des barrières de péage. Par suite, le délit d'entrave à la liberté du travail, réprimé par l'article 431-1 du code pénal, ne peut être regardé comme étant constitué.
6. En deuxième lieu, aux termes de l'article 431-9 du code pénal : " Est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait : / 1° D'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi ; / 2° D'avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite dans les conditions fixées par la loi ; / 3° D'avoir établi une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l'objet ou les conditions de la manifestation projetée ". Le délit réprimé par les dispositions précitées ne peut être retenu qu'à l'encontre de l'organisateur de la manifestation et non à l'encontre de l'ensemble des participants à la manifestation. Par suite, le délit prévu par l'article 431-9 du code pénal ne peut être regardé comme constitué par les attroupements et rassemblements invoqués par la SANEF.
7. En troisième lieu, le délit d'intimidation contre une personne chargée d'une mission de service public, sanctionnée par l'article 433-3 du code pénal n'est pas caractérisé par les pièces du dossier.
8. En quatrième lieu, aux termes de l'article 323-2 du code pénal : " Le fait d'entraver ou de fausser le fonctionnement d'un système de traitement automatisé de données est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende. (...) ". En se bornant à soutenir que les " gilets jaunes " ont empêché le fonctionnement des barrières de péage en les relevant, la SANEF n'établit pas que les manifestants auraient, ce faisant, entravé un système de traitement automatisé des données. Dans ces conditions, le délit d'entrave au fonctionnement d'un système de traitement automatisé de données au sens de l'article 323-2 du code pénal ne peut être considéré comme étant constitué.
9. En cinquième lieu, aux termes de l'article L. 412-1 du code de la route : " Le fait, en vue d'entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d'employer, ou de tenter d'employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende. (...) ".
10. Si les manifestants, lors des rassemblements des 8 décembre 2018, 9 décembre 2018, 6 janvier 2019 et 16 mars 2019, ont procédé à la levée des barrières de péage permettant le passage gratuit des automobilistes et empêchant de ce fait la perception de la redevance de péage due par ces derniers, la circulation n'en a pas été entravée ou gênée, dès lors que le passage des péages entraîne par lui-même un ralentissement, voire un arrêt des véhicules. Ce faisant, les manifestants ont seulement mis à profit cette circonstance pour exposer leurs doléances de sorte que de tels agissements ne peuvent dès lors être qualifiés de délit d'entrave ou de gêne à la circulation au sens des dispositions de l'article L. 412-1 du code de la route précité.
11. En revanche, il résulte de l'instruction que lors de la journée du 24 novembre 2018, les manifestants ont allumé des fumigènes créant un mur de fumée occasionnant une gêne importante à la circulation des usagers et plusieurs kilomètres de bouchon. Par suite, le délit de gêne et d'entrave à la circulation est caractérisé pour cette journée.
12. En sixième lieu, aux termes de l'article 322-1 du code pénal : " La destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, sauf s'il n'en est résulté qu'un dommage léger. (...) ".
13. Si la SANEF fait valoir qu'elle a dû mobiliser son personnel le 8 décembre 2018 pour régler un appareil de détection et le 6 janvier 2019 pour régler une caméra, il s'agit de dommages légers ayant uniquement engendré l'intervention de son personnel et ne sauraient donc constituer un délit au sens de l'article 322-1 du code pénal précité. En revanche, il résulte de l'instruction, notamment d'un procès-verbal de constat que les manifestants ont manipulé le portail du parking du personnel de la gare de péage de Beaumont, le 24 novembre 2018, et qu'à la suite de cet agissement, l'ouverture de ce portail ne se déclenchait plus. La SANEF établit également avoir dû engager des frais d'achat de matériel et produit la facture correspondante au changement de moteur du portail. Par suite, le délit de destruction d'un bien appartenant à autrui est caractérisé pour cette manifestation du 24 novembre 2018.
14. Il résulte de ce qui précède que ces agissements commis par un attroupement sont de nature à engager la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
En ce qui concerne les préjudices :
15. Il résulte des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure que ne peuvent donner lieu à réparation que les dommages résultant de manière directe et certaine de crimes ou délits déterminés commis par les manifestants.
16. En premier lieu, si la requérante se prévaut d'une perte de recettes équivalente aux redevances de péage non versées par les usagers de l'autoroute passés gratuitement en raison de la levée des barrières, et en particulier au péage de Beaumont le 24 novembre 2018, ce préjudice n'est pas directement lié au délit d'entrave à la circulation retenu par le présent arrêt mais est la conséquence de la levée des barrières, laquelle ne constitue pas, par elle-même, un délit. La requérante n'invoque aucun préjudice à ce titre directement en lien avec le délit d'entrave commis par l'attroupement. Par suite, elle n'est pas fondée à demander la condamnation de l'Etat à lui verser une somme au titre des pertes de recettes calculée sur le nombre d'usagers ayant franchi gratuitement le péage.
17. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que la requérante a dû engager des frais pour réparer la motorisation du portail du parking du personnel de la gare de péage de Beaumont endommagé, le 24 novembre 2018, par les manifestants. Elle est par suite fondée à demander la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 525,73 euros HT, dûment justifiée par la production d'une facture.
18. En troisième lieu, si la société SANEF se prévaut de frais internes, d'une part, pour la maintenance et la réparation de matériels dégradés et, d'autre part, pour les agents mobilisés pendant les manifestations, notamment pour assurer la sécurité des usagers, elle ne démontre toutefois pas que les dispositifs mis en place excédaient son activité normale, ni qu'elle aurait exposé des coûts supplémentaires aux coûts fixes habituellement supportés pour son personnel et ses véhicules. Elle ne justifie, dès lors, pas de la réalité de ce chef de préjudice.
19. En dernier lieu, les frais d'huissier exposés par la société SANEF ont été utiles pour apprécier la responsabilité de l'Etat. Il y a lieu de faire droit à ses demandes d'indemnisation pour la journée du 24 novembre 2018 au péage de Beaumont pour laquelle un délit caractérisé a donné lieu à indemnisation. Dans ces conditions, la société SANEF peut prétendre à être indemnisée à hauteur de 151,92 euros HT.
20. Il résulte de tout ce qui précède, que la société SANEF est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande indemnitaire à concurrence de la somme de 677,65 euros HT (525, 73 + 151,92 euros).
En ce qui concerne les intérêts et leur capitalisation :
21. Il y a lieu d'assortir la somme de 677,65 euros HT des intérêts moratoires à compter du 12 décembre 2019, date de réception de la demande préalable. Ces intérêts seront capitalisés le 12 décembre 2020, date à laquelle était due une année d'intérêts, et à chaque échéance annuelle.
Sur les frais du litige :
22. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à la société SANEF sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2001027 du 28 avril 2022 du tribunal administratif de Nancy est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la société SANEF la somme de 677,65 euros HT avec intérêts au taux légal à compter du 12 décembre 2019. Les intérêts échus à la date du 12 décembre 2020 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : L'Etat versera à la société SANEF une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société SANEF et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Copie pour information en sera adressée au préfet de Meurthe-et-Moselle.
Délibéré après l'audience du 6 mai 2025, à laquelle siégeaient :
- M. Barteaux, président,
- M. Lusset, premier conseiller,
- Mme Roussaux, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 mai 2025.
La rapporteure,
Signé : S. RoussauxLe président,
Signé : S. Barteaux
La greffière,
Signé : N. Basso
La République mande et ordonne au Ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
N. Basso
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N° 22NC01441