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14/01/2025 | FRANCE | N°21PA02510

France | France, Cour administrative d'appel de PARIS, 8ème chambre, 14 janvier 2025, 21PA02510


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme B... C..., M. F... C..., Mme E... C... et M. D... C... ont demandé au tribunal administratif de Montreuil de condamner l'Etat à leur verser les sommes de 1 468 430,68 euros pour Mme E... C..., 583 573,82 euros pour M. D... C..., 397 820,04 euros pour Mme B... C... et 274 066,54 euros pour M. F... C..., en réparation de leurs préjudices résultant des fautes commises par l'Etat dans l'exercice de son pouvoir de police sanitaire relative au médicament Dépakine, et de réserver

les droits indemnitaires pour les postes de préjudices ne pouvant pas faire l'obje...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... C..., M. F... C..., Mme E... C... et M. D... C... ont demandé au tribunal administratif de Montreuil de condamner l'Etat à leur verser les sommes de 1 468 430,68 euros pour Mme E... C..., 583 573,82 euros pour M. D... C..., 397 820,04 euros pour Mme B... C... et 274 066,54 euros pour M. F... C..., en réparation de leurs préjudices résultant des fautes commises par l'Etat dans l'exercice de son pouvoir de police sanitaire relative au médicament Dépakine, et de réserver les droits indemnitaires pour les postes de préjudices ne pouvant pas faire l'objet d'une évaluation à ce stade de la procédure.

Par un jugement n° 1704319 du 9 mars 2021, le tribunal administratif de Montreuil a condamné l'Etat à verser à Mme E... C... la somme de 11 747,72 euros, à M. D... C... la somme de 11 221,96 euros, et à M. et Mme C... la somme de 4 707,53 euros chacun, a mis à la charge définitive de l'Etat les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 1 500 euros ainsi que le versement d'une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et a rejeté le surplus des conclusions de la demande des consorts C....

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 7 mai 2021, 22 juillet 2022, et 30 mai, 5 et 18 novembre 2024, appuyées par des pièces enregistrées les 10 et 29 octobre 2024, les consorts C..., représentés par la SELAS Dante, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) d'annuler le jugement du 9 mars 2021 du tribunal administratif de Montreuil en tant qu'il n'a que partiellement fait droit à leur demande indemnitaire ;

2°) de condamner l'Etat à leur verser les sommes suivantes :

- 134 347,22 euros pour Mlle E... C... ;

- 30 221,96 euros pour M. D... C... ;

- 304 707,53 euros pour M. F... C... ;

- 200 957,53 euros pour Mme B... C... ;

3°) de réserver les droits indemnitaires pour les postes de préjudices ne pouvant pas faire l'objet d'une évaluation à ce stade de la procédure ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à chacun d'entre eux de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la cour devra, d'une part, confirmer celles des sommes au paiement desquelles l'Etat a été condamné par le tribunal administratif qui sont incluses dans les protocoles transactionnels conclus avec l'ONIAM et, d'autre part, statuer sur les demandes indemnitaires au titre des préjudices non couverts par les protocoles d'indemnisation amiable signés par Mme E... C... et par MM. D... et F... C... ;

- l'Etat a commis une faute dans l'exercice de son pouvoir de police sanitaire en tardant à modifier l'autorisation de mise sur le marché de la Dépakine, s'agissant tant du résumé des caractéristiques du produit à destination des professionnels de santé que de la notice de ce médicament, alors que les risques de malformations physiques et troubles neurodéveloppementaux en cas d'exposition in utero au valproate de sodium étaient connus depuis 1984 et, en tout état de cause, avant le début de l'année 1999 pour E... et l'année 2001 pour D... ;

- dès lors que la faute de l'Etat porte en elle l'intégralité du dommage, et eu égard à l'étroite imbrication des agissements fautifs qui sont à l'origine du dommage, l'Etat doit être condamné à indemniser l'intégralité de leurs préjudices, sans préjudice de la possibilité pour ce dernier d'engager des actions récursoires éventuelles contre la société Sanofi-Aventis France et les médecins de Mme C..., dont la responsabilité a été reconnue par le tribunal, qui a en conséquence fixé la part de responsabilité de l'Etat à 40 % seulement ;

- les pathologies dont souffrent E... et D... C..., nés respectivement le 5 juillet 1999 et le 26 mars 2022, sont imputables à leur exposition in utero au valproate de sodium ;

- ils sont fondés à obtenir les sommes suivantes :

* pour Mme E... C... : 30 000 euros au titre du préjudice sexuel, 35 000 euros au titre du préjudice d'établissement, 50 000 euros au titre du préjudice permanent exceptionnel, 10 000 euros au titre du préjudice d'anxiété, ainsi que 9 347,72 euros au titre de la confirmation du jugement du tribunal administratif de Montreuil s'agissant des dépenses de santé actuelles, du déficit fonctionnel temporaire, des souffrances endurées, du préjudice esthétique temporaire et permanent, du déficit fonctionnel permanent et du préjudice moral ;

* pour M. D... C... : 10 000 euros au titre du préjudice extrapatrimonial exceptionnel, 10 000 euros au titre du préjudice d'anxiété (en qualité de victime indirecte de sa sœur) et 11 221,96 euros au titre de la confirmation du jugement du tribunal administratif s'agissant des dépenses de santé actuelles, du déficit fonctionnel temporaire, des souffrances endurées, du préjudice esthétique temporaire et du préjudice moral ;

* pour M. F... C... : 200 000 euros au titre de la perte de revenus et l'incidence professionnelle, et 100 000 euros au titre du préjudice d'anxiété pour ses deux enfants et 4 707,53 euros au titre de la confirmation du jugement du tribunal administratif s'agissant des frais de déplacement, du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence ;

* pour Mme B... C... : 96 250 euros au titre de la perte de revenus et de l'incidence professionnelle, 100 000 euros au titre du préjudice d'anxiété pour ses deux enfants et 4 707,53 euros au titre de la confirmation du jugement du tribunal administratif s'agissant des frais de déplacement, du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 28 octobre 2021 et le 12 novembre 2024, la ministre de la santé et de l'accès aux soins conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que :

- l'Etat n'a pas commis de faute susceptible d'engager sa responsabilité ;

- si l'existence d'une faute devait être retenue, la part de responsabilité lui incombant devrait être fixée à 30 %, conformément à ce qui a été retenu par le collège d'experts placé auprès de l'ONIAM, dans son avis du 19 septembre 2022 ;

- en ayant signé avec l'ONIAM un protocole d'indemnisation amiable, Mme E... C... et MM. D... et F... C... doivent être regardés comme ayant renoncé à leurs demandes indemnitaires contre l'Etat ;

- à titre subsidiaire, les requérants n'établissent ni la réalité ni le montant des préjudices subis par Mme E... C... et par MM. D... et F... C... ;

- il n'y a pas de lien entre la perte de revenus et l'incidence professionnelle dont Mme C... demande la réparation et la faute de l'Etat, ainsi que jugé par le tribunal administratif de Montreuil et retenu par le collège d'experts placé auprès de l'ONIAM ; si la cour devait toutefois choisir d'indemniser ce chef de préjudice, ainsi que le tribunal judiciaire de Paris l'a fait dans son jugement du 9 septembre 2024, pour un montant de 96 250 euros, la somme de 80 750 euros demandée en plus par Mme C... devrait être ramenée à de plus justes proportions ;

- Mme C... n'établit pas la réalité ni le montant du préjudice d'anxiété dont elle demande la réparation.

Par des mémoires, enregistrés les 15 novembre 2021, 14 septembre 2022, 16 février 2023 et 18 octobre 2024, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), représentée par Me Schmelck, a présenté des observations dans lesquelles elle demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) à titre principal, de constater que Mme B... C..., M. F... C..., M. D... C... et Mme E... C... ont d'ores et déjà été indemnisés de l'intégralité de leurs préjudices en lien avec l'exposition in utero de Mme E... C... et de M. D... C... au valproate de sodium et, en conséquence, de rejeter comme irrecevables leurs demandes indemnitaires ;

2°) à titre subsidiaire, de constater que l'ensemble des risques connus liés à l'exposition in utero de la Dépakine étaient mentionnés dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) de ce médicament à l'époque des deux grossesses de Madame C... et de débouter les consorts C... de leurs demandes, en retenant l'absence de faute de l'ANSM à l'origine des dommages dont ils demandent la réparation ;

3°) à titre infiniment subsidiaire, de retenir comme exonératoires les fautes commises par le laboratoire Sanofi et les médecins et de débouter, en conséquence, les consorts C... de l'ensemble de leurs demandes ;

4°) à titre encore plus subsidiaire, de ne retenir l'imputabilité que des seules pathologies retenues par les experts et de réformer le jugement en ce sens ;

5°) à titre infiniment subsidiaire, de débouter les consorts C... de leur demande tendant à la condamnation de l'Etat à les indemniser intégralement de leur préjudice, à charge pour l'Etat d'exercer une action récursoire contre les co-auteurs.

Elle soutient que :

- à titre principal, les demandes de consorts C... sont irrecevables ;

- à titre subsidiaire, l'Etat n'a commis aucune faute ;

- à titre infiniment subsidiaire, les fautes commises par le laboratoire Sanofi et les médecins qui ont suivi Mme B... C... constituent des causes d'exonération de la responsabilité de l'Etat ;

- encore plus subsidiairement, les troubles ORL et visuels ne sont pas imputables à l'exposition in utero à la Dépakine ;

- en vertu du principe selon lequel une collectivité publique ne saurait être condamnée à payer une somme qu'elle ne droit pas, toute responsabilité in solidum est exclue, et dans l'hypothèse où un tiers et l'administration seraient co-auteurs d'un dommage, cette dernière ne saurait répondre que de la quote-part du préjudice qui lui est imputable.

La procédure a été communiquée à la mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN) qui n'a pas produit de mémoire.

Le 13 novembre 2024, les parties ont été informées, par application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt de la cour était susceptible d'être fondé sur les moyens relevés d'office tirés de ce que :

- suite à la signature d'un protocole d'indemnisation amiable avec l'ONIAM, dont l'article 5 stipule que " (...) Conformément aux articles L. 1142-24-26 et L. 1142-24-17 du code de la santé publique, le présent protocole produit tous les effets prévus par les dispositions des articles 2044 et suivants du code civil, notamment ceux prévus aux articles 2052 (...) / Les parties renoncent donc de manière expresse et irrévocable à tout recours, qu'il soit à l'amiable ou par la voie contentieuse, ayant pour objet d'obtenir la réparation des préjudices causés par le fait générateur examiné par le collège d'experts, à l'exception des préjudices nouveaux ou aggravés non couverts par la transaction, conformément aux dispositions de l'article R. 1142-63-33 du code de la santé publique ", les conclusions indemnitaires de Mme E... C... et de MM D... et F... C... sont devenues sans objet et qu'il n'y a plus lieu pour la cour d'y statuer ;

- dès lors que, d'une part, l'ANSM n'a pas, dans la présente instance dans laquelle la responsabilité de l'Etat est recherchée, la qualité de défendeur et que, d'autre part, sa qualité d'observateur ne lui confère pas la qualité de partie dès lors qu'elle n'aurait pas, à défaut d'être présente, qualité pour faire tierce-opposition, ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice sont irrecevables ;

Par ordonnance du 5 novembre 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 12 novembre 2024 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive 2001/83/CE du 6 novembre 2001 ;

- le code civil ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 2016-1917 du 29 décembre 2016 ;

- la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 ;

- le décret n° 79-506 du 28 juin 1979 modifié ;

- le décret n° 95-278 du 13 mars 1995 ;

- le décret n °98-79 du 11 février 1998 ;

- le décret n° 2008-435 du 6 mai 2008 ;

- le jugement n° RG 17/04754 du 9 septembre 2024 du tribunal judiciaire de Paris ;

- le code de justice administrative ;

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Vrignon-Villalba,

- les conclusions de Mme Bernard, rapporteure publique,

- et les observations de Me Paucod et de Me de Noray, pour les consorts C..., de M. G... pour la ministre de la santé et de l'accès aux soins et de Me Schmelck pour l'ANSM.

1. Mme B... C..., qui souffre d'épilepsie, a été traitée par Dépakine 200 mg, puis Dépakine Chrono 500 mg, entre 1978 et 2010. Ses enfants E... et D..., nés respectivement les 5 juillet 1999 et 26 mars 2002, présentent des malformations physiques et des troubles neurodéveloppementaux, que les consorts C... attribuent à leur exposition in utero au valproate de sodium contenu dans la Dépakine. Par courrier du 6 décembre 2016, reçu le lendemain, les consorts C..., estimant que l'Etat avait commis une faute dans l'exercice de ses pouvoirs de police sanitaire, en ne s'assurant pas que les professionnels de santé et les patients soient correctement informés des risques pour les enfants qui ont été exposés in utero au valproate de sodium, ont saisi la ministre des affaires sociales et de la santé d'une demande indemnitaire préalable. En l'absence de réponse, ils ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil qui, par une ordonnance du 17 novembre 2017, a ordonné une expertise aux fins, notamment, d'évaluer les préjudices subis par M. et Mme C... et leurs enfants, et de fournir au tribunal, de manière générale, tous éléments susceptibles de lui permettre de statuer sur un éventuel recours en responsabilité. Par un jugement du 9 mars 2021, le tribunal administratif de Montreuil a condamné l'Etat à verser à E... C... la somme de 11 747,72 euros, à D... C... la somme de 11 221,96 euros, et à M. et Mme C... la somme de 4 707,53 euros chacun, a mis à la charge définitive de l'Etat les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 1 500 euros ainsi que le versement d'une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et a rejeté le surplus des conclusions de la demande des consorts C.... Ces derniers relèvent appel de ce jugement, en tant qu'il n'a que partiellement fait droit à leurs prétentions indemnitaires.

Sur l'étendue du litige :

2. Aux termes de l'article L. 1142-24-9 du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de l'article 150 de la loi du 29 décembre 2016 de finances pour 2017 : " Sans préjudice des actions qui peuvent être exercées conformément au droit commun, la réparation intégrale des préjudices imputables au valproate de sodium ou à l'un de ses dérivés est assurée dans les conditions prévues à la présente section ". Aux termes de l'article L. 1142-24-10 du même code : " Toute personne s'estimant victime d'un préjudice en raison d'une ou de plusieurs malformations ou de troubles du développement imputables à la prescription, avant le 31 décembre 2015, de valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés pendant une grossesse, ou le cas échéant, son représentant légal s'il s'agit d'un mineur ou ses ayants droit, peut saisir l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales en vue d'obtenir la reconnaissance de l'imputabilité de ces dommages à cette prescription. (...) ". Selon les dispositions de l'article L. 1142-24-11 du même code, dans leur rédaction issue de l'article 266 de la loi de finances pour 2020 : " Un collège d'experts placé auprès de l'office procède à toute investigation utile à l'instruction de la demande, dans le respect du principe du contradictoire. Il diligente, le cas échéant, une expertise, sans que puisse lui être opposé le secret professionnel ou industriel. (...) ". L'article L. 1142-24-16 du code de la santé publique prévoit que les personnes considérées comme responsables par le collège d'experts ou leurs assureurs adressent à la victime ou à ses ayants droit une offre d'indemnisation visant à la réparation intégrale des préjudices subis. Il précise que " sont applicables à cette offre les deuxième à huitième alinéas de l'article L. 1142-14 ". En vertu du sixième alinéa de cet article, l'acceptation de l'offre de l'assureur vaut transaction au sens de l'article 2044 du code civil. Enfin, aux termes de l'article L. 1142-24-18 du code de la santé publique : " Les indemnisations accordées en application de la présente section ne peuvent se cumuler avec celles accordées, le cas échéant, en application des articles L. 1142-14, L. 1142-15, L. 1142-17, L. 1142-20 et L. 1142-21, ni avec les indemnités de toute nature reçues ou à recevoir d'autres débiteurs du chef des mêmes préjudices ".

3. Par ailleurs, aux termes de l'article L. 423-1 du code des relations entre le public et l'administration : " Ainsi que le prévoit l'article 2044 du code civil et sous réserve qu'elle porte sur un objet licite et contienne des concessions réciproques et équilibrées, il peut être recouru à une transaction pour terminer une contestation née ou prévenir une contestation à naître avec l'administration. La transaction est formalisée par un contrat écrit. ".

4. Enfin, aux termes de l'article 2044 du code civil : " La transaction est un contrat par lequel, par des concessions réciproques, les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître. / Ce contrat doit être rédigé par écrit ". En vertu de l'article 2052 du même code, un tel contrat fait obstacle à l'introduction ou à la poursuite entre les parties d'une action en justice ayant le même objet. L'article 6 du code civil interdit de déroger par convention aux lois qui intéressent l'ordre public. Il résulte de ces dispositions que l'administration peut, ainsi que le rappelle désormais l'article L. 423-1 du code des relations entre le public et l'administration, afin de prévenir ou d'éteindre un litige, légalement conclure avec un particulier un protocole transactionnel, sous réserve de la licéité de l'objet de ce dernier, de l'existence de concessions réciproques et équilibrées entre les parties et du respect de l'ordre public.

5. Il résulte de l'instruction que, le 2 mai et le 7 juillet 2023, Mme E... C..., M. D... C... et M. F... C... ont accepté les offres d'indemnisation amiable qui leur ont été faites par l'ONIAM pour l'Etat en réparation des préjudices qu'ils ont subis du fait de l'exposition de E... et de D... C... au valproate de sodium pendant les grossesses de Mme B... C..., offres qui prennent en compte les sommes au paiement desquelles l'Etat a été condamné par le jugement attaqué du tribunal administratif de Montreuil. Les protocoles d'indemnisation signés par les consorts C... comportent tous un article 5 ainsi libellé : " Renonciation de la victime à maintenir et / ou à introduire tout recours à l'amiable ou en justice, ayant pour objet d'obtenir la réparation des préjudices causés par le fait générateur examiné par le collège des experts. / Les parties reconnaissant avoir eu le temps et les informations nécessaires à la formation de leur consentement. / Conformément aux articles L. 1142-24-26 et L. 1142-24-17 du code de la santé publique, le présent protocole produit tous les effets prévus par les dispositions des articles 2044 et suivants du code civil, notamment ceux prévus aux articles 2052 (...) / Les parties renoncent donc de manière expresse et irrévocable à tout recours, qu'il soit à l'amiable ou par la voie contentieuse, ayant pour objet d'obtenir la réparation des préjudices causés par le fait générateur examiné par le collège d'experts, à l'exception des préjudices nouveaux ou aggravés non couverts par la transaction, conformément aux dispositions de l'article R. 1142-63-33 du code de la santé publique ". La signature, par les intéressés, de ces protocoles d'indemnisation et l'acceptation des offres amiables faites par l'ONIAM pour l'Etat, qui respectent les conditions de licéité et de respect de l'ordre public mentionnées au point 4, comportent des concessions réciproques et équilibrées et visent à la réparation intégrale des préjudices subis, emporte nécessairement renonciation de Mme E... C..., de M. D... C... et de M. F... C... à toute action indemnitaire en réparation des préjudices subis du fait de la faute de l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de police sanitaire, y compris ceux que l'ONIAM a refusé d'indemniser. Les créances que les intéressés entendaient faire valoir contre l'Etat dans la présente instance ayant ainsi été éteintes par les protocoles intervenus, les conclusions indemnitaires relatives aux préjudices dont les intéressés demandent la réparation sont, par suite, devenues sans objet, et il n'y a plus lieu pour la cour d'y statuer.

6. Le litige ne porte donc que sur les seules conclusions indemnitaires de Mme B... C....

Sur le principe de la responsabilité :

En ce qui concerne le régime applicable :

7. En premier lieu, en vertu de l'article L. 601 du code de la santé publique alors en vigueur, une spécialité pharmaceutique ne pouvait être distribuée sans avoir reçu au préalable une autorisation de mise sur le marché, délivrée par le ministre chargé de la santé pour une durée de cinq ans renouvelable, subordonnée à la justification par le fabricant, notamment, qu'il avait fait procéder à la vérification de l'intérêt thérapeutique du produit et de son innocuité dans des conditions normales d'emploi, et susceptible d'être suspendue ou retirée. Selon les dispositions de l'article R. 5128 du même code, dans sa rédaction issue du décret du 11 février 1998 relatif aux établissements pharmaceutiques et modifiant le code de la santé publique, en vigueur lors de la première et de la seconde grossesse de Mme B... C..., la demande d'autorisation de mise sur le marché devait comporter un résumé des caractéristiques techniques du produit. En vertu de l'article R. 5128-2 du même code, dans sa rédaction issue du décret du 11 février 1998 et applicable en l'espèce, ce document devait mentionner en particulier les effets indésirables, les contre-indications et les précautions particulières d'emploi, notamment en cas de grossesse. Selon les dispositions du d) de l'article R. 5129 du code de la santé publique, dans leur rédaction issue du décret du 11 février 1998 et applicable en l'espèce, la demande d'autorisation comprenait également, le cas échéant, le projet de notice. Selon les dispositions de l'article R. 5143-5, dans leur rédaction en vigueur lors de la première et de la seconde grossesse de Mme C... : " La notice doit être établie en conformité avec le résumé des caractéristiques du produit. Elle doit comporter, dans l'ordre, les indications suivantes : (...) / 3. L'énumération des informations nécessaires avant la prise du médicament relatives aux contre-indications, aux précautions d'emploi, aux interactions médicamenteuses et autres interactions susceptibles d'affecter l'action du médicament et aux mises en garde spéciales. / Cette énumération doit : / a) Tenir compte de la situation particulière des catégories suivantes d'utilisateurs : enfants, femmes enceintes ou allaitant, personnes âgées, personnes présentant certaines pathologies spécifiques ; (...) / 5. Une description des effets indésirables pouvant être observés lors de l'usage normal du médicament ou du produit et, le cas échéant, la conduite à tenir, ainsi qu'une invitation expresse pour le patient à communiquer à son médecin ou à son pharmacien tout effet indésirable qui ne serait pas mentionné dans la notice. (...) ". Aux termes de l'article R. 5143-27 du même code, en vigueur du 5 mars 1999 au 8 août 2004 : " Le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché doit se conformer à de bonnes pratiques d'étiquetage et de notice établies par le ministre chargé de la santé sur proposition de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. ".

8. La loi du 4 janvier 1993 relative à la sécurité en matière de transfusion sanguine et de médicament a transféré la compétence en matière d'autorisation de mise sur le marché à la nouvelle Agence du médicament qu'elle a créée et a inséré dans le code de la santé publique un article L. 567-2 disposant que cette agence était notamment chargée : " 1° De participer à l'application des lois et règlements relatifs : a) Aux essais, à la fabrication, à l'importation, à l'exportation, à la mise sur le marché des médicaments à usage humain (...) ; 3° De recueillir et d'évaluer les informations sur les effets inattendus ou toxiques des médicaments et produits mentionnés au a du 1° (...) ; 7° de procéder à toutes expertises et contrôles techniques relatifs à la qualité : a) Des produits et objets mentionnés au présent article (...) ; 10° De recueillir les données, notamment en terme d'évaluation scientifique et technique, nécessaires à la préparation des décisions relatives à la politique du médicament et de participer à l'application des décisions prises en la matière (...) ". L'article L. 793-1 du même code, issu de la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme, entré en vigueur le 9 mars 1999, a substitué à l'Agence du médicament un nouvel établissement public, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, en prévoyant notamment que celle-ci " procède à l'évaluation des bénéfices et des risques liés à l'utilisation [des médicaments] à tout moment opportun et notamment lorsqu'un élément nouveau est susceptible de remettre en cause l'évaluation initiale ". Son article L. 793-2 prévoyait, en outre, que cette agence " procède ou fait procéder à toute expertise et à tout contrôle technique " relatifs, notamment, aux médicaments et qu'elle " recueille et évalue les informations sur les effets inattendus, indésirables ou néfastes " des médicaments.

9. En vertu des dispositions alors en vigueur de l'article R. 5144-4 du code de la santé publique, issues du décret du 13 mars 1995 relatif à la pharmacovigilance et modifiant le code de la santé publique, un système national de pharmacovigilance a été institué, qui comporte notamment, selon l'article R. 5144-2 du même code, le signalement des effets indésirables résultant de l'utilisation de médicaments et le recueil des informations concernant ces effets, ainsi que la réalisation de toutes études et de tous travaux concernant la sécurité de ces médicaments. L'article R. 5144-6 du même code, dans sa rédaction alors applicable, dispose que " l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé assure la mise en œuvre du système national de pharmacovigilance. Elle définit les orientations de la pharmacovigilance, anime et coordonne les actions des différents intervenants et veille au respect des procédures de surveillance organisées par le présent chapitre. / Elle reçoit les déclarations et les rapports qui sont adressés à son directeur général (...) par les entreprises et organismes exploitant des médicaments (...), ainsi que les informations qui lui sont transmises (...) par les centres régionaux de pharmacovigilance. / Le directeur général de l'agence peut demander aux centres régionaux de pharmacovigilance de mener à bien toutes enquêtes et tous travaux de pharmacovigilance. (...) / Les entreprises et organismes exploitant des médicaments (...) doivent, sur demande motivée du directeur général de l'agence, fournir toute information mentionnée au second alinéa de l'article R. 5144-2 ou effectuer toutes enquêtes et tous travaux concernant les risques d'effets indésirables que ces médicaments ou produits sont susceptibles de présenter. Les informations, enquêtes ou travaux ainsi demandés doivent être nécessaires à l'exercice de la pharmacovigilance. ". Aux termes de l'article R. 5144-7 du même code, dans sa rédaction alors applicable : " Après exploitation des informations recueillies, le directeur général de l'Agence (...) prend, le cas échéant, les mesures appropriées pour assurer la sécurité d'emploi des médicaments (...) et pour faire cesser les incidents et accidents qui se sont révélés liés à leur emploi, ou saisit les autorités compétentes. ".

10. Par ailleurs, l'article R. 5144-20 du code de la santé publique, dans sa rédaction alors applicable, prévoit que " L'entreprise ou l'organisme exploitant un médicament ou produit mentionné à l'article R. 5144-1 doit déclarer immédiatement au directeur général de l'Agence (...) tout effet indésirable grave susceptible d'être dû à ce médicament ou produit qui lui a été signalé, (...). / L'entreprise ou l'organisme mentionné ci-dessus transmet au directeur général de l'Agence (...) un rapport présentant la synthèse des informations relatives à l'ensemble des effets indésirables qu'il a déclarés ou qui lui ont été signalés et de toutes les informations utiles à l'évaluation des risques et des bénéfices liés à l'emploi des médicaments ou produits qu'il exploite : / - immédiatement sur demande ; / - semestriellement durant les deux ans suivant l'autorisation de mise sur le marché du médicament ou produit, ou sa modification lorsqu'elle est consécutive à un changement de composants, à de nouvelles indications thérapeutiques ou à de nouveaux modes d'administration ; / - annuellement les trois années suivantes, puis tous les cinq ans. ".

11. Eu égard tant à la nature des pouvoirs conférés par les dispositions précitées aux autorités chargées de la police sanitaire relative aux médicaments qu'aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l'Etat peut être engagée par toute faute commise dans l'exercice de ces attributions, pour autant qu'il en soit résulté un préjudice direct et certain.

12. En second lieu, une présomption d'imputabilité a été instituée par l'article L. 1142-24-12 du code de la santé publique issu de l'article 266 de la loi de finances pour 2020 du 28 décembre 2019, aux termes duquel : " S'il constate un ou plusieurs dommages mentionnés à l'article L. 1142-24-10 qu'il impute à la prescription, avant le 31 décembre 2015, de valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés pendant une grossesse, le collège d'experts émet un avis sur les circonstances, les causes, la nature et l'étendue de ces dommages ainsi que sur la responsabilité de l'une ou de plusieurs des personnes mentionnées au premier alinéa de l'article L. 1142-5 ou de l'Etat, au titre de ses pouvoirs de sécurité sanitaire./ Les malformations congénitales sont présumées imputables à un manque d'information de la mère sur les effets indésirables du valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés lorsqu'il a été prescrit à compter du 1er janvier 1982. Les troubles du développement comportemental et cognitif sont présumés imputables à un manque d'information de la mère sur les effets indésirables du valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés lorsqu'il a été prescrit à compter du 1er janvier 1984. (...) ". Cette présomption ne s'impose toutefois qu'au collège d'experts se prononçant sur l'imputabilité des dommages à l'exposition au valproate de sodium ou de l'un de ses dérivés dans le cadre de la procédure amiable d'indemnisation des victimes et n'a donc pas d'incidence sur l'appréciation faite par le juge, saisi d'une action en responsabilité fondée sur d'éventuels manquements de l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de police sanitaire.

En ce qui concerne l'existence d'une faute de l'Etat :

13. En premier lieu, le résumé des caractéristiques du produit (RCP) de la Dépakine 200 mg résultant de l'autorisation de mise sur le marché du 8 juillet 1998, en vigueur au début de la première grossesse de Mme C..., et dont il n'est pas contesté qu'il était applicable dans les mêmes conditions à la Dépakine Chrono 500 mg alors administrée à l'intéressée, mentionnait, à la rubrique 4.6 " Grossesse et allaitement ", des risques de malformations liés à l'épilepsie et aux antiépileptiques, dans les termes suivants : " Tous antiépileptiques confondus, il a été montré que dans la descendance des femmes épileptiques traitées, le taux global de malformations est de 2 à 3 fois supérieur à celui (3 pour cent environ) de la population générale, bien que l'on constate une augmentation du nombre d'enfants malformés avec la polythérapie, la part respective des traitements et de la maladie n'a pas été réellement établie / Les malformations le plus souvent rencontrées sont des fentes labiales et des malformations cardio-vasculaires". Il indiquait également, s'agissant du " risques lié au valproate ", que " quelques cas de polymalformations et de dysmorphies faciales ont été rapportés. La réalité et la fréquence de ces effets ne sont pas clairement établies à l'heure actuelle. ". Le RCP attaché à l'autorisation de mise sur le marché de la Dépakine 200 mg du 6 janvier 1999 reprenait les mêmes informations et ajoutait que " (...) sur la base d'une étude isolée, le valproate de sodium semble induire préférentiellement des anomalies de fermeture du tube neural : myéloméningocèle, spinabifida etc, malformations dont le diagnostic anténatal est possible. La fréquence de cet effet est de l'ordre de 1 pour cent. ". Il est ensuite relevé que " compte tenu de ces données : - chez une femme épileptique traitée par le valproate de sodium, il ne semble pas légitime de déconseiller une conception. / - si une grossesse est envisagée, c'est l'occasion de peser à nouveau l'indication du traitement antiépileptique.- / pendant la grossesse, un traitement antiépileptique efficace par le valproate de sodium ne doit pas être interrompu ; la monothérapie est souhaitable ; il convient d'administrer la dose journalière minimale efficace et de la répartir en plusieurs prises. Toutefois, une surveillance anténatale spécialisée doit être mise en route pour déceler l'éventuelle survenue d'une anomalie de fermeture du tube neural ". Les mentions relatives aux anomalies de fermeture du tube neural, s'agissant de leur mise en évidence par une " étude isolée " et de la " réalité " des polymalformations et dysmorphies faciales ont été supprimées dans le RCP annexé à l'autorisation de mise sur le marché de la Dépakine 200 mg du 19 juillet 2001, en vigueur pendant la seconde grossesse de Mme C..., qui, pour le reste, reprenait les mêmes informations et concluait toujours que " le risque global de malformations lors de l'administration au premier trimestre n'est pas supérieur à celui des autres antiépileptiques ".

14. Ainsi que le relève l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) au point 3.1.1.2 de son rapport intitulé " Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium " publiée en février 2016, alors qu'à la date des grossesses de Mme C..., les risques tératogènes liés à une exposition in utero aux antiépileptiques de première génération et, en particulier, au valproate de sodium, étaient connus et documentés, la formulation des RCP mentionnée au point 13 demeurait excessivement prudente quant à ces risques, en indiquant non seulement que leur " fréquence ", mais également leur " réalité " n'était pas établie. Le risque d'anomalies de fermeture du tube neural, dont le spina bifida, était mentionné mais au regard d'une " étude isolée ". Si, en 2001, ces mentions erronées ont été supprimées, le RCP ne différenciait toujours pas, s'agissant du risque global de malformation, le valproate de sodium des autres antiépileptiques, et ne tirait pas les conséquences de la réévaluation du risque de spina bifida (de " 1 % " à " 1 à 2 % ") portant actée, selon l'IGAS, par le Comité national de pharmacovigilance en 1998. Dès lors, les informations figurant dans les deux versions successives du RCP de la Dépakine 200 mg à la date de la première grossesse de Mme C..., ainsi que, dans une moindre mesure, dans celle en vigueur lors de la seconde grossesse, ne reflétaient pas l'état des connaissances scientifiques concernant les risques tératogènes associés à la prise de valproate de sodium.

15. En revanche, il résulte de l'instruction que, compte tenu, d'une part, du faible nombre d'études menées sur le sujet avant le début des années 2000, des difficultés liées aux divergences méthodologiques et à l'absence de prise en considération de facteurs confondants (génétique, sociaux, environnementaux ou en lien avec l'épilepsie de la mère), qui seront d'ailleurs exposées dans les études Moore de 2000 et Abad de 2001 et 2004 - qui ont conclu à la nécessité de lancer des études prospectives pour vérifier si les signaux détectés jusqu'alors pouvaient constituer des signaux potentiels impliquant, outre une information adaptée des prescripteurs et des patients, des études complémentaires pour vérifier le caractère avéré ou non des risques -, d'autre part, de la dangerosité de l'épilepsie et du risque avéré accru de décès brutal non accidentel chez les femmes enceintes pour lesquelles les doses de médicaments sont diminuées pour minimiser le risque tératogène, ce qui justifie les alertes déconseillant tout arrêt brutal d'un traitement antiépileptique et, de troisième part, de l'absence, à cette date, de recul sur les éventuels effets indésirables des antiépileptiques de seconde génération récemment mis sur le marché, l'absence de mention, dans les RCP précités, de troubles neurodéveloppementaux n'apparaît pas fautive.

16. En deuxième lieu, la notice du 8 juillet 1998 et celle du 9 janvier 1999 se bornaient, à la rubrique " Grossesse-Allaitement ", à indiquer : " Consulter rapidement votre médecin en cas de grossesse ou de désir de grossesse. / Votre médecin jugera de l'utilité de poursuivre votre traitement ". La notice du 19 juillet 2001, quant à elle, comportait la mention suivante : " En cas de grossesse ou de désir de grossesse, prévenez votre médecin. / En effet, votre traitement devra éventuellement être adapté et une surveillance particulière devra être mise en route ". Ces seules mentions ne permettaient pas à Mme C... de prendre directement connaissance des risques potentiels ou mêmes avérés en l'état des données scientifiques disponibles à la date de ses grossesses, s'agissant des risques tératogènes.

17. Il résulte de ce qui précède qu'en ne veillant pas à ce que H... Chrono 500 mg en vigueur durant les grossesses de Mme C... reflètent l'état des connaissances scientifiques et à ce que la notice soit conforme au RCP et reflète ainsi elle aussi l'état des connaissances scientifiques et informe directement les utilisatrices des risques en cas d'exposition du fœtus à ce médicament, l'Agence exerçant au nom de l'Etat ses missions de pharmacovigilance a manqué à ses obligations de contrôle, et, ce faisant, commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

En ce qui concerne l'existence de causes exonératoires de responsabilité :

18. Estimant que tant la société Sanofi-Aventis France que les médecins assurant le suivi de Mme C... avaient commis des fautes qui avaient concouru à la réalisation du dommage, le tribunal a limité la part de responsabilité de l'Etat à 40 %. D'une part, alors que la responsabilité de l'Etat est engagée sur le fondement de la faute, ni ces médecins ni la société Sanofi-Aventis France ne peuvent être regardés comme collaborant étroitement avec l'Etat dans le cadre de la mise en œuvre d'un service public, la société étant seulement soumise au contrôle d'une autorité agissant au nom de l'Etat. D'autre part, si le manquement de l'Agence a rendu possible la délivrance d'un médicament dans des conditions qui ne permettaient pas aux patientes d'en mesurer les graves effets potentiels en cas de grossesse, les fautes de l'Agence, de la société Sanofi et des médecins ne peuvent être regardées comme portant chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites. Ainsi le tribunal a pu, à bon droit, considérer que des agissements fautifs de tiers pouvaient, le cas échéant, être de nature à atténuer la responsabilité de l'Etat. Les appelants ne sont, dès lors, pas fondés à soutenir que l'Etat devrait être condamné à indemniser l'intégralité de leurs préjudices, à charge pour lui d'engager des actions récursoires contre d'éventuels tiers responsables.

S'agissant de l'existence de fautes commise par la société Sanofi-Aventis France :

19. D'une part, ainsi qu'il a été dit, H... 200 mg, applicables à la Dépakine Chrono 500 mg, en vigueur pendant les deux grossesses de Mme C... ne reflétaient pas l'état des connaissances scientifiques à ces dates s'agissant de seules malformations congénitales. Les mentions relatives à ces risques de malformation n'ont évolué que de façon marginale dans les RCP qui se sont succédés entre la fin des années 1980, où les mentions relatives aux polymalformations et dysmorphies faciales ainsi que les recommandations de monothérapie et de diminution du dosage sont apparues, et le début des années 2000, la société Sanofi-Aventis France n'ayant demandé la suppression du RCP des termes " la réalité " concernant les malformations faciales et des membres, et la mention " sur la base d'une étude isolée ", concernant les anomalies de fermeture du tube neural, dont le spina bifida, ainsi que la réévaluation de la fréquence du risque d'anomalies de fermeture du tube neural (de 1 à 2 %) qu'à la fin de l'année 1997. Il y a lieu cependant de relever que l'Etat n'a pas fait droit à cette demande de modification, qui ne sera finalement réalisée, ainsi qu'il a été dit aux points 13 et 14, qu'au début de l'année 2000, accentuant ainsi encore le retard avec lequel le RCP a été mis en cohérence avec l'état des connaissances scientifiques. Il résulte par ailleurs de l'instruction que le laboratoire Labaz, alors titulaire de l'autorisation de mise sur le marché, a demandé, le 9 août 1988, une modification de la notice de la Dépakine Chrono 500 mg pour y mentionner " un risque légèrement accru de malformation fœtale " en lien avec " l'épilepsie et son traitement ", et que cette demande a été rejetée par l'AFSSAPS, en cohérence avec ses préconisations de l'époque selon lesquelles les effets secondaires en cas de grossesse et allaitement n'étaient mentionnés dans la notice qu'en cas de contre-indication et qu'à défaut, il convenait d'utiliser des formules-types préconisant la consultation d'un médecin. Une telle modification, si elle avait été acceptée, n'aurait toutefois pas été conforme aux données figurant dans le RCP et n'aurait, à plus forte raison, pas reflété l'état des connaissances scientifiques concernant les risques tératogènes associés à la prise de valproate de sodium à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

20. D'autre part, il résulte de l'instruction que dès les années 1980, plusieurs études ont mentionné des troubles neurodéveloppementaux après exposition du fœtus au valproate de sodium, en particulier celles de Diliberti en 1984 et celle de Ardinger et Atkin en 1988. Si, ainsi qu'il a été dit au point 15, le faible nombre de ces études et des considérations d'ordre méthodologique ne permettaient pas d'en déduire avec une probabilité suffisante l'existence d'une relation entre exposition in utero au valproate de sodium et troubles neurodéveloppementaux, il justifiait toutefois, eu égard à la nature du risque éventuel et au public concerné - les femmes enceintes - pour lequel aucune étude de toxicité ne peut être réalisée avant la mise sur le marché, que le titulaire de l'autorisation, d'abord la société Labaz puis, à compter du 27 septembre 1994, la société Sanofi-Aventis France, à qui la responsabilité de s'assurer de l'innocuité du médicament qu'il commercialise incombe au tout premier chef et dont le rôle en matière de pharmacovigilance est central, procède ou fasse procéder à des études pour confirmer ou infirmer l'existence d'un risque potentiel puis, le cas échéant, avéré. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport précité de l'IGAS, ainsi que le relève également le jugement du 9 septembre 2024 du tribunal judiciaire de Paris, que cela n'a pas été le cas avant 2001, ce qui a contribué, pendant une décennie, à un retard dans l'évolution des connaissances scientifiques d'autant plus préjudiciable qu'il porte sur des troubles du développement et du comportement qui peuvent se révéler particulièrement handicapants, qui ne sont pas détectables lors de la grossesse, et dont la connaissance aurait été, plus encore que celle des risques tératogènes, à même d'amener les femmes épileptiques souhaitant avoir un enfant à arrêter leur traitement ou à rechercher une alternative thérapeutique lorsque cela était possible.

21. La carence de la société Sanofi-Aventis France constitue ainsi, comme l'ont jugé les premiers juges, une faute de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité. Au vu des éléments qui précèdent, il y a toutefois lieu de porter la part de responsabilité du laboratoire, pour la période en cause, à 50 %.

S'agissant de l'existence de fautes commises par les médecins de Mme C... :

22. Aux termes de l'article L. 1111-2 du code de la santé publique : " Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. (...) ". Aux termes de l'article R. 4127-35 de ce même code : " Le médecin doit à la personne qu'il examine, qu'il soigne ou qu'il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu'il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. / (...) ".

23. Le régime spécifique de preuve prévu par l'article L. 1111-2 du code de la santé publique, qui prévoit qu'en cas de litige, il appartient au professionnel de santé d'apporter la preuve que l'information prévue par cet article a été délivrée à l'intéressé, ne trouve pas à s'appliquer dans des litiges autres que ceux où un patient reproche à un médecin ou à un établissement un défaut d'information médicale. Il suit de là que, dans le cadre du présent litige, auquel les médecins qui ont pris en charge Mme C... ne sont pas partie, leur faute éventuelle ne saurait être retenue que si elle résulte de l'instruction, en particulier du ou des expertises judiciaires, de l'avis du collège d'experts auprès de l'ONIAM si un tel avis a été rendu ou des pièces médicales versées au dossier de l'instance.

24. En l'espèce, il ne résulte pas de l'instruction que Mme C... n'aurait pas été informée par les différents médecins qui l'ont suivie, notamment les neurologues et les gynécologues, des risques de malformation en cas de grossesse. Par ailleurs et en tout état de cause, il ne saurait leur être reproché de ne pas avoir donné à Mme C... des informations qui ne figuraient pas dans les RCP alors en vigueur s'agissant en particulier des risques de troubles neurodéveloppementaux. Il en résulte que dans le cadre de la présente instance, et contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, aucune faute ne peut être retenue à leur encontre.

25. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que la part de responsabilité de l'Etat doit être fixée à 50 %.

Sur le lien entre la faute et le dommage :

26. D'une part, au regard des critères de suspicion d'une embryofoetopathie au valproate de sodium dégagés par le Protocole national de diagnostic et de soins de mai 2017 auquel se réfère l'expertise judiciaire du 27 décembre 2018 ordonnée par le tribunal administratif de Montreuil, doivent être regardés comme imputables à l'exposition in utero au valproate de sodium, les anomalies morphologiques faciales, squelettiques et des extrémités, les malformations, les anomalies associées touchant d'autres organes comme les anomalies cutanées, les infections oto-rhino-laryngologiques (ORL) ou le strabisme, ainsi que les troubles du neurodéveloppement, dès lors qu'ils ne sont imputables à aucune autre cause et que le traitement au valproate de sodium s'est poursuivi au cours de la grossesse.

27. En l'espèce, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que E... C... souffre de malformations physiques, consistant en une dysmorphie faciale et un pectum excavatum, de troubles ORL et visuels, et de troubles neurodéveloppementaux, à savoir des troubles d'acquisition de la coordination, une dysgraphie majeure quantitative et qualitative, des troubles praxiques, une absence d'acquisition des repères spatio-temporels et des troubles du sommeil. D... C... souffre de malformations physiques, consistant en une dysmorphie faciale, un hypospadias balano-préputial et un pectum excavatum, de troubles ORL et visuels, d'une ectopie testiculaire, et de troubles neurodéveloppementaux, à savoir un retard des acquisitions psychomotrices, un trouble du langage oral, un trouble déficitaire de l'attention, des troubles de la coordination motrice, des difficultés d'organisation dans l'espace, une dysgraphie et une hypothonie, ainsi que des difficultés relationnelles, des troubles du développement et du comportement et une absence de prise en compte du danger.

28. Il résulte également de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que les malformations, particularités morphologiques et troubles neurodéveloppementaux dont sont atteints E... et D... C... ne peuvent être imputés à une autre cause qu'à l'exposition in utero à la Dépakine Chrono.

29. D'autre part, la faute commise par l'Agence exerçant au nom de l'Etat ses missions de pharmacovigilance n'a entraîné, pour la victime et les victimes indirectes, qu'une perte de chance de se soustraire aux risques qui se sont réalisés. Si Mme C... soutient qu'informée des risques de troubles neurodéveloppementaux associés à l'exposition du fœtus au valproate de sodium, elle aurait renoncé à avoir des enfants, ainsi qu'il a été dit au point 15, l'absence de mention de ces risques, dans les RCP en vigueur lors de ses grossesses, n'apparaît pas fautive. Il ne résulte pas de l'instruction que si elle avait été informée de l'ensemble des risques de malformations, dont les plus graves sont détectables lors de la grossesse, avec notamment un risque d'anomalies de fermeture du tube neural correctement évalué à " 1 à 2 % " conformément à l'état des connaissances scientifiques aux dates de ses grossesses, elle aurait renoncé à celles-ci. Par ailleurs, il ne résulte pas non plus de l'instruction que Mme C... aurait pu bénéficier, lors de ses grossesses, d'une alternative à la Dépakine, qu'il s'agisse d'antiépileptiques de première génération comme la carbamazépine ou d'antiépileptiques de seconde génération comme le lévétiracétam ou la lamotrigine, qui, selon l'état des données scientifique à la date du présent arrêt, pour les premiers, présentent des risques tératogènes deux à trois fois supérieur à ceux de la population générale et des risques de troubles neurodéveloppementaux non caractérisés à ce jour et, pour les seconds, ne présentent pas une augmentation des risques tératogènes et des troubles neurodéveloppementaux par rapport à la population générale. Certes, dans son jugement du 9 septembre 2024, le tribunal judiciaire de Paris a retenu, après avoir relevé que Mme C... prend du Keppra (lévétiracétam) depuis 2010 à la place de la Dépakine, que l'intéressée avait perdu une chance de bénéficier d'une alternative thérapeutique. Toutefois, il ne résulte pas de l'instruction que le lévétiracétam, sous forme de Keppra ou autre, avait déjà été mis sur le marché aux dates des grossesses de Mme C.... S'agissant par ailleurs, de la lamotrigine, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise diligenté par le tribunal judiciaire de Paris, qu'à la date des grossesses de Mme C..., compte tenu du caractère très récent de la mise sur le marché des médicaments comprenant cette formule active, il n'était pas possible d'établir l'innocuité du traitement. Dans ses observations, l'ANSM soutient sans être contestée que dans une mise au point de 2002, le docteur A..., neurologue, qui a participé dans les années 2010 à plusieurs études randomisées sur les effets de neuroleptiques de première et seconde génération, indiquait, que " - les risques des nouveaux antiépileptiques sont très difficiles à évaluer / - si la plupart d'entre eux n'expriment pas de tératogénicité expérimentale, les données humaines sont loin d'être suffisantes actuellement / - il est déconseillée de conduire une grossesse avec les nouveaux médicaments. ".

30. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et, par ailleurs, de l'état de santé de Mme C..., de son évolution prévisible en l'absence de traitement pendant ses grossesses et des risques en résultant pour le fœtus et pour elle-même, la chance perdue par E... et D... C..., du fait du manquement de l'Etat, d'éviter les conséquences d'une exposition au valproate de sodium doit être évaluée, dans les circonstances de l'espèce, à 30 %.

Sur l'évaluation des préjudices de Mme B... C... :

En ce qui concerne le préjudice lié à la perte de revenus professionnels et l'incidence professionnelle :

31. Il ne résulte pas de l'instruction que les pertes de revenus et l'incidence professionnelle dont Mme C... demande la réparation soient en lien avec les malformations physiques de E... et D... C.... Par suite, c'est à juste titre que la demande de réparation de ces préjudices a été rejetée par les premiers juges.

En ce qui concerne le préjudice d'anxiété :

32. En faisant valoir le risque de développement de nouvelles pathologies chez ses enfants, l'angoisse d'une prise en charge adéquate et pérenne, les interrogations sur leur descendance ainsi que la répercussion sur son activité professionnelle, Mme C... ne demande pas l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété entendu comme un préjudice direct et certain lié à la crainte de développer une pathologie grave, qui ne peut être que personnel, mais d'un préjudice qui a été indemnisé au titre du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence. Par suite, c'est également à juste titre que le tribunal a rejeté la demande de réparation à ce titre de Mme C....

33. Il résulte de ce qui précède que les conclusions indemnitaires présentées par Mme C... doivent être rejetées.

Sur les frais liés à l'instance :

34. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que les consorts C... demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

D É C I D E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions indemnitaires concernant Mme E... C..., M. D... C... et M. F... C....

Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... C..., à M. F... C..., à Mme E... C..., à M. D... C..., à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles et à la mutuelle générale de l'éducation nationale.

Copie en sera adressée à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.

Délibéré après l'audience du 9 décembre 2024, à laquelle siégeaient :

- Mme Menasseyre, présidente de chambre,

- Mme Vrignon-Villalba, présidente assesseure,

- Mme Larsonnier, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 janvier 2025.

La rapporteure,

C. Vrignon-VillalbaLa présidente,

A. Menasseyre

La greffière,

N. Couty

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 21PA02510


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 8ème chambre
Numéro d'arrêt : 21PA02510
Date de la décision : 14/01/2025
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme MENASSEYRE
Rapporteur ?: Mme Cécile VRIGNON-VILLALBA
Rapporteur public ?: Mme BERNARD
Avocat(s) : SCHMELCK

Origine de la décision
Date de l'import : 19/01/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-01-14;21pa02510 ?
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